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ARGENTINE - 25 mai : « Panic show » et crise diplomatique avec l’Espagne

Emilia Trabucco

mercredi 5 juin 2024, mis en ligne par Françoise Couëdel

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25 mai 2024.

On a assisté cette semaine à un nouvel exploit du président argentin qui construit son image d’« outsider » de la politique, ou peut-être de leader de l’« antipolitique ». Pourtant il est plus qu’évident qu’il n’est pas un outsider mais un représentant de l’establishment, que son comportement rompt avec tous les modèles de ce qui est attendu d’un premier chef d’État, fait qui mérite quelques réflexions dans le cadre d’une profonde crise diplomatique, la onzième – cette fois-ci, avec l’Espagne – et un nouvel anniversaire du Premier gouvernement national en Argentine, en souvenir du 25 mai 1810.

Javier Milei n’a pas obtenu le Pacte de mai qu’il attendait – ses dix points d’accord avec les gouverneurs – avec le vote de la Loi de Bases, le mégaprojet qui contient son programme antipopulaire et de soumission à l’étranger. Mais loin d’abandonner la primauté de l’agenda médiatique, le mercredi 22 mai, il a présenté son livre au stade Luna Park, en organisant un show musical devant 8 mille personnes. Une image dystopique, étrange, qui, pour le moins, conduit à s’interroger sur les transformations profondes des bases démocratiques qui étaient en gestation il y a plus de deux siècles sur cette terre.

Quelques jours plus tôt, Milei effectuait un nouveau voyage hors de son agenda officiel, pour participer au sommet Europa Viva 24, organisé par Santiago Abascal, leader de Vox, le parti d’ultra droite en Espagne. Face à des représentants des droites de différents pays, il a émis des critiques contre le président Pedro Sánchez et sa femme, Begoña Gómez – faisant allusion à de supposées dénonciations de corruption – qui ont été reçues par le gouvernement comme un manque de respect à l’égard de l’État et du peuple espagnol, ce qui a déclenché une crise diplomatique.

Loin de faire baisser l’escalade des tensions, le président Milei s’est refusé à présenter des excuses et est allé plus loin, en lançant plus de 1 000 twitts au cours des 12 heures qu’a duré son voyage de retour, contre le président espagnol et faisant des déclarations publiques pour justifier son attitude, taxant Sanchez de « socialiste, personnage sinistre, couard et arrogant, qui se prend pour l’incarnation de l’État ».

En réponse à l’attitude du président argentin, le gouvernement espagnol a rappelé son ambassadrice en Argentine, María Jesus Alonso Giménez. C’est ce qu’a annoncé le Ministre des Affaires étrangères José Manuel Albares, le mardi 21 : « Il n’existe pas de précédents d’un chef d’État qui se rende dans la capitale d’un autre pays pour y insulter ses institutions ».

En Espagne on n’écarte pas d’empêcher la prochaine visite du président argentin (qui, selon l’agenda officiel, aurait lieu le 21 juin) et même de le déclarer « persona non grata ». Loin de ralentir l’escalade, Milei a répondu sur le réseau social X : « nous verrons jusqu’où peut aller le totalitarisme dans le sang… Je préviens, je viendrai pour recevoir le Prix Juan de Mariana [1] et nous verrons si, compte tenu de son énorme complexe d’infériorité, il permettra que les Espagnols libéraux puissent me récompenser en personne. »

De toute évidence, cet affrontement public ne semble pas trop affecter Milei, bien que l’Espagne après les États-Unis soit le plus grand investisseur en Argentine et que l’Argentine soit la première destination choisie par les Espagnols pour émigrer. En exultant, il répète : « Je suis la plus belle incarnation de la liberté au niveau mondial ».

Il est intéressant d’observer comment les conceptions de liberté et de totalitarisme changent de signe, ou sont remises en question, incarnées par des acteurs différents, si nous les comparons à celles des époques où les révolutions naissaient sur les terres latino-américaines. Peut-être cela aidera-t-il à changer les lignes d’interprétation et à identifier les contradictions en jeu par les temps qui courent.

Très éloigné de « l’histoire officielle » construite par Bartolomé Mitre – président de l’Argentine de 1862 à 1868, représentant de l’oligarchie locale et leader du parti Unitario –, le progressisme des protagonistes du 25 mai 1810 et les processus révolutionnaires de ce siècle-là tels ceux de Manuel Belgrano, Mariano Moreno et José de San Martín, n’étaient pas anti-espagnols mais anti-absolutistes. Les patriotes étaient d’accord avec les Juntes révolutionnaires espagnoles de 1808 qui luttaient pour les droits des citoyens et rejetaient l’autoritarisme, en brandissant les drapeaux de la Révolution française.

Il y avait autant d’Espagnols que d’Américains qui, d’un côté, optaient pour les idées révolutionnaires et, de l’autre, pour la défense de l’absolutisme. L’oppression n’était pas celle d’un pays étranger sur un autre groupe différent sur le plan racial ou culturel (question nationale) mais d’un secteur social sur un autre, au sein d’une même communauté. C’était là la véritable contradiction dans un monde qui se transformait structurellement.

Si nous revenons au siècle présent, les mouvements de solidarité qui se nouent entre les peuples du monde entier peuvent être pensés selon ces clés. C’est dans ce sens qu’on peut envisager les manifestations qui ont été suivies par des organisations, particulièrement les féministes, qui ont manifesté en Espagne contre les politiques de Milei en Argentine et contre les droites fascistes du monde.

Ces droites qui, sur le plan politique, représentent les intérêts des secteurs économiques concentrés, du monde de la finance et de la spéculation, qui tentent de détruire les vieilles institutions pour installer un nouvel ordre qui continuerait à satisfaire son objectif d’enrichissement.

Aujourd’hui, les droites se présentent comme des défenseurs de la liberté, tandis qu’elles répandent des discours réactionnaires et conservateurs et conduisent les mesures les plus impopulaires, antidémocratiques et anti État au nom de la liberté. De la liberté du marché, évidemment. Milei use des symboles patriotiques, pour construire hypocritement un discours qui, sous couvert de nationalisme, révèle un projet clair de dépendance aux capitaux internationaux.

Il faut ajouter à cette analyse la façon dont Milei, au nom d’un faux nationalisme, utilise le discours « anti-espagnol », parvenant à séduire certains secteurs du progressisme. Cet anti-espagnolisme avec lequel l’histoire mitriste [2] s’est chargée de définir, tout aussi faussement, la Révolution de mai, avec une version des faits créée pour « orienter la classe moyenne », selon Norberto Galasso, historien argentin.

Un discours qui occulte à nouveau l’alignement sur d’autres intérêts qui ne sont pas les intérêts nationaux. Comme cet anti-espagnolisme cachait une préférence des oligarchies locales pour l’Empire britannique, les crises diplomatiques de Milei révèlent certaines préférences. Milei flirte aujourd’hui avec les Britanniques en permettant l’exploitation et la militarisation de l’Atlantique sud, admire publiquement Margaret Thatcher et déclare que les îles Malouines ne sont pas argentines, pour ne citer que quelques exemples. Un alignement clair sur un groupe de capitales que le président définit comme « l’Occident », et des intérêts économiques déguisés d’une idéologie anti-communiste

On l’a entendu à nouveau au stade Luna Park, affichant ces mêmes orientations discursives, lors de la présentation de son livre intitulé Capitalisme, socialisme et le piège néoclassique. Et, faisant fi de tous les codes connus de la politique, il s’est mis à chanter « Panic Show » : « Je suis le Roi, le lion », comme le dit la chanson du groupe de rock La Renga, qu’il a choisi pour accompagner sa performance. Lui, qui se prétend le « défenseur de la liberté », soutient un projet en affichant un comportement qui correspond plus à celui d’un monarque qu’à celui d’un président démocratiquement élu.

Les paradoxes à résoudre en ce XXIe siècle

Peut-être que reprendre les clés historiques de l’interprétation nous permet d’analyser la source d’une époque de transformations profondes, où les codes et les langages de la politique traditionnelle et des processus démocratiques trouvent leurs limites, aussi bien pour interpréter que pour modifier les réalités dont souffrent des millions de travailleurs et de travailleuses dans le monde entier.

Tandis qu’il fait son show devant le monde, catapulté par une stratégie mondiale des droites – un exemple en est la couverture de la revue Times, avec ce titre « Le radical » – les conflits éclatent chez lui avec, entre autres, les soulèvements des policiers, des fonctionnaires, des personnels de l’éducation et de la santé dans la province de Misiones, qui exigent des salaires dignes.

Pendant cela, la cruauté s’affiche en photos : des milliers de kilos de nourriture pourrissent dans les réserves du ministère du capital humain, refusée aux cantines communautaires, tandis que des millions de personnes souffrent de la faim. Peut-être serait-il temps de réfléchir à pourquoi un discours de destruction de l’État et des droits acquis à travers les siècles fait des adeptes, quand les promesses de bien-être du système démocratique tel que nous le connaissons ne s’accomplissent pas, anéantissant ainsi les attentes des majorités qui ont délégué leur volonté à ceux qui les représentent, ou prétendent les représenter.

Peut-être est-il temps de réfléchir aux contradictions et aux débats, non pas en termes d’États, mais de peuples opprimés, accablés par les mêmes malheurs dans leur vie quotidienne.


Emilia Trabucco est psychologue, diplômée de Master en sécurité de la nation, analyste du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE) en Argentine et directrice du domaine de travail Genre, travail et université de l’Institut d’études et de formation Conadu (IEC-CONADU).

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://estrategia.la/2024/05/24/25-de-mayo-en-argentina-panic-show-y-crisis-diplomatica-con-espana/.

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[1Juan de Mariana était un père jésuite (1536-1624) dont l’ouvrage le plus important a été publié en 1605 sous le titre de De monetae mutatione (« De l’altération de la monnaie »). Dans ce livre, Mariana se demande si le roi est le propriétaire légitime des biens personnels de ses vassaux, et parvient clairement à la conclusion qu’il ne l’est pas. L’auteur distingue ensuite roi et tyran, et conclut que « Le tyran saccage, dévaste, et croit que tout lui appartient, alors que le roi restreint sa convoitise aux bornes de la raison et de la justice. » – NdlT.

[2De Bartolomé Mitre (1821-1906), homme politique et historien argentin. Mitre était partisan du parti unitaire opposé aux fédéralistes de Justo de Urquiza – NdlT.

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