Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Avril 2024 > BOLIVIE - Les fruits amers du processus de changement

DIAL 3700

BOLIVIE - Les fruits amers du processus de changement

Vladimir Mendoza

mardi 30 avril 2024, mis en ligne par Dial

Cet article du Bolivien Vladimir Mendoza, publié sur le site de Jacobin América latina le 3 mars 2024 propose une analyse des tenants et aboutissants du conflit actuel au sein du MAS entre la faction du chef de l’État, Luis Arce, et celle d’Evo Morales [1]


En Bolivie, la situation internationale et les différends politiques locaux portent préjudice d’une manière accélérée au processus de changement entamé en 2008 avec l’élection d’Evo Morales. Un tel tableau exige que l’on étudie en urgence de nouvelles stratégies, mais la classe dirigeante semble absorbée par les querelles internes.

La crise politique déclenchée en 2019 s’est conjuguée au cours de ces quatre années à des conflits de nature diverse. Depuis 2023, une de ses conséquences principales est la division du Mouvement vers le socialisme - Instrument politique pour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP). L’affaiblissement politique de ce parti est lié à l’usure de son chef historique, Evo Morales. Ces deux facteurs sont en rapport étroit avec la capacité de gestion de l’État même, comme si la relation entre le MAS et l’État était organique, ce qui met en évidence l’absence d’autonomie relative du parti comme de l’État, qui constitue un élément clé de la stabilité de tout régime démocratique.

Les voies de l’instabilité politique actuelle

Ces derniers mois, la conflictualité politique en Bolivie a suivi deux voies qui se sont rejointes rapidement. Tout d’abord, la bataille au sein du MAS pour le contrôle de l’« Instrument », qui a opposé la faction du chef de l’État, Luis Arce, à celle du dirigeant principal du MAS, Evo Morales, dans la dispute concernant la façon de déterminer qui défendra le nom du MAS-IPSP aux élections générales de 2025.

Quand il est devenu impossible à la faction de Luis Arce de dissimuler ses intentions d’écarter Evo Morales de la direction, le dirigeant historique du MAS a essayé de prendre les choses en main en organisant un congrès interne dans son bastion territorial, le tropique de Cochabamba, où se trouvent les syndicats de paysans producteurs de coca. Comme on pouvait s’y attendre, le congrès, tenu en octobre 2023, s’est conclu par la reconnaissance d’Evo Morales comme chef et comme candidat, excluant ainsi virtuellement du parti tous les opposants de l’intérieur qui détiennent actuellement le pouvoir exécutif. Peu après, les fonctionnaires de Luis Arce ont fait pression sur le Tribunal électoral pour qu’il annule ledit congrès.

La seconde voie par laquelle s’est manifestée dernièrement la conflictualité politique en Bolivie est celle des agissements de la clique judiciaire. Les actes des hauts magistrats du pouvoir judiciaire et de la cour constitutionnelle ont pris un tour corporatiste dans l’ombre de la crise et de la division du MAS. Selon la Constitution, ces postes se renouvellent tous les six ans par des élections au suffrage universel. Durant toute l’année 2023, les membres de la cour constitutionnelle ont entravé ouvertement l’action de l’assemblée législative afin d’empêcher l’approbation de l’organisation d’élections, en adoptant un comportement procédurier pour rendre « inévitable » leur intérim à partir du 1er janvier 2024.

Ainsi, le gouvernement Arce et la clique judiciaire s’échangent des faveurs. Les stratèges du gouvernement ont trouvé dans l’ambition institutionnelle du pouvoir judicaire un raccourci pour atteindre l’objectif de Luis Arce de se présenter en tant que candidat du MAS aux élections générales de 2025. Les marques de complicité ont varié, entre un juge des garanties constitutionnelles qui a « suspendu » la compétence de l’Assemblée législative (dans laquelle l’équipe d’Arce est minoritaire) pour interpeller huit ministres de l’exécutif et un jugement constitutionnel rendu le 29 décembre – deux jours avant que se termine la gestion légale des magistrats – contenant des arguments pour éliminer Evo Morales comme candidat à la présidence.

Menacés de se retrouver hors-jeu, les pro-Morales ont lancé à la mi-janvier 2024 une mobilisation sociale en installant des dizaines de barrages sur les routes de Cochabamba, Potosí et Chuquisaca, soutenus par d’importants secteurs de base du monde paysan. Leurs revendications étaient au nombre de deux : exiger l’organisation immédiate d’élections judicaires et la passation d’une loi de cessation des fonctions visant les magistrats au mandat prorogé. Après 16 jours de blocage, les bases de soutien des pro-Morales ont obligé le gouvernement à revenir sur son intention de prolonger indéfiniment l’intérim judicaire, avec l’approbation d’une loi portant sur le premier point. Elles ont également obtenu l’engagement de passer une loi de cessation des fonctions pour le pouvoir judiciaire, bien qu’il existe de nombreuses raisons de penser qu’à la fin le gouvernement fera tout pour ne pas céder sur ce dernier aspect.

Avec l’affaiblissement du chef, le MAS se divise

Les élections présidentielles de 2019 ont été les dernières auxquelles Evo Morales s’est imposé comme le candidat indiscutable du MAS et, s’il a remporté sa quatrième victoire de suite, il l’a fait avec son plus bas score. Il faut rappeler que trois ans plus tôt il avait perdu un référendum destiné à valider une nouvelle candidature de sa part, référendum dont il n’avait pas pris en compte les résultats par le biais de manœuvres juridiques, permettant ainsi à la droite médiatique et politique de revêtir un masque aux couleurs « démocratiques ». L’opposition bourgeoise s’est réjouie d’endosser l’habit et déclencha une campagne idéologique reprenant les éléments sémiotiques du langage de l’ultra-droite : fake news, diffusion de contenus qui comparent l’ennemi à une bête, dénigrement systématique, etc.

L’opération a entamé la force symbolique d’Evo Morales, renforcé les classes moyennes aisées comme noyau réactionnaire et réussi à toucher les secteurs populaires même si, en dépit de l’outrance et du nombrilisme déployés, elle n’a pas obtenu la majorité ni sociale ni électorale. C’est la raison principale de la déroute subie par la droite aux élections de 2019. Il lui a fallu un coup d’État pour prendre le pouvoir, aventure qu’elle a menée pendant un an, échouant de nouveau à la répétition électorale de 2020 qui porta à la présidence Luis Arce, candidat choisi par Evo Morales.

L’important dans tout cela est que le MAS est sorti fragilisé de l’offensive idéologique de l’opposition qui a fondé son discours sur la critique de gestes antidémocratiques comme la nouvelle candidature imposée par Evo Morale. Durant les journées destituantes de novembre 2019, forme et contenu sont apparus clairement ancrés dans les fantasmes réprimés des classes aisées d’un retour à une « république » où les rôles sociaux se répartissent en proportion de l’effort de « désindianisation » culturelle et subjective. In fine, la campagne de droite a fait de la politique de Morales – et, avec elle, de l’État plurinational lui-même – la cause du détestable effort pour démocratiser l’ascension sociale des classes et groupes ethniques auparavant condamnés à rester dans les souterrains de la pyramide.

Parallèlement, aucune critique de gauche concernant les limites et défauts du MAS n’est parvenue à s’imposer comme courant social important, malgré des conditions favorables. Le modèle du « processus de changement » – dans lequel l’accumulation de capital continue de reposer sur la précarité de l’emploi et les réformes démocratiques comportent un contenu hautement allégorique – offre suffisamment de motifs à contestation. Mais ce discours ne naîtra pas automatiquement des « conditions objectives » mais de l’action délibérée des militants politiques de gauche. Si celle-ci n’existe pas en tant que phénomène de masse (à l’intérieur comme à l’extérieur du MAS), on peut se douter des causes principales de son absence.

L’image du chef étant écornée sous l’effet de l’agitation réactionnaire, on a vu émerger des bureaux du gouvernement Arce un groupement d’intérêt disposé à écarter Evo Morales de la direction du parti, de l’État et du « processus de changement ».

Qu’apporte le courant « rénovateur » du MAS ?

Jusqu’à présent, la faction gouvernementale du MAS – détentrice du pouvoir exécutif mais minoritaire à l’assemblée législative – n’a pas fait connaître les raisons de fond pour lesquelles elle souhaite se débarrasser du chef historique. Elle appelle à la « rénovation », à une « direction collective du MAS à travers les organisations populaires », expressions qui dénotent seulement une imprécision délibérée et l’absence d’une conviction politique progressiste.

Depuis environ un an, Luis Arce et ses conseillers ont commencé à manifester leur rejet croissant du caudillisme de Morales, même si ce refus verbal n’a pas été étayé par des actions démocratiques. Ils n’ont même pas organisé – ce qui n’est pas anodin – une faction élargie pour montrer qu’ils contrôlent autre chose qu’un collectif de fonctionnaires de l’État. Et leur condition de faction constituée socialement par la bureaucratie d’État est un élément clé pour comprendre son contenu politique.

Le développement économique vécu en Bolivie pendant une décennie (2008-2018), encouragé par l’État, explique pourquoi le MAS, au pouvoir durant quinze ans, représente l’organisation politique la plus importante du pays. Les processus de reproduction élargie de capital ont favorisé à leur tour le renforcement institutionnel de l’État. Pour la première fois dans l’histoire de la Bolivie, neuf enfants sur dix vont à l’école ; les institutions se sont ramifiées sur le territoire national et se montrent davantage en mesure de répondre à la demande sociale. Avec l’instauration d’un nouveau régime politique en 2009, le pays a vu augmenter sa corporalité étatique.

L’État élargi a eu besoin d’une bureaucratie à sa mesure. Marx a défini un jour la bureaucratie de l’État comme « un tissu d’illusions pratiques ». L’« illusoire » renvoie au fait que la bureaucratie croit représenter, dans son intérêt particulier, l’ensemble de la société. Mais l’illusoire va de pair avec un contenu matériel, « pratique », parce que sa volonté d’autoreproduction la conduit à acquérir un savoir technique qui se révèle utile au regard des objectifs de l’État.

Les fonctionnaires du MAS au gouvernement cherchent à occuper un hypothétique « centre politique » qui les différencie du « radicalisme » à la Morales ainsi que de la droite, situation qui s’explique par le double effet de la consolidation relative de l’État (qui requiert les connaissances techniques de la bureaucratie) et d’une stabilité économique toujours plus précaire.

René Zavaleta voit une caractéristique des « sociétés bigarrées » dans le fait que l’on n’ait pas complètement achevé la séparation entre les rapports d’exploitation et les rapports de souveraineté. Et si, tout au long de leur histoire, des pays comme la Bolivie ont connu des moments fondateurs – comme ce fut le cas ici de la révolution de 1952, où le peuple en armes impulsa des processus de démocratisation sociale (nationalisation de mines, suffrage universel, réforme agraire, etc.) – leur manque de profondeur et de portée explique le caractère inachevé de la construction de l’État bolivien moderne.

Plus récemment, on peut penser aux soulèvements populaires qui ont renversé le régime néolibéral, porté le MAS au pouvoir et favorisé le processus constitutionnel à l’origine d’un nouveau régime politique en 2009 comme un nouveau « moment structurel » qui, actuellement, se heurte à des difficultés pour établir sa propre continuité historique. L’approbation, il y a quinze ans, d’une nouvelle constitution n’a pas engendré de véritable système de partis, ce qui met en évidence l’incapacité de la démocratie représentative bolivienne. De fait, le coup d’État de 2019 pourrait être l’illustration du fait que seul un MAS puissant, fort de victoires électorales retentissantes, constitue la garantie de continuité du régime.

En ce qui concerne les rapports matériels, il est très difficile de parler de construction hégémonique durable car presque 70% de la population économiquement active travaillent dans le secteur informel, pour ne prendre qu’un seul chiffre. Sur le plan idéologique, d’autre part, la dimension inclusive de l’État plurinational n’a pas réuni un large consensus social et a besoin d’être défendue, y compris au moyen de barricades, par le mouvement populaire. Autrement dit, tant que le rapport salarial ne s’est pas généralisé, le préalable de l’« égalité » dans l’échange entre la force de travail et le capital n’a pas trouvé pas sa place dans le tissu social, tandis que le principe prémoderne des privilèges de caste demeure vivace dans les relations sociales. Les classes dominantes qui détiennent le plus de poids économique, comme l’oligarchie de Santa Cruz, restent accrochées à la croyance selon laquelle « la population indienne est née pour servir et non pour gouverner ».

Les manœuvres n’offrent pas ce que la politique ne donne pas

Au terme d’une décennie et demie, la Bolivie redevient le pays de la pénurie, du dollar en hausse constante et des conflits « pour tout et pour rien ». Néanmoins, pour tous les dirigeants du MAS, la question centrale semble se résumer à déterminer quel personnel occupe les postes gouvernementaux.

Avec la division du MAS, la politique au sens large, dans sa dimension stratégique, laisse aujourd’hui place à la primauté des manœuvres pour l’élimination de l’adversaire. S’installe une temporalité des petites choses qui surviennent sur un terrain où les objectifs poursuivis se sont rétrécis jusqu’à se réduire au seul acte simple d’administrer l’existant.

Le tableau apparaît pathétique si l’on prend en considération les signes d’essoufflement que donnent les réformes réalisées depuis 2009. Une économie reposant fondamentalement sur la redistribution d’un excédent en diminution constante n’est rien d’autre qu’une bombe à retardement. Il devient urgent d’en venir à la discussion et à l’impulsion d’un nouveau cycle de réformes pour éviter l’effondrement matériel du mouvement populaire ; malheureusement, en Bolivie, le réformisme a les mains vides.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3700.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Jacobin América latina, 3 mars 2024.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.