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DIAL 3621

AMÉRIQUE LATINE - Les femmes sont en train de gagner la lutte pour la légalisation de l’avortement

Diana Cariboni

jeudi 30 juin 2022, mis en ligne par Dial

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Après l’Argentine, où le Sénat a légalisé l’avortement le 30 décembre 2020 [1], c’est maintenant la Cour constitutionnelle colombienne qui, le 21 février 2022, a légalisé l’IVG jusqu’à 24 semaines. D’autres pays pourraient suivre. Article de Diana Cariboni publié par openDemocracy le 29 avril 2022.


L’Argentine, la Colombie et le Mexique ont légalisé ou dépénalisé l’avortement. Le Chili suivra-t-il ? Et qu’y a-t-il derrière cette marée progressiste ?

Il y a cinq ans, il était inconcevable qu’un pays conservateur conme la Colombie supprime le délit d’avortement du Code pénal (jusqu’à 24 semaines de grossesse). Ou que le Chili catholique et néolibéral s’apprête à voter une constitution qui reconnaît les droits sexuels et reproductifs, y compris l’avortement.

En février de cette année, la Cour constitutionnelle de Colombie a éliminé du code pénal le délit d’avortement (jusqu’à 24 semaines de gestation), répondant ainsi à une revendication défendue par l’association Causa justa, fer de lance d’une vaste campagne sociale et juridique [2] à laquelle ont participé plus de 120 mouvements et des milliers d’activistes.

La Colombie s’est placée ainsi à « l’avant-garde de la région et du monde », selon la médecin et militante féministe Ana Cristina González, l’une des porte-voix de Causa justa [3].

La campagne, lancée en février 2020, « a été le résultat d’une accumulation politique nationale et internationale » qui a changé le « débat public sur l’avortement en Colombie » et est devenu « un mouvement collectif et organisé », a déclaré González lors d’une réunion à Montevideo.

L’avortement a été strictement interdit en Colombie jusqu’en 2006, date à laquelle un jugement de la Cour constitutionnelle, amorcé par plusieurs militantes de Causa juste, le dépénalisa pour trois motifs : danger pour la santé ou la vie de la femme, incompatibilité du fœtus avec la vie extra-utérine et viol.

Cette même atmosphère avant-gardiste de la Colombie s’est fait sentir en Uruguay en 2012, quand le pays légalisa l’avortement jusqu’à la douzième semaine. Et, à nouveau, on l’a senti en Argentine en 2020, quand le Congrès a adopté une loi [4] qui autorise les avortements jusqu’à la quatorzième semaine, après une lutte de plusieurs décennies. La « marée verte », en raison de la couleur verte des foulards de la campagne en faveur de l’avortement légal, sûr et gratuit, a inspiré et dynamisé toute la région [5].

Avancées au Chili et au Mexique

Mais les frontières du possible ne cessent de reculer en Amérique latine. Un mois à peine après le décret colombien, la convention constitutionnelle du Chili – qui est en train de rédiger une nouvelle carta magna – a approuvé (par une large majorité) un article qui établit les droits sexuels et reproductifs comme fondamentaux et garantis par l’État [6]. Ces droits incluent l’avortement.

L’article établit que « toutes les personnes bénéficient de droits sexuels et de droits reproductifs [qui comprennent, entre autres] le droit de disposer de façon libre, autonome et informée de son propre corps, de l’exercice de la sexualité, la reproduction, le plaisir et la contraception. »

Il ajoute, en outre, que l’État garantira l’exercice de ces droits « sans discrimination et avec une attention portée au genre, à l’inclusion et à la pertinence culturelle », assurant à toutes les femmes et personnes en capacité d’engendrer, les conditions pour une grossesse, une interruption volontaire de grossesse, un accouchement et une maternité volontaires et protégées ».

L’avortement a été totalement interdit au Chili par la dictature d’Augusto Pinochet et ce n’est que depuis 2017 qu’il est autorisé en cas de viol, de non-viabilité du fœtus et de risque pour la vie de la femme.

Si la nouvelle constitution est approuvée par un vote populaire en septembre, le Chili peut devenir le premier pays du monde à élever le droit à l’avortement au rang constitutionnel.

L’an dernier, la Cour suprême du Mexique a déclaré inconstitutionnelle la pénalisation absolue de l’avortement [7] et invalidé une loi fédérale qui permettait au personnel de santé de refuser, au nom de l’« objection de conscience », de réaliser des avortements. Ce jugement signifie qu’aucune femme ne peut aller en prison pour avoir avorté [8], que cela fait jurisprudence et oblige les États à légaliser l’avortement.

De fait, sept états mexicains ont déjà légalisé l’avortement volontaire dans les douze premières semaines de gestation, cinq d’entre eux depuis un an et demi : la Ville de México (2007), Oaxaca (2019), VeraCruz, Hidalgo [9], la Basse Californie, Colima [10] (2021) et Sinaloa [11] (2022).

Nous pouvons dire aujourd’hui que 37% de la population d’Amérique latine et des Caraïbes, qui s’élève à 652 millions de personnes, vivent dans des pays où les femmes ont obtenu le droit à l’avortement légal ou à ne pas être incarcérées pour avoir avorté (en incluant aussi Cuba, le Guyana et Porto Rico). Il y a cinq ans la proportion était de moins de 3%.

Rien de cela n’aurait été possible sans le militantisme, les réseaux féministes, les mobilisations, les discussions sur l’autonomie des femmes.

En outre, grâce aux avancées de la médecine et à l’innovation féministe, la mortalité pour avortement n’a cessé de baisser. Entre 2005 et 2012, le taux de traitement pour complications après des avortements non sécurisés a diminué d’un tiers, selon l’Institut Gutmmacher [12], qui reconnaît que l’utilisation du médicament « misoprostol » est devenue plus courante dans toute la région » et « semble avoir amélioré la sécurité des pratiques clandestines ».

Innovation féministe ? Ce sont les féministes latino-américaines qui ont compris [13], dans les années 1990, que le misoprostol était efficace et sûr pour interrompre les grossesses. Aujourd’hui, c’est un médicament recommandé par l’Organisation mondiale de la santé [14] et adopté par les systèmes de santé de nombreux pays.

Ce sont elles aussi qui ont instauré une journée de lutte – le Jour d’action globale pour l’accès à l’avortement légal et sûr – qui est célébré dans le monde entier tous les 28 septembre.

Il y a encore beaucoup à faire

En dépit de ces avancées remarquables, des millions de personnes vivent encore une réalité affreuse. L’avortement est totalement interdit au Salvador, à Haïti, au Honduras, au Nicaragua, en République dominicaine et au Surinam. Au Salvador les femmes peuvent être condamnées à jusqu’à 50 ans de prison pour un avortement spontané ou pour avoir mis au monde un enfant mort-né [15].

Au Belize, en Bolivie, au Costa Rica, en Équateur, au Guatemala, au Panama, au Pérou, au Paraguay et au Venezuela, l’avortement n’est autorisé que dans des cas très limités – en général quand est en danger la santé ou la vie de la mère. Le Belize et la Bolivie prennent aussi en compte les pénuries économiques et familiales et, comme le Brésil et le Panamá le viol et les malformations graves du fœtus.

Les jeunes filles et les femmes violées sont contraintes d’accoucher non seulement dans les pays où l’interdiction est totale, mais aussi au Costa Rica, au Guatemala au Paraguay, au Pérou et au Venezuela. En Équateur, où le parlement a voté une loi autorisant l’avortement en cas de viol, le président Guillermo Lasso a opposé un veto partiel à la loi [16].

Il y a peu d’espoir que les restrictions à l’avortement se réduisent en Amérique centrale, mais le prochain grand changement pourrait avoir lieu dans le pays le plus peuplé, le Brésil, avec ses 212 millions d’habitants.

Là-bas, l’interruption de grossesse n’est permise qu’en cas de viol, de risque de santé pour la femme ou d’anencéphalie du fœtus et le gouvernement d’extrême-droite de Jair Bolsonaro fait obstacle à cette pratique et mobilise des groupes de fanatiques pour harceler les femmes et le personnel de santé [17]. Le Brésil aura des élections en octobre et le favori actuel, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, a déclaré récemment qu’il est en faveur de la légalisation [18].

Comme l’explique González, de Causa justa, une démocratie n’est pas entière quand la moitié de la population ne jouit pas de la liberté de décider de leurs corps et de leurs vies – comme c’est le cas avec la criminalisation de l’avortement.

Il s’agit, en fin de compte, d’une lutte pour la liberté et pour une véritable démocratie.

Dans ce combat, dans le camp opposé, il y a de puissantes tentatives coordonnées pour faire reculer les droits sexuels et reproductifs qu’il a été si difficile d’obtenir, non seulement en Amérique latine, mais dans le monde entier.

Cette réaction comprend des réseaux internationaux et solidement financés pour désinformer et manipuler les femmes [19] et pour promouvoir des pratiques non autorisées et potentiellement dangereuses, entre autres un « traitement » pour « inverser » une IVG médicamenteuse [20] – deux éléments mis à jour par des enquêtes d’openDemocracy.

Il existe également des armées d’avocats bien payés [21] et entraînés par des groupes conservateurs internationaux pour s’opposer et faire du lobbying contre les droits des femmes. Ce sont ces mêmes groupes qui se sont mobilisés [22] pour en finir avec le droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis.

Il semble de plus en plus probable que le mouvement anti-avortement remporte une victoire là-bas [23] et pousse les femmes états-uniennes dans un monde effrayant de retour en arrière, de poursuites judiciaires et d’avortements clandestins et peu sûrs – un monde dans lequel leurs sœurs latino-américaines ont vécu durant des décennies [24].

Mais en ce moment les anti-avortements sont en train de perdre en Amérique latine. Et nous sommes en train de gagner.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3621.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : openDemocracy, 29 avril 2022.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[2Voir, en espagnol : Valeria Pedraza, « Cómo ganamos la batalla legal por el aborto en Colombia », https://www.opendemocracy.net/es/5050/how-we-finally-won-the-legal-case-for-abortion-in-colombia-es/.

[4Voir, en anglais, « Five lessons from Argentina’s feminist movements’ fight for legal abortions », https://www.opendemocracy.net/en/democraciaabierta/5-lessons-from-argentina-feminist-movement-fight-for-legal-abortions/.

[6Voir, en espagnol, « Derechos sexuales y reproductivos pasan a propuesta constitucional », https://www.chileconvencion.cl/news_cconstitucional/derechos-sexuales-y-reproductivos-pasan-a-propuesta-constitucional/.

[7Voir, espagnol, « Suprema Corte declara inconstitucional la criminalización total del aborto », https://www.internet2.scjn.gob.mx/red2/comunicados/noticia.asp?id=6579.

[8Voir, en espagnol, « Derecho a decidir », https://elpais.com/mexico/opinion/2021-09-08/derecho-a-decidir.html.

[9Voir, en espagnol, « Mujeres mexicanas conquistan su derecho al aborto, estado por estado », https://www.opendemocracy.net/es/5050/mexico-abortion-rights-es/.

[10Voir, en espagnol, « Con dos nuevas causales, Colima se convierte en la sexta entidad en despenalizar el aborto », https://ipasmexico.org/2021/12/01/con-dos-nuevas-causales-colima-se-convierte-en-sexta-entidad-en-despenalizar-el-aborto/.

[11Voir, en espagnol, « Sinaloa despenaliza el aborto hasta las 13 semanas », https://elpais.com/mexico/2022-03-09/sinaloa-despenaliza-el-aborto-hasta-las-13-semanas.html.

[12Voir, en espagnol, « Aborto en América Latina y el Caribe », https://www.guttmacher.org/sites/default/files/factsheet/fs-aww-lac-es.pdf.

[13Voir, en espagnol, « Estas son las latinoamericanas que lanzaron el día internacional por el aborto seguro », https://www.opendemocracy.net/es/5050/meet-the-latin-american-women-who-launched-the-global-day-for-safe-abortion-es/.

[14Voir, en espagnol, « Aborto sin riesgos : guía técnica y de políticas para sistemas de salud », https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/77079/9789243548432_spa.pdf.

[15Voir, en espagnol, « La lucha contra la criminalización del aborto en El Salvador desde adentro », https://www.opendemocracy.net/es/5050/la-lucha-contra-la-criminalizaci%C3%B3n-del-aborto-en-el-salvador-desde-adentro/.

[16Voir, en espagnol, « Ecuador : el presidente Lasso veta parcialmente el proyecto de ley de aborto en casos de violación », https://www.france24.com/es/am%C3%A9rica-latina/20220316-ecuador-ley-aborto-lasso-femisnismo.

[17Voir, en espagnol, « La ministra Damares Alves intervino para intentar impedir el aborto de la menor de 10 años violada », https://www1.folha.uol.com.br/internacional/es/brasil/2020/09/la-ministra-damares-alves-intento-impedir-el-aborto-al-que-se-sometio-la-menor-violada-de-10-anos.shtml, et en portugais, « Damares mobilizou força-tarefa para tentar impedir aborto de menina de 10 anos », https://amazonasatual.com.br/damares-mobilizou-forca-tarefa-para-tentar-impedir-aborto-de-menina-de-10-anos/.

[18Voir, en espagnol, « Lula apoya el aborto como "cuestión de salud pública" y los socios de Bolsonaro le acusan de defender la muerte », https://www.lanacion.com.ar/agencias/lula-apoya-el-aborto-como-cuestion-de-salud-publica-y-los-socios-de-bolsonaro-le-acusan-de-defender-nid06042022/.

[19Voir, en espagnol, « Exclusivo : Centros antiaborto vinculados a EEUU ‘mienten’ y ‘asustan a las mujeres’ en América Latina », https://www.opendemocracy.net/es/5050/exclusivo-centros-antiaborto-vinculados-eeuu-mienten-asustan-mujeres-america-latina.

[20Voir, en espagnol, « Polémico tratamiento para ‘revertir’ abortos tiene entusiastas en América Latina », https://www.opendemocracy.net/es/5050/latin-america-unproven-abortion-pill-reversal-treatment-es/.

[21Voir, en espagnol, « Grupos europeos apoyaron la criminalización del aborto en El Salvador, y perdieron », https://www.opendemocracy.net/es/5050/grupos-europeos-criminalizacion-aborto-elsalvador-perdieron/.

[22Voir, en espagnol, « Grupos en guerra contra el aborto en EEUU gastan millones de dólares en el exterior », https://www.opendemocracy.net/es/5050/grupos-contra-aborto-eeuu-millones-d%C3%B3lares-exterior/?source=in-article-related-story.

[23voir, en anglais, « Is this the end of Roe v Wade, and the end of abortion rights in the US ? », https://www.opendemocracy.net/en/5050/is-this-the-end-of-roe-v-wade-and-the-end-of-abortion-rights-in-the-us/.

[24La Cour suprême états-unienne a en effet annulé l’arrêt Roe v Wade le 24 juin 2022 – note DIAL.

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