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« La crise du coronavirus doit être un signal pour l’Occident : il est temps d’accepter d’apprendre des autres peuples. » Entretien avec Kishore Mahbubhani
Carol Isoux, Missions étrangères
lundi 20 juillet 2020, mis en ligne par
27 mai 2020 - Missions étrangères - Cet entretien a été conduit par Carol Isoux pour Église d’Asie, Missions Étrangères de Paris. Spécialiste des relations entre l’Occident et l’Asie, le professeur Kishore Mabhubani [1], chercheur et diplomate singapourien, estime que la montée en puissance de l’Asie dans les domaines économique, technologique et culturel, est l’événement majeur de notre époque : « La crise du coronavirus doit être un signal d’alerte pour l’Occident : il est temps de laisser tomber l’arrogance et d’accepter d’apprendre des autres peuples, notamment de l’Asie. » Pour lui, la crise du coronavirus sera retenue dans les manuels d’histoire comme la date officielle d’un processus entamé depuis plusieurs décennies : l’ouverture du « siècle asiatique ».
Avec toute la prudence de mise quand on examine les chiffres des morts de la Covid-19, il semble que les pays asiatiques, qui étaient pourtant en première ligne, s’en sortent mieux que l’Europe… Pourquoi ?
J’insiste : la crise est loin d’être terminée. À mon avis, nous n’en sommes même pas encore à la moitié, il faut donc se garder de jugements à l’emporte-pièce. Néanmoins, les premiers chiffres sur la mortalité des populations, non seulement en Chine, mais aussi au Vietnam, en Corée et à Singapour, semblent spectaculairement inférieurs aux taux de mortalité européens. Nous n’avons pas encore d’explication scientifique, mais on peut déjà supposer que la gestion politique de la crise a été meilleure dans les pays asiatiques.
Il est vrai qu’on a vu des mesures pratiques appliquées très tôt, telles que des distributions gratuites de masques et leur port obligatoire, même dans des pays dits pauvres comme la Thaïlande ou le Vietnam… Comment de tels moyens ont-ils pu être mis en œuvre ?
Bien sûr il y a la question de la fabrication des masques en Asie et de la puissance industrielle, mais pas seulement. Depuis des décennies, on voit, aux États-Unis et en Europe, des gouvernements qui délégitimisent, démoralisent et sous-financent les institutions publiques. En Asie, les populations adhèrent à l’idée d’un État fort et pensent que la main invisible du marché doit être guidée par la main bien visible de la bonne gouvernance. Avec l’augmentation des recettes de la plupart des pays de la région, les institutions publiques ont pris de l’ampleur. Pas seulement l’hôpital : toutes les institutions qui ont leur mot à dire dans une crise sanitaire. Les départements de santé ont donc pu envoyer très tôt des équipes sur le terrain. S’il y a quelque chose à retenir de cette crise, c’est l’importance d’institutions publiques bien financées, bien gouvernées et capables de réagir vite.
Les gouvernements asiatiques sortent donc renforcés de cette première partie de crise ?
Tout à fait, il y a une satisfaction des populations, ainsi qu’une augmentation de la « confiance en soi culturelle », l’idée qu’on peut faire aussi bien, et même mieux que l’Occident, qui cesse d’être un modèle. Un autre facteur a joué : la confiance de ces populations dans leurs gouvernements, fondamentale pour l’application rapide et efficace des politiques publiques, parce que tous les éléments de la société travaillent ensemble. Cette confiance est due, je le pense, à des systèmes plus méritocratiques, où il y a beaucoup plus de mobilité sociale qu’en Europe. En Chine, seuls les meilleurs éléments des universités publiques – et beaucoup, notamment, des filières scientifiques – sont invités à rejoindre les instances dirigeantes du Parti communiste. Cela permet de s’assurer d’une part, que des cerveaux performants soient au gouvernement, et de l’autre que les citoyens puissent encore s’identifier aux membres du gouvernement. Des rapports rédigés par des chercheurs américains évaluent la cote de confiance des Chinois dans leur gouvernement à plus de 80%.
N’est-ce pas dû, au moins en partie, à un « lavage de cerveau » idéologique ?
L’argument a mal vieilli. Peut-être que du temps de l’URSS, sans Internet et avec interdiction de sortie du pays, on pouvait laver le cerveau des gens. Aujourd’hui, les Chinois ont accès à toutes les informations qu’ils désirent ; 150 millions d’entre eux voyagent chaque année et reviennent en Chine. Ce qui fonde la confiance des Est-Asiatiques (Chinois, mais aussi Taiwanais, Coréens, Singapouriens, et dans une moindre mesure Vietnamiens) dans leurs gouvernements, c’est la prospérité économique et la transformation radicale du niveau de vie en l’espace de deux à trois générations. Les Chinois ont vu plus d’améliorations de leurs conditions de vie dans les quarante dernières années que durant les quatre millénaires précédents. Ils ne comprennent pas bien pourquoi l’Occident veut toujours leur donner des leçons sur le fameux meilleur modèle, celui de la démocratie libérale, garante de leur supériorité morale, quand tant d’Européens et d’Américains ont l’air d’en souffrir.
La pandémie vient donc brutalement mettre à nu la profondeur de la crise économique et identitaire de l’Occident…
Absolument, quand les hôpitaux sont dépouillés, quand les classes moyennes appauvries viennent crier leur désespoir dans les rues, comme les Gilets jaunes l’ont fait en France, quand les deux tiers des familles états-uniennes n’ont pas 500 dollars de côté en cas d’urgence, l’Occident ne peut plus prétendre être un modèle. Depuis plus de deux cents ans, l’Asie – la Chine et l’Inde en tête – apprend de l’Occident, qui dominait le monde. Sa médecine, ses arts, ses technologies, elle les a intégrés et adaptés… C’est même ce qui a permis son succès aujourd’hui. Pourquoi l’Occident ne pourrait pas commencer à apprendre des autres ? Si vous voulez exporter votre modèle, faites-le en étant un exemple radieux de succès et d’harmonie, pas en balançant des sanctions ou des bombes contre des pays qui pensent différemment.
De quoi pourraient-ils s’inspirer, par exemple, chez les Asiatiques ?
De leur pragmatisme et de leur souplesse. Prenez l’ASEAN [Association des nations du Sud-Est asiatique], par exemple, par rapport à l’Union européenne : certaines décisions sont prises à l’unanimité, mais souvent, seul un petit groupe de pays est concerné… Ainsi, on ne se retrouve pas dans des situations radicales comme le Brexit… Avec l’Europe, il faut être complètement dedans ou complètement dehors, mais il pourrait y avoir des voies intermédiaires. Nous avons eu quelques échanges entre députés européens et sud-est asiatiques, mais pour être franc, l’attitude des Européens était celle de la condescendance.
La Chine se trouve néanmoins sous le feu des critiques internationales sur son manque de transparence… Pensez-vous que cette polémique concerne uniquement son rôle dans la gestion de la crise, ou existe-t-il aussi en ce moment en Occident un sentiment antichinois, voire anti-asiatique, qui trouve là à s’exprimer ?
La Chine a évidemment des réponses à apporter, mais nous sommes toujours en plein combat contre ce virus, et cette obsession de vouloir pointer du doigt un coupable ne nous avance pas à grand-chose ; on devrait plutôt laisser les scientifiques discuter entre eux pour trouver une solution.
Personnellement, je pense que nous ne sommes pas encore sortis du « péril jaune » : la crainte de ces petits hommes jaunes sans scrupule, à qui on ne peut pas faire confiance. Mais comme le discours européen ne tolère aucune référence à la race, on ne peut pas en parler. Je préférerais qu’il y ait un espace où on puisse discuter librement de ces clichés et déterminer rationnellement s’ils influencent encore, en Occident, la perception de la Chine et des autres peuples asiatiques.
[1] Kishore Mahbubani est auteur de l’ouvrage L’Occident s’est-il perdu ?, Paris, Fayard, 2019.