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VENEZUELA - La lutte des travailleurs du café et le rôle d’une télévision populaire

Thierry Deronne

mercredi 11 novembre 2009, mis en ligne par Thierry Deronne

Le fait que la plupart des journalistes ne veulent pas s’opposer à l’idéologie des actionnaires des médias qui les emploient un peu partout dans le monde, nous oblige à passer un temps considérable à faire leur travail à leur place, à ré-informer les lecteurs désinformés.

Ce qui laisse peu de temps pour parler de l’expérience tâtonnante de Vive TV comme nouveau mode de production télévisuel. Nous fêtons cette semaine six ans de travail quotidien au contact des plus diverses organisations sociales, des contradictions de ce processus. Nous aurions pu facilement nous bureaucratiser, nous refroidir lentement, avec nos sept cents employés. Mais hier par exemple nous étions à notre caméra en train d’écouter la vie d’une ouvrière qui a donné 42 ans de sa vie à un patron torréfacteur, Fama de América, un de ces « pulpos » comme on dit ici, intermédiaires obligés d’une économie encore largement capitaliste qui signifie la misère pour les petits producteurs de café et les prix forts pour les consommateurs.

On croit s’éloigner du centre de Caracas : on arrive au véritable centre de la ville. Ces usines serrées les unes contre les autres, ces trottoirs trop minces c’est le zoning de « La Yaguara ». Un lieu sans histoire. Les murs parfois, par un carré de verre, laissent entrevoir quelqu’un parlant de profil, puis qui disparait, un employé. Les ouvriers on ne les voit pas, il n’y a que la rumeur des machines.

Des murs de Fama de América suintent des vapeurs de café torréfié. Des années qu’ils luttent. D’abord pour leurs droits, contre un syndicat patronal, ils ont ainsi réussi à créer un nouveau syndicat. Mais depuis deux mois, la volonté ferme de la très large majorité des travailleurs tient en un mot : la nationalisation. Aujourd’hui il s’agit du contrôle de l’État sur l’entreprise. L’entreprise est sous observation car l’État a voulu intervenir contre l’accaparement. Les inspecteurs de l’État, au début, ne veulent pas de nous. (Nous : un compagnon du MST, quelques professeurs bolivariens ou marxistes, un journaliste de Tribuna idéologica, l’équipe de Vive, la télé « du pouvoir populaire »). Vive TV accompagne les travailleurs de Fama de América dans leur combat pour une véritable participation des travailleurs (voir le court-métrage diffusé en permanence sur la chaîne, où nous passons régulièrement des reportages sur la lutte). C’est le leader syndical et un groupe de travailleurs qui nous font entrer, « c’est nous qui décidons même s’ils ne veulent pas ».

Dans le réfectoire. « Tous nous appuyons la nationalisation ». Des femmes usées, qui veulent parler, lancent des bouts de phrases. « ... que l’État se magne... penser vite, comment on s’organise.... il ne suffit pas de... ». La lutte des salariés de Fama de América n’est pas une simple lutte de travailleurs. Elle traduit, comme ces phrases, cette conscience de classe naissante.

Pour sortir les kilos de café à l’usine de Fama de América de Caracas environ 25 ouvriers travaillent en rotation. Il y a trois départements : production, maintenance, équipe technique. L’entreprise dispose d’une autre usine à Valencia. Ajouté aux structures administratives, cela donne un total de 500 travailleurs. Dans la lutte pour la nationalisation, ils se sont unis. Gustavo Martinez : « les travailleurs et travailleuses de cette entreprise sont capables d’assumer la production et le fonctionnement de l’entreprise. Dans ce combat, nous, que l’on soit ouvrier, manœuvre ou cadre, nous n’avons pas besoin de chef ». Il rejette les arguments des opposants à la nationalisation : « Les patrons disent tout le temps, ils rient même de nous, que toute entreprise nationalisée par Chávez court à la ruine, à la corruption mais pour nous diriger ici, il y a trois niveaux : un chef, un super-intendant et un superviseur. Et ils osent dire que c’est dans le public qu’il y a de la bureaucratie ».

« L’autre jour, les patrons nous ont envoyé de faux employés. Ils les ont filmés avec des chemises où était écrit « Fama de America ». Globovision est venue, les a filmés, nous on ne les connaissait même pas. Ces faux travailleurs, ici on ne les a jamais vus, on est tous descendus et ils sont partis en courant. Les médias privés disent qu’il ne se passe rien, qu’il n’y a pas de reprise en main par l’État. »

L’un de nous, le professeur Battaglini, après avoir écouté, prend la parole. « Ce n’est pas à nous, commence-t-il, ceux du dehors, de définir l’objectif de votre lutte ». À côté de lui, Manuel Vadell, depuis l’origine éditeur de livres bolivarien, ami de la première heure de celui qui est aujourd’hui président. « Ce n’est pas à nous d’écrire votre histoire. Mais permettez-moi de vous dire... ». Il est coupé par un ordre venu du bas : les inspecteurs de l’occupation temporaire demandent aux ouvriers de ne pas trop discuter, il faut maintenir la production, ne pas donner d’arguments aux patrons. La moitié des cinquante descend avec discipline, l’autre reste pour écouter Battaglini, l’historien qui a vu deux erreurs principales chez Bolivar. « Comme vous le savez, la fonction de votre syndicat, c’est pratiquement de négocier, c’est-à-dire de veiller à ce que votre force de travail soit vendue dans de bonnes conditions, voilà, mais votre lutte, elle, dépend de beaucoup plus qu’un syndicat. Par exemple avez-vous prévu, dans chaque département, des comités de lutte ? Et quel est votre plan ? Et les techniciens et les manuels, combien êtes-vous d’ailleurs, avez-vous fixé un objectif département par département, un plan et un objectif clair portés par les comités ? Si vous ne sortez pas cette lutte de ces murs, si vous ne vous alliez pas avec d’autres travailleurs d’ici, du pays, vous serez jetés hors d’ici. Aucune réalité n’est immobile, elle ne cesse de bouger dans un sens ou dans l’autre, c’est à vous de prendre les devants, sinon le mouvement vous échappera, et l’usine avec. Vous vous êtes déjà déclarés comme leurs ennemis : vous leur avez disputé le pouvoir, vous leur avez disputé les ressources. Vous êtes obligés maintenant de gagner. Et si vous perdez d’autres perdront. (Une pause.) Vous êtes prêts, vous avez le savoir-faire, il ne vous manque que le plan de la lutte, l’objectif. »

Manuel Vadell, l’éditeur, prend la parole. « Les patrons, eux, ils se réunissent en ce moment pour décider de votre sort. Oui, en ce moment même, eux se réunissent, disent depuis une semaine dans leurs télévisions que vous mentez, et quand prendra fin cette occupation temporaire, ils vous mettront dehors. Le groupe que nous formons, qui s’appelle El Areopago est prêt a aider, nous avons des contacts avec les travailleurs dans le reste du pays, parfois avec les ministres, le cas échéant. Nous avons aussi ce journal qui est le vôtre. Et parmi nous, et c’est un honneur, nous saluons la présence d’un compagnon du Mouvement des Sans Terres brésilien »

Alexander Conceicao déploie le drapeau vert, qui, plus qu’un drapeau, est pour les militants du MST un objet précieux, un motif de fierté. Celui-ci l’a accompagné pendant vingt jours de marches au Honduras, il y a dessus la sueur de deux peuples. Alexandre dit aux ouvriers que la solidarité du MST, le besoin de socialisme, la lutte contre l’impérialisme, c’est cet internationalisme que nous a appris Che Guevara, c’est la seule voie pour gagner. Sur la table il dépose les livres que Manuel Vadell a imprimés en espagnol : Méthode de travail populaire. Vingt-cinq années, ou plutôt quelques siècles de luttes, en quelques pages. Alexandre le dépose sur la table avec de la force dans le geste, pour dire aux ouvriers : lisez-le, armez-vous.

Un membre de Vive TV offre son appui non, en tant que journaliste mais en tant qu’un des sept cents travailleurs de la chaine, travailleurs de la communication, « nous pouvons faire l’image en direct de vos réunions avec d’autres ouvriers. Vive TV il y a quelques années a accompagné dans leurs luttes pour la nationalisation d’autres ouvriers du papier ou des valves pétrolières, après que des patrons eurent conduits volontairement leur usine à la faillite et voulurent revendre leur lieu de travail morceau par morceau. »

Il ne reste que 15 jours aux travailleurs de Fama de America. Après le gouvernement choisira, nationalisation, retour au privé ou.... « Nous savons que si nous perdons la lutte, revenir aux mains du patron cela signifie le retour au non respect des lois du travail, au non droit social, a la soumission. Cela ne peut pas arriver. »

Un des travailleurs « à vous écouter parler de nous unir aux autres je me rends compte de toutes les actions que j’avais proposées, que nous aurions dû mener et que nous n’avons pas encore faites. »

« Il y a quinze ans, avant Chávez, la garde nationale les aurait déjà tous arrêtés, elle aurait vidé l’usine en deux jours » commente Battaglini, au retour. Le véhicule de Vive TV remonte le trafic vers Caracas, il fait froid. Manuel Vadell : « avec les techniciens, avec tout ce qu’ils savent, ce serait facile. » « Mais il faut s’attaquer aux relations sociales de production. » ajoute Buenaño. On cite les entreprises socialistes qui ont fini par reproduire l’ancien modèle, les gérants, les subalternes, le profit « socialiste ». On parle de la difficulté de sortir d’une culture dominante, d’une université des travailleurs. De formation politique.

Le 9 octobre 2009, le gouvernement bolivarien a finalement décidé de faire de Café Madrid une entreprise mixte, et de nationaliser Fama de América avant la fin de l’année. Cette première victoire ouvre la voie à l’organisation de véritables conseils de travailleurs au sein de l’entreprise. « Dans le cas de Café Madrid le rachat de la compagnie permettra de créer une entreprise mixte, mais les accords ne sont pas finalisés, explique le ministre pour l’alimentation Félix Osorio. La majorité des actions appartiendront à l’État afin d’éviter les situations irrégulières et nous sommes disposés à prendre toutes les mesures nécessaires. Il ne s’agit pas de manque de matière première, en aucun cas. »

Osorio a rappelé que la volonté de briser le monopole qui écrase les consommateurs comme les producteurs, s’applique aussi dans le cas des raffineries sucrières « Venezuela » et « Cazta », respectivement situées dans le Zulia et dans le Táchira. Cazta est déjà entrée en action. Le sucre est distribué à la population dans les États de Táchira, Apure, Barinas et Trujillo, tandis que la raffinerie Venezuela va démarrer ses opérations dès cette semaine.


Avec Grégoire Souchay (http://escapades-bolivariennes.blogspot.com).

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