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Loi « création et internet »
FRANCE - « Hadopi : la création sacrifiée », Lettre ouverte à Mesdames et Messieurs les députés
Philippe Couderc & Éric Petrotto
mardi 5 mai 2009, mis en ligne par
Trop peu écoutés dans le débat souvent caricatural qui a opposé les pro et les anti loi Hadopi, et ne se reconnaissant dans aucun des deux camps, des labels indépendants (dont ceux qui produisent les disques de Yann Tiersen, High Tone et tant d’autres, vrais acteurs de la précieuse diversité à la française) résument leur point de vue sur la situation du disque en France. Une prise de position stimulante et virulente au moment où la loi revient à l’Assemblée nationale.
Alors que la loi « Création et Internet » revient au Parlement, nous, producteurs indépendants de musique, voulons vous interpeller en apportant un éclairage radicalement différent de celui généralement promu par les grandes compagnies du disque.
Les producteurs indépendants de musique (communément aussi appelé labels indépendants) sont aujourd’hui plus de 600 en France et cumulent plus de 3 000 productions par an. Ils sont très souvent de toutes petites structures (SARL, scoop, association) comportant de 0 à 5 salariés en moyenne. Pour paraphraser le Syndicat de l’artisanat, ils sont aujourd’hui la plus grande maison de disques de France, produisant 90% de création originale, soit généralement les première, seconde ou troisième œuvres d’artistes de tous horizons et de toutes esthétiques musicales. Très souvent hors des sentiers battus, ils représentent la véritable diversité culturelle que ce pays se flatte à raison de défendre. Sans eux, les Dominique A, Yann Tiersen, Ogres de Barback, High Tone... n’auraient jamais débuté (la liste pouvant être longue). Aujourd’hui, cette liberté de créer est menacée, car la majorité de ces structures indépendantes est au bord de l’asphyxie.
Les labels indépendants sont partagés quant à cette loi. Pourquoi ? Parce qu’au fond, si elle rappelle le droit inaliénable des ayant droits à être rémunérés, elle en oublie la réalité vécue par des milliers d’artistes et de producteurs, en même temps qu’elle pose de vraies questions sur les libertés individuelles.
Pour les acteurs indépendants, les conditions de travail n’ont jamais été faciles et idéales, crise ou non. Mais la dévalorisation constante de la musique orchestrée par les majors a rendu ces conditions difficilement tenables aujourd’hui. Dès 2006, la mort annoncée (pour 2010) du CD, par une presse n’écoutant que les poids lourds de l’industrie musicale, a précipité cette chute du marché et conforté un large public dans la totale dévalorisation du support. Non seulement il n’en est rien, mais encore aujourd’hui, le physique représente près de 90% des ressources des producteurs indépendants. Mais dans un pays qui a laissé détruire son réseau traditionnel de disquaires au profit de chaînes omnipotentes, ces ressources traditionnelles chutent désormais, sans que le numérique vienne à les compenser. Et il y a, malheureusement, fort à parier qu’il n’en sera jamais ainsi.
La politique de fuite en avant des majors a très largement contribué à la dévalorisation de la musique.
Par un discours inique contre le public, désigné comme voleur potentiel avant d’être amateur de musique, les majors ont radicalisé le phénomène, en développant en même temps une politique de prix cassé qui cherche à condamner le physique (moins rentable pour eux que le numérique). Après avoir bradé leur catalogue dans des offres parfois aberrantes (accès à l’ensemble d’un catalogue à volonté pour le détenteur de telle carte bancaire par exemple), les majors adoubent des sites de streaming tel Deezer.
Deezer est non seulement une escroquerie, mais surtout le dernier degré de la dévalorisation de la musique.
– Deezer a fondé son succès sur la gratuité totale d’écoute de musique piratée. Il est paradoxal que les majors du disque aient depuis tant d’années vilipendé les internautes pour adouber une société commerciale qui aujourd’hui encore propose du contenu piraté.
– Deezer n’est pas une radio. En effet, avec Deezer, vous choisissez d’écouter ce que vous voulez, quand vous voulez, autant de fois que vous voulez, là où vous le souhaitez. C’est une discothèque à distance écoutable depuis n’importe quel ordinateur ou téléphone mobile (type i-Phone). Contrairement à une radio qui diffuse un programme choisie par ses soins.
– La rémunération de Deezer aux producteurs est ridicule et inadmissible : 24 185 écoutes = 22,85 euros.
– Mais surtout Deezer avalise auprès du public l’idée que la valeur de la musique est égale à 0. Et c’est peut-être cela le plus grave, car rien ne le justifie.
– Si l’internaute grâce à Deezer peut se construire gratuitement sa propre discothèque consultable à volonté, pourquoi dès lors achèterait-il de la musique sur les sites de téléchargement légaux ?
– Enfin, on propage l’idée que Deezer favorise la découverte par l’internaute de nouveaux artistes. Il n’en est rien dans la grande majorité des cas. Aujourd’hui, les producteurs indépendants vendent toujours moins de disques et ne constatent pas une augmentation du public venant voir leurs artistes en concerts. Il y a bien d’autres moyens de découvrir de la musique via par exemple les réseaux sociaux type Myspace.
Avec Deezer, les majors du disque abattent la valeur de la musique au profit d’une rentabilité à court terme (combien Deezer a-t-il acheté sa « légalisation » par Universal ? Quel est la rémunération de Universal et quelle en est la répartition Universal / artiste Universal ? Les majors du disque construisent leur rentabilité de groupe puissant sur le dos des producteurs indépendants que nous sommes et dont ils font peu de cas.
A cela, nous devons remarquer qu’à aucun moment il n’est fait état de la responsabilité lourde que portent les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans la situation actuelle. Les FAI ont construit leurs réseaux, communiqué dans leurs campagnes publicitaires et acquis leur clientèle grâce à un contenu musical qui ne leur appartenait pas. Car à quoi bon souscrire du haut débit pour recevoir de simples courriels ? De télévision on ne parlait pas il y a encore quelques mois de cela, c’est donc bel et bien essentiellement la musique qui, avec le cinéma, a été le terreau du développement de l’internet commercial. Ces fournisseurs d’accès n’ont, à ce jour, jamais reversé le moindre centime à la musique. Au contraire, ce sont les chaînes de télévision publiques qui sont désormais en partie financées par une taxe versée par les FAI, par la grâce d’une décision politique.
Le débat doit aujourd’hui changer de nature et poser les vraies questions.
– assigner en justice de façon systématique (et collective) les sites faisant commerce de nos contenus en toute illégalité,
– créer une redevance prélevée sur le chiffre d’affaires des FAI destinée à la création,
– éliminer définitivement les problèmes d’interopérabilité matérielle et donner la libre utilisation des fichiers acquis légalement, dans la limite de son cercle d’amis,
– interpeller la Sacem sur la nécessité d’adapter son système de perception et de répartition aux nouveaux modèles technologiques,
– favoriser l’émergence de modèles économiques alternatifs aux grands conglomérats (qu’ils se définissent comme des majors ou des indépendants),
– réintroduire et développer le réseau de diffusion du disque physique, loin d’être mort, avec les disquaires ainsi que d’autres commerces de proximité tels les libraires, salles de concerts…
– lutter contre l’atrophie actuelle de l’offre physique dans les chaînes de magasins ; le disque est un objet culturel, pas un baril de lessive,
– intégrer plus largement les producteurs et labels indépendants dans toutes les discussions, réflexions et prise de décisions concernant la filière musique.
Il n’existe pas une solution miracle mais un ensemble d’actions concrètes à mettre en place qui puisse tout à la fois permettre tant aux internautes, qu’aux artistes et producteurs de redonner sa véritable place à la musique et sa pleine dimension artistique. Il est grand temps de s’y mettre, en laissant de côté ces combats stériles qui, on le voit bien, ne mènent décidément à rien. Car au rythme où vont les choses, il n’y aura dans quelques années que les majors du disque pour produire la musique et quelques sites adoubés par elles pour la distribuer. Il en sera alors fini des artisans de la musique que nous sommes, défricheurs depuis toujours d’une véritable diversité dans la création. Est-ce là le but recherché ?
De part l’urgence de leur situation, les producteurs indépendants que nous représentons par nos signatures, s’organisent enfin pour faire reconnaître et entendre leurs problématiques et leur importance primordiale dans la création. Nous sommes aujourd’hui prêts à prêter notre expertise et contribuer à construire enfin une vraie politique en faveur de la création, de la rémunération juste et équitable des artistes et producteurs, et d’un dialogue renforcé et constructif avec les internautes dont la grande majorité est toujours prêt à payer pour écouter de la musique.
Les premiers labels signataires : 6AM / AILISSAM / ALBA CARMA / AMOR FATI / AZA ID / BANZAI LAB / BEE RDS / CLAPPING MUSIC / LA CHAUDIERE PRODUCTION / COLLECTIF CA-I / COMPOSIT MUSIC / CRASH DISQUES / CRISTAL MUSIQUE / CRYPTOHYTE / DAQUI / DIAMOND TRAXX / DA SKUD REKORDZ / FACTO RDS / ICI D’AILLEURS / IOT / IRFAN [LE LABEL] / JARRING EFFECTS / HORSNORMES ! / KIUI PROD / MARABI / MARV / MEDIATONE / MILLE MILLIARDS / NEURONEXXION / ODETTE PRODUCTIONS / PATCHWORK / PLATINUM RDS / PRIKOSNOVENIE / SO YOUZ / SYNCOPE / TALITRES / TER A TERRE / TROISQUATRE8 / VAÏ LA BOT / VICIOUS CIRCLE / VOLVOX MUSIC / ZONE FRANCHE ainsi que les fédérations CD1D et FEPPIA.
Philippe Couderc est président de la Feppia (Fédération des producteurs et éditeurs indépendants d’Aquitaine, 22 labels adhérents). Éric Petrotto est président de CD1D, fédération nationale de labels indépendants (100 labels adhérents – www.cd1d.com).
Lettre ouverte diffusée par le Réseau 19.