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COLOMBIE - Indignation et mauvaise gouvernance

Pedro Santana Rodríguez

lundi 28 septembre 2020, mis en ligne par Françoise Couëdel

Bogotá, 10 septembre 2020.

En Colombie, le 9 septembre a été consacré jour des droits humains en hommage à San Pedro Claver, un prêtre jésuite qui a consacré sa vie à la défense des noirs africains enlevés à leur terre et transportés et vendus comme esclaves à Cartagena de Indias. Précisément ce jour-là et comme un exemple de plus de la situation extrêmement grave dans laquelle se trouvent les droits humains dans le pays, deux agents de la Police nationale ont assassiné, de dix décharges électrique de Taser, l’avocat Javier Ordoñez, dans le quartier de Engativa, de la ville de Bogotá. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’indignation contre une institution dénoncée à maintes reprises pour l’usage démesuré et indiscriminé de la force sans que les investigations sur ses crimes aient abouti et que leurs auteurs aient été punis, après qu’ait été prouvé qu’ils avaient fait un usage abusif de la force et de leurs attributions légales et constitutionnelles.

La première chose qu’il faut préciser est que ce n’est pas un fait isolé. Il ne s’agit pas de faits isolés, comme le clament haut et fort les éminents porte paroles du régime. L’ONG Temblores dans son rapport intitulé « Bolillo, Dieu et la Patrie [1] », comme le rappelle Victor Correa de Lugo, indique que dans la période de 2017 à 2019 il y a eu 639 cas d’homicides, 40 481 cas de violences physiques et 241 cas de violences sexuelles dans lesquels, selon les rapports de la Médecine légale, est probablement impliqué un membre de la Force publique. Pour le seul premier trimestre de cette année ont été lancées huit procédures par jour pour violences policières. Au cours du premier semestre, la police a enregistré 3 674 plaintes, dont 1 474 pour abus d’autorité présumée. Qu’en est-il des cas qui n’ont pas été dénoncés ? Pour ce nombre de cas seuls 10 policiers ont été destitués.

L’indignation populaire suscitée par l’assassinat de Javier Ordoñez ne s’est pas fait attendre. Les premières manifestations devant le siège du Commando d’action immédiate, CAI, du quartier de Santa Cecilia où se sont produits les faits, ont été permanentes au cours de la journée du 9 septembre, pour protester contre la violence démesurée et le non-respect des droits humains de la part des policiers responsables directs de l’assassinat. Puis, en fin de soirée, les manifestations d’indignation ont eu lieu dans pratiquement toute la ville. Les gens sont venus manifester contre la police devant les CAI de pratiquement toutes les localités. Au fil des heures les manifestations sont devenues violentes. Cela s’est soldé par 7 personnes assassinées, 5 dans la ville de Bogotá et 2 dans la ville voisine de Soacha. Les blessés sont au nombre de 140 dont 87 policiers et 53 civils.

Les déclarations du gouvernement sont pathétiques. Quant à l’assassinat de Ordoñez, Duque, qui ne l’a même pas désigné par son nom, a déclaré que dans un acte de courage la police avait reconnu les faits et que des investigations seraient lancées sur ce cas. La déconnection de Duque de la réalité du pays est une démonstration de sa médiocrité. Son cabinet n’est pas moins inepte, le ministre de la défense, vivement contesté, dont dépend la Police nationale, Carlos Holmes Trujillo, a annoncé des investigations « exhaustives », tout comme il l’a fait concernant les 55 massacres qui se sont produits dans le courant de l’année 2020 en Colombie. Ce qui est certain c’est que l’impunité est presque totale, que les citoyens en sont conscients et exigent le démantèlement de l’Escadron antiémeute, ESMAD, et la condamnation des abus policiers.

Le problème de fond est constitutionnel et requiert des mesures structurelles que ce gouvernement ne prendra pas. La première serait de supprimer les liens entre la Police nationale et le ministère de la défense comme nous le disons depuis de nombreuses années. Sa dépendance du ministère de la défense a contribué à la militarisation de la police qui doit être, selon la Constitution, « un corps armé permanent, de nature civile, au service de la nation, dont le but premier est le maintien des conditions nécessaires à l’exercice des droits et des libertés publiques, pour faire en sorte que les habitants de la Colombie vivent en paix », (article 218 de la Constitution). Cela suppose que la police soit démilitarisée et soit sous le contrôle du Ministère de l’intérieur qui est l’institution chargée de la protection des droits humains et des libertés citoyennes. La conséquence du long conflit armé interne fait que la police est loin d’être à l’image de ce que dit la constitution. Donc la première chose à faire serait de la placer sous la direction du Ministère de l’intérieur ce qui n’a pas été possible jusqu’à ce jour.

Un second élément que nous avions signalé, quand en 2016 était examiné par le Congrès la réforme du Code de la police, était que, loin de créer des règles qui auraient conforté la nature civile de ce corps armé, la réforme dotait la police de normes supplémentaires qui allaient à l’encontre des libertés citoyennes. C’est ce qui a favorisé l’impunité en consolidant le privilège militaire dont jouissent ses membres. C’est là un des principaux problèmes.

Le 23 novembre 2019, a été assassiné, lors des manifestations autour de la Grève nationale du 21 novembre, le jeune Dilan Cruz. Son assassinat, à ce jour est resté impuni et risque fort de le rester suite à la décision judiciaire qui a transféré son cas à la Justice pénale militaire dont, avec presque une absolue certitude, les agents responsables resteront impunis. C’est une conception institutionnelle qui favorise les abus, l’arbitraire et l’usage incontrôlé de la Force. La population le perçoit, qui quotidiennement souffre des superpouvoirs dont les a dotés le Code de la police en vigueur.

Des milliers de contraventions injustifiées, durant la quarantaine, à l’encontre de citoyens qui circulaient dans les rues, des assassinats comme celui de Dilan Cruz, non élucidés, ou les assassinats de 15 paysans, le 1er octobre 2017, dans la municipalité de Tumaco, dans une opération d’expulsion par la force, au cours de laquelle la police a tiré sur les paysans qui s’y opposaient. Jusqu’à ce jour elle jouit de la plus totale impunité bien qu’ait été annoncées encore des investigations « exhaustives » et la promesse que ces crimes ne resteraient pas impunis. Ces centaines d’assassinats de citoyens sans qu’aucune investigation ne donne de résultats a suscité un sentiment d’indignation qui s’exprime non seulement aujourd’hui ce 9 septembre, mais qui s’est manidesté aussi au cours des journées de protestations du 21N, qui a continué à se manifester et qui se heurte à l’ineptie d’un gouvernement insensible aux contestations populaires.

Dans le cas de Bogotá la situation est plus complexe et la maire, Claudia López, doit en prendre conscience. La réaction des citoyens est directement à relier à l’arbitraire de la police et à l’usage et l’abus démesurés de la force. La maire a clairement condamné l’assassinat de l’avocat Javier Ordoñez et a offert son soutien à sa famille et à ses deux petits enfants qui se retrouvent orphelins. Mais la maire doit aller plus loin et exiger une réforme profonde des appareils de police de la ville car même s’ils ne dépendent pas d’elle, car la structure de la police est centralisée et dépend du ministère de la défense et du Président de la République, elle doit faire valoir le principe constitutionnel qui stipule que le maire est le chef de la police dans sa municipalité.

Le plus important, ce qu’elle n’a pas fait, est que pour exiger cette réforme elle obtienne le soutien clair des citoyens. Elle doit s’appuyer sur ce juste sentiment d’indignation. Elle ne doit pas oublier que l’extrême droite au sein du gouvernement national œuvre à son échec. Elle doit exiger les investigations sur l’identité de ces civils armés, visibles sur les vidéos enregistrées par les citoyens et circulant sur les réseaux sociaux, qui accompagnent les policiers dans des opérations armées contre la population civile.

Des secteurs de l’armée, certains grands propriétaires terriens et des hauts fonctionnaires du gouvernement de Duque œuvrent à rendre la République invisible, comme le clamait Laureano Gómez au milieu du XXe siècle. Tout cela se fait avec la complaisance du gouvernement national qui faute de soutien populaire fait usage de la force pour essayer d’empêcher les manifestations sociales justifiées qui se sont déchaînées récemment. Il faut aujourd’hui dénoncer et exiger des investigations sur les liens de certains secteurs des forces armées avec les groupes paramilitaires. On n’explique pas que sur les territoires les plus militarisés du pays des groupes illégaux, liés au narcotrafic, commettent des massacres dans la plus complète impunité. Les massacres ne cesseront pas s’il n’y a pas une épuration de l’armée et de la police qui briserait les liens et la connivence de certains secteurs de la Force publique avec le crime organisé. Les mesures annoncées sont des emplâtres sur une jambe de bois. Il faut lutter contre le fascisme qui couve dans les hautes sphères de ce gouvernement.

La maire doit comprendre qu’elle ne peut livrer cette bataille qui s’impose à elle, qu’avec l’appui des citoyens et de leurs organisations. Elle ne peut pas permettre que l’extrême droite plonge la ville dans l’invisibilité. Il existe un projet qui cherche à faire échouer d’avance la coalition politique démocratique qu’il faut construire pour déloger les secteurs maffieux incrustés dans le gouvernement national qui cherchent à répandre la peur et la haine pour freiner le changement exigé et dont le ferment est en train de naitre dans les entrailles de la population. Il faut, comme l’a souligné Jorge Eliécer Gaitán, dans la moitié du XXe siècle, travailler à la restauration morale de la République et pour cela s’impose de construire une coalition démocratique de centre gauche qui s’oppose à la mainmise des maffias sur le pays. Dès que les conditions de la pandémie le permettront des manifestations massives vont éclater. Cela est perceptible dans l’air.

Les citoyens condamnent la faiblesse de ce gouvernement, ses politiques inopérantes dans la gestion de la pandémie, qui a fait près de 700 00 contagions, près de 25 000 morts, et qui n’a attribué que des aides sociales minimalistes. Un gouvernement incompétent qui gouverne en faveur des riches. Qui refuse d’appuyer la proposition de revenu de base d’urgence et qui n’a dépensé que 56% des 25,6 milliards du Fonds d’atténuation d’urgence (FOME). Qui prétend réserver 1,4 millions de pesos de ces fonds pour sauver une entreprise comme Avianca qui n’est pas nationale. Tout indique que ces ressources seront destinées à payer les dettes d’Avianca aux groupes qui ont soutenu Duque et l’Uribisme, Sarmiento Ángulo et le groupe Colpatria [2]. Alors que plus de 5 millions de personnes souffrent de la faim. Selon les données du Département national des statistiques, DANE, 28% seulement de la population peut manger deux fois par jour et 10,8% de la population, c’est-à-dire 5 millions de personnes ne mangent qu’une fois par jour. Indignation et mobilisation Mais il faut que cette indignation sociale se transforme en indignation politique. Il faut se mobiliser pour exiger un revenu de base de toute urgence, tout de suite ! Une politique de soutien de l’économie paysanne qui a fourni 80% des aliments que nous consommons dans le pays et qui n’a aucun soutien des politiques publiques. Mobilisation pacifique, construction d’une alternative de coalition démocratique. Ce sont là les tâches qui nous attendent.


Pedro Santana Rodríguez est directeur de la revue Sur.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.sur.org.co/indignacion-y-desgobierno/.

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[1Bolillo est le surnom du sélectionneur de football colombien, Hernán Dario Gómez blessé d’une balle à la jambe droite lors d’une altercation – NdlT.

[2Un groupe d’affaires, détenant des capitaux dans le système bancaire, les assurances, la construction l’exploitation minière et une participation dans d’autres segments du marché – NdlT.

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