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Opinion

CHILI - Fin de la raison néolibérale

Luis Hernández Navarro

lundi 4 novembre 2019, mis en ligne par Françoise Couëdel

Mardi 29 octobre 2019.

« Le bal des laissés-pour-compte » [« El baile de los que sobran »] est l’hymne de la génération 80 au Chili. Il a été composé, en 1986, par Los Prisioneros, l’un des meilleurs groupes de rock de ce pays, dans une atmosphère d’embrasements, de fracas de tirs, et d’embuscades de militaires dans tous les coins.

Aujourd’hui, 33 ans plus tard, des milliers de jeunes qui n’étaient pas encore nés cette année-là, l’entonnent dans les immenses manifestations qui ébranlent cette nation depuis le 14 octobre. Elle fait écho en eux. À pleins poumons, s’accompagnant à la guitare, défiant la force publique, ils chantent. « On nous a dit / quand nous étions petits / jouez à étudier/ pur mensonge ! / ces jeux ont été couronnés / pour les autres par lauriers et carrière / pour mes amis par la condamnation / à shooter des cailloux ».

« Le bal des laissés-pour compte » raconte la grande promesse frustrée du mythe néolibéral au Chili et du cauchemar que vivent jour après jour ceux qui n’entrent pas dans le moule. La chanson résume l’accumulation du dégout, de la rage, de l’épuisement, du malaise d’une génération qui, au milieu d’une répression atroce, conjuguant fête et manifestation, a fait voler en éclat, au sein d’une Amérique latine en ébullition, le paradis factice dont se glorifiait le président Sebastián Piñera.

Rien d’étonnant qu’une chanson emblématique, vieille de trois décennies, résonne maintenant aussi fortement. Finalement le Chili du général Augusto Pinochet n’est pas une chose du passé. Au-delà du déploiement technico-médiatique pour embellir les horreurs commises, celles-ci survivent au sein des forces armées, dans un cadre légal, dans les institutions du gouvernement, dans la classe politique, dans la culture. La doctrine néolibérale qui guide le fonctionnement de l’économie tel un oracle, déguisée sous le masque de l’inéluctable, est son héritage direct.

Le moment venu les forces politiques traditionnelles se sont refusées à régler ses comptes au passé dictatorial. Par pragmatisme, elles ont fermé les yeux et, dans les faits, elles ont exonéré les responsables de crimes de lèse-humanité. Décidés à regarder vers le futur, le centre gauche regroupé dans la Concertation [1] et la droite de la Nouvelle Majorité, ont maquillé et approfondi le modèle économique du pinochetisme, avec la bénédiction de la classe moyenne enivrée par la consommation somptuaire et les possibilités d’endettement.

Mais, au-delà de ses chimères, le capitalisme sauvage, dans sa version chilienne, a engendré d’énormes inégalités. Le Chili, après le Mexique, est le pays le plus inégalitaire de l’OCDE. Une inégalité alimentée par une cruelle surexploitation de la force de travail, l’appropriation indiscriminée de terres, de territoires et de ressources naturelles, la marchandisation de la vie publique, l’injustice pour ceux d’en bas, la lutte raciste contre le peuple Mapuche et un modèle de représentation politique déshonorant et élitiste.

En même temps que la précarisation des travailleurs, l’insécurité de l’emploi et l’abolition des nombreuses conquêtes corporatives, a été instaurée la privatisation des pensions de retraites, de la sécurité sociale, la santé, l’éducation publique et le secteur de l’eau. Une affaire juteuse. L’État ne garantit plus l’accès aux droits sociaux universels que sont la santé, l’éducation, les retraites, le logement mais finance des compagnies privées pour qu’elles s’en chargent.

La crainte de tomber malade sans pouvoir payer le traitement médical ou d’atteindre la vieillesse sans les ressources suffisantes pour vivre avec dignité est notre pain quotidien. La moyenne des retraites est d’à peine 290 dollars, moins de la moitié du salaire moyen.

Au Chili, une grande partie de la population vit écrasée par les emprunts, dont beaucoup sont à des taux usuraires. Soixante-dix pour cent de la population est endettée. Pour faire des études, ceux qui sont à l’université s’endettent pour l’avenir. Et même dans ce cas leur subsistance n’est pas assurée.

Compte tenu de ces injustices aussi diverses que nombreuses, il ne faut donc pas s’étonner de ce que, ce qui a débuté comme une simple manifestation des étudiants contre l’augmentation du billet de métro, la mobilisation populaire soit devenue la plus importante de l’histoire récente du Chili. Les citoyens se sont mobilisés et se sont organisés. Les révoltés ont mis le feu au métro et à des édifices emblématiques, ont pris d’assaut des supermarchés et des pharmacies, ont occupé des places publiques et ont organisé de gigantesques manifestations et des concerts de casseroles dans certains lieux. Leur colère semble loin de s’être calmée.

Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant et implacable a déclaré le président Piñera, selon la plus belle des traditions pinochetistes. Et il a lâché l’armée dans les rues pour faire ce qu’ils ont appris du génocidaire : assassiner, torturer, exercer des violences sexuelles. Mais, en dépit de cette brutalité, comme indifférents à la peur, les jeunes ont défié l’état d’urgence et le couvre-feu.

En quelques jours l’image du Chili, d’un pays tranquille et stable, avec une économie prospère et un modèle revendiqué par ses citoyens, a fait naufrage. Pour le malheur des délinquants en col blanc qui jouent les prophètes, le credo néolibéral, supposé infaillible, n’a pas résisté à l’épreuve de la réalité. Par leur révolte, ceux qui dénoncent les injustices subies, en chantant dans les rues « Le bal des laissés-pour compte », l’ont fait couler à pic, semble-t-il. Nous sommes ceux d’en bas et nous venons en découdre avec ceux d’en haut, clament-ils dans les manifestations. À l’horizon se profile la tenue d’une Assemblée constituante qui refonderait le pays.


Traduction française : Françoise Couëdel

Source (espagnol) : https://www.jornada.com.mx/2019/10/29/politica/015a1pol.

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[1La Concertation des partis pour la démocratie est née sous le nom de Concertation des partis pour le non, à l’occasion du référendum de 1988 portant sur le maintien au pouvoir du général Augusto Pinochet, la victoire du non avec 56 % ayant permis la fin de la dictature militaire et le retour de la démocratie. La Concertation a remporté toutes les élections législatives et présidentielles depuis le retour des élections libres en 1989, jusqu’à 2009-2010. Les quatre présidents qu’a connu le Chili de 1990 à 2010 sont tous issus de la Concertation : Patricio Aylwin, Eduardo Frei, Ricardo Lagos, Michelle Bachelet – NdlT.

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