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DIAL 2515

BRÉSIL - L’homme exclu et le droit de propriété

Francisco Whitaker Ferreira

vendredi 16 novembre 2001, mis en ligne par Dial

Dans un exposé délivré directement en français lors du Colloque organisé par l’Assemblée nationale et la Mission interministérielle pour la célébration du centenaire de la loi 1901 (Paris, 25 juin 2001), Francisco Whitaker Ferreira, secrétaire exécutif de la Commission brésilienne Justice et paix, revient sur les origines de l’inégalité sociale au Brésil. Le droit à la propriété de la terre, qui s’est substitué au droit de posséder des esclaves, continue de marquer radicalement les structures sociales de tout le pays, qui sont caractérisées par la concentration de la richesse et un taux élevé de pauvreté.


Exclusion et inégalité sociale

Si nous voulons que nos sociétés s’organisent selon les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’exclusion sociale est en elle-même inacceptable, puisqu’elle nie déjà le premier article de cette Déclaration : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et droits. Ils sont dotés de raison et conscience et doivent agir les uns par rapport aux autres avec esprit de fraternité. » En fait, l’« exclusion » signifie que ceux que l’on appelle, par convention, les « exclus », n’ont pas accès à tous les biens et services produits par toute la société, et dont nous avons tous besoin pour avoir une vie digne d’un être humain.

Dans mon pays, le Brésil, cette question est réelle et très grave : une des caractéristiques fondamentales de ce pays est la forte concentration de la richesse et l’énorme inégalité des conditions de vie de la population, contrastant avec l’abondance des richesses naturelles, l’immensité du territoire, la beauté des paysages et l’affabilité des gens.

D’un côté, des privilégiés - tous riches, quoique à des degrés variables, de richissimes à moyennement riches - qui mettent les ressources du pays à leur service, et puis au-dessous d’eux ceux qu’on appelle les classes moyennes, qui aspirent aussi à devenir des riches. Tous mènent un train de vie semblable ou supérieur à celui des classes moyennes des pays développés. Beaucoup font aussi du tourisme dans le reste du monde, et les richissimes s’intègrent à la jet set internationale, que l’on retrouve, par exemple, avec des résidences secondaires à Paris. De l’autre côté, une majorité écrasante - 100 millions sur 170 millions - vit dans la pauvreté, au sein de laquelle environ 32 millions de personnes sont dans la misère, et même dans les plus abjectes conditions de vie, d’après les indices du développement humain de l’ONU. En plus de sa gravité, ce problème s’approfondit toujours plus. Un des champions mondiaux de la concentration de la richesse, le Brésil voit cette concentration grandir : en 1961, les 50 % plus pauvres se partageaient 14,5 % du revenu national, un peu plus de ce que recevait le 1 % plus riche, qui se partageait 13,4 % de ce revenu. 14 ans après, en 1995, la concentration continuait à être énorme et, en plus, le rapport s’est inversé : la participation des 50 % plus pauvres baissait à 13,3 % du revenu national, tandis que celle du 1 % plus riche dépassait celle des pauvres, allant jusqu’à 14,4 %.

(...)

Inégalité et banalisation

Cependant, bien que représentant seulement un tiers de la population brésilienne, les riches et classes moyennes forment un « marché » de soixante millions de personnes, masse démographique comparable à celle des grands pays européens, et donc suffisante pour faire fonctionner toute une économie dynamique. Cette économie crée pour ainsi dire un écran cachant la population pauvre, qu’elle éloigne des zones de travail et de commerce, et construit, dans les grandes et moyennes agglomérations urbaines, des « bulles » de modernité que pourraient nous envier les pays riches.

Bien sûr, la pauvreté et la misère de la majorité arrivent à pénétrer dans ces bulles protégées, et avec elles la violence qui naît de la difficulté de survivre par le travail, du manque de perspectives, de la drogue qui se répand partout.

Or, tout en scandalisant les visiteurs des pays moins inégalitaires, l’inégalité sociale brésilienne s’appuie sur un troisième problème : sa banalisation. Elle est en fait acceptée, comme une donnée presque naturelle de notre réalité sociale, par la majorité des Brésiliens. Elle fait partie du quotidien du peuple brésilien, qui ne porte pas vraiment sur elle de regard critique. Les privilégiés, eux-mêmes, n’éprouvent aucune gêne à étaler leurs richesses.

L’écran créé par la réalité économique visible est renforcé par la propagande officielle, qui cache les vrais problèmes, dont les nouvelles distorsions provoquées par une globalisation au service du grand capital international. C’est le cas, par exemple, des accidents du travail dans des activités qui viennent d’être privatisées. Les nouveaux maîtres cherchent à baisser les coûts en diminuant les effectifs, par la sous-traitance à d’autres entreprises, souvent moins bien préparées techniquement : des accidents du travail se multiplient dans ces autres entreprises sans que ceux-ci apparaissent dans les bilans de l’entreprise qui sous-traite.

Racines historiques de l’inégalité

Or, au Brésil, la concentration de la richesse, l’inégalité sociale et sa banalisation prennent en fait leurs racines, historiquement, et avec un lien direct de cause à effet, dans la façon dont l’exercice du droit de propriété - qui développe en soi-même l’égoïsme et l’insensibilité - est devenu un droit exclusif d’un nombre réduit de privilégiés, et qui, maintenu intouchable et sans limites, nous plonge actuellement dans des perspectives peu rassurantes, comme j’essayerai de le montrer.

La première expression de cette distorsion dans l’exercice du droit de propriété, avec des effets sociaux plus profonds, est apparue bien au milieu du XIXème siècle, avec ladite « Loi des terres », promulguée en 1850, presque au même moment qu’une autre loi qui l’avait rendue nécessaire : la loi interdisant le trafic des esclaves noirs de l’Afrique vers le Brésil.

Ce trafic, qui avait commencé en 1570, était déjà devenu illégal, par une loi promulguée en 1831 sous la pression de l’Angleterre, nouvelle puissance coloniale en guerre contre les bateaux qui amenaient de la main- d’œuvre achetée en Afrique pour les plantations de sucre et ensuite de café. Mais c’était une loi « à ne pas appliquer », et qui a donné lieu à l’expression, courante au Brésil, pour nommer des choses qui ne sont pas à prendre au sérieux : « juste pour que les Anglais le voient... » La pression anglaise cependant - dont il serait trop long d’aborder ici les intérêts économiques en jeu - s’est faite alors plus forte, jusqu’à la menace, en 1849, d’occupation de tous les ports brésiliens si le trafic continuait.

Or cette loi allait faire monter le prix des esclaves et donc créer des difficultés aux grands planteurs de café - devenu, après le cycle du sucre, la principale culture d’exportation du pays - qui dépendaient de beaucoup de « bras », comme on disait, pour le cultiver. En effet, ces prix ont alors presque doublé. En prévoyant alors ces difficultés, l’article 18 de la Loi des terres, dont je parlerai spécifiquement plus avant, a autorisé le gouvernement à « faire venir des colons », c’est-à-dire des travailleurs dits « libres » des pays européens - ce qui aiderait aussi ces derniers à résoudre des problèmes d’excès de main-d’œuvre…

Mais, pour l’expansion de la production du café à large échelle - y compris vers de nouvelles terres, le café étant un produit en acceptation croissante sur les marchés européens - il fallait assurer deux conditions : d’un côté, que les « bras » venant pour remplacer les esclaves restent effectivement dans les plantations de café ; d’un autre côté, que les terres soient maintenues sous le contrôle privé des

fazendeiros

[grands propriétaires terriens], pour éviter que les immigrants nouveaux venus aient la « tentation », si on peut le dire, d’obtenir des terres pour eux, afin de réaliser les rêves qui leur étaient proposés pour les conduire à immigrer.

La main d’œuvre garantie

En ce qui concerne le besoin de maintenir les immigrants dans les plantations, les planteurs de café ont mis en place pour ainsi dire un nouveau système d’esclavage, qui d’ailleurs est scandaleusement utilisé chez nous jusqu’à nos jours : la dépendance et la soumission par les dettes.

En effet, au début du processus d’immigration, les fazendeiros finançaient le voyage vers le Brésil de « leurs » travailleurs immigrés, ainsi que leurs premières dépenses. Amenés vers les plantations pour y travailler sous des régimes comme celui du « partenariat », ils avaient aussi une ouverture de crédit chez leurs nouveaux patrons pour acheter les biens dont ils avaient besoin. Leurs dettes augmentaient ainsi jusqu’à devenir pratiquement impossibles à payer - d’autant plus que les prix pratiqués par leurs patrons n’étaient pas nécessairement des prix de faveur, de même que les taux d’intérêt et de change. Ainsi, tout en étant dans une condition différente et supérieure à celle des esclaves, avec qui ils ont encore longtemps coexisté à l’intérieur des fazendas, leur condition de travailleurs « libres » n’était donc qu’une figure de rhétorique.

Face à la réaction de ces travailleurs - il y a même eu des révoltes - les fazendeiros ont utilisé d’autres systèmes, comme celui de l’implantation de « colonies » à l’intérieur de leurs fazendas - le nom de « colons » donné aux immigrants ainsi installés avait ici le sens d’ »employés » et non le sens donné à ce mot pour ceux qui partaient d’Europe pour coloniser les nouvelles régions d’Amérique du Nord et d’Australie.

Il y a quand même eu des projets officiels de colonisation, à partir de 1870, financés par le gouvernement. Ces projets installaient cependant les colons dans des terres non propices à la production de café, avec l’intention de les faire se consacrer à la production de biens d’alimentation, tout en constituant des viviers de main-d’œuvre pour les producteurs de café. Ce système n’a cependant pas eu les résultats escomptés, même si il a quand même éloigné les travailleurs « libres » de la concurrence pour le contrôle de la terre.

Le contrôle sur les terres

En ce qui concerne ce contrôle, ceux qui détenaient le pouvoir politique ont alors fait, sur mesure, la Loi des terres : par l’application de cette loi les fazendeiros passaient de « l’esclavage des noirs à l’esclavage de la terre », d’après l’heureuse expression d’un spécialiste brésilien de cette question. Dans un régime de terre libre, le travail devait être esclave. Dans un régime de travail libre, la terre doit devenir esclave.

La terre jusqu’alors n’avait pas de valeur commerciale. Elle était abondante et obtenue facilement : soit par la simple occupation, soit gracieusement, par concession de la Couronne - par le système de sesmaria amené du Portugal au Brésil en 1530, et qui a pris fin seulement avec l’indépendance du Brésil en 1822, et qui a fait surgir une classe sociale privilégiée.

Donc, la loi n° 601, du 18 septembre 1850, dite Loi des terres, a donné de la valeur commerciale à la terre : elle n’était plus libre, elle devenait une marchandise, propriété de la Couronne, ou alors de ceux qui pouvaient montrer des titres de propriété légitimés par des notaires, à partir des « lettres de sesmaria » reçues de la Couronne ou des preuves « d’occupation pacifique et sans contestations ». À partir donc de 1850, ceux qui voulaient posséder des terres devraient les acheter, soit dans des ventes aux enchères faites par la Couronne - propriétaire de tout le territoire non encore occupé - soit à ceux qui les possédaient déjà. En fait, faciliter l’accès à la terre aurait rendu impossible de disposer de la main-d’œuvre de l’immigrant venu remplacer les esclaves.

Un délai de quatre ans a été fixé pour obtenir des titres de propriété chez les notaires - période pendant laquelle les falsifications se sont multipliées, donnant lieu à des pratiques de corruption qui marquent jusqu’à aujourd’hui les questions de titularisation de terres au Brésil. Ces pratiques se sont d’ailleurs poursuivies jusqu’à la fin du siècle, facilitées par de nouvelles lois qui ont augmenté ce délai, particulièrement à São Paulo, lieu où l’expansion de la production de café était la plus forte.

Ceux qui avaient des « lettres de sesmaria » - vraies ou falsifiées - avaient la priorité, par rapport à de simples occupants, pour recevoir les titres de propriété. Un autre procédé a été alors inauguré : l’expulsion des simples occupants. Ces procédés sont aussi, jusqu’à aujourd’hui, une constante dans la plupart des conflits de la terre, avec des posseiros sous la pression des hommes de main chargés, par ceux qui revendiquent la propriété de la terre que ces posseiros occupent, parfois depuis des décennies, d’utiliser tous les moyens disponibles pour qu’ils abandonnent leurs cultures et leurs maisons, si besoin même en détruisant leurs cultures, incendiant leurs maisons ou assassinant ceux qui résistent le plus, ou même ceux qui pourraient se mettre à les défendre…

Droit de propriété et inégalité sociale

Le droit de propriété, et la façon dont il a été assuré au Brésil, a commencé alors à marquer d’une façon indélébile la structure sociale brésilienne, et donc la concentration de la richesse et l’iné-galité qui la caractérise. La scission de la société en deux - celle des seigneurs et celle des esclaves - s’est consolidée, en mettant en plus du côté de ces derniers les nouveaux travailleurs immigrés. Si les esclaves n’avaient évidemment aucune possibilité d’acheter des terres, les immigrés ne pouvaient pas non plus le faire, à cause de l’endettement auprès de leurs patrons ou même de l’ignorance des procédures locales pour accéder éventuellement à des titres de propriété sur des terres qu’ils pourraient aussi éventuellement occuper.

En d’autres termes, d’un côté, une classe des propriétaires, qui passait de la propriété des esclaves à la propriété de la terre, sans avoir subi la compétition, pour l’accès à la terre, des travailleurs immigrants venus d’Europe ; de l’autre, la masse des esclaves - rendus d’ailleurs juridiquement libres seulement en 1888 - et, dans leurs cultures de survie, les descendants des Indiens ayant survécu au génocide pratiquée par les premiers envahisseurs du territoire brésilien et à l’esclavage imposé jusqu’à 1758.

La population du Brésil est estimée, vers 1700 à 3 millions d’habitants. L’arrivée d’esclaves s’est traduite par une augmentation très importante de la population. Ainsi, seulement entre 1830 et 1850, le Brésil a « importé » 700 000 Africains. En 1850, l’estimation du nombre d’esclaves monte déjà à 4 millions… Leurs descendants - noirs et métis - forment, aujourd’hui, dans les différents États, d’un peu moins de la moitié aux deux tiers de la population. Avec les descendants de travailleurs « libres » qui n’ont pas, pour ainsi dire, « réussi », et les descendants des Indiens, ils correspondent bien aux deux tiers des « exclus » de mon pays.

Dans la pyramide des salaires dans le marché de travail brésilien les hommes blancs se situent en haut, ayant en dessous d’eux les femmes blanches, qui gagnent d’ailleurs, en moyenne, 60 % de ce que gagnent les hommes. Au dessous d’elles les hommes noirs, qui gagnent entre 47 % (à Salvador, Bahia) et 76 % (à Belo Horizonte, Minas Gerais) de moins que les femmes blanches, et, au dessous d’eux, les femmes noires…

L’accès tardif à la propriété

La possibilité, pour les travailleurs immigrés, d’acheter des terres avec les économies qu’ils pouvaient avoir fait après avoir payé leurs dettes, leur a été donnée, en fait, seulement à l’occasion de la crise de 1929. Notons qu’encore en 1918 les fazendas de café étaient énormes. En cette année, à São Paulo, la plus grande industrie employait 3 000 ouvriers, alors qu’il y avait des plantations de café qui employaient plus de 8 000 travailleurs. En 1929 cependant, la terre ayant perdu de sa valeur, beaucoup de fazendeiros ont dû abandonner les productions agricoles ou vendre des morceaux de leurs propriétés, de même que des lotissements ruraux pour des petits propriétaires ont été lancés dans les frontières agricoles.

Les actuelles classes moyennes brésiliennes surgissent de cette possibilité ainsi ouverte à ces travailleurs, associée à l’immigration financée par les immigrants eux-mêmes et celle financée par le gouvernement à partir de 1870 - un million six cent mille immigrants étant arrivés entre 1881 et 1913. Cette immigration a été dirigée vers l’industrie, déjà au XIXème siècle, et vers les projets officiels de colonisation de petites propriétés, avec une implantation plus forte dans les États du sud du pays.

L’actuelle situation sociale au Brésil serait donc en fait bien différente si nous avions réussi à donner l’accès à la propriété de la terre à un nombre plus grand de personnes au long du processus d’occupation de notre territoire, tout au moins à partir de l’indépendance du pays en 1822. Les États-Unis ont eu un meilleur sort : en 1862, douze ans après la loi qui, au Brésil, « fermait » cet accès en permettant la formation des grandes propriétés rurales, une loi américaine limitait, chez eux, la dimension des propriétés agricoles…

Il y a eu aussi chez nous ceux qui essayaient dès cette époque de faire notre réforme agraire. Mais ils n’ont jamais eu la possibilité de vaincre la résistance des grands propriétaires terriens.

Encore en 1964, en pleine moitié du siècle dernier - plus de cent ans après la Loi des terres - cette résistance a même mené à un coup d’état : un des principaux arguments des militaires brésiliens pour faire tomber le gouvernement constitutionnel et prendre le pouvoir a été l’intention déclarée de ce gouvernement de faire - enfin - la réforme agraire chez nous. Moi-même j’ai payé quinze années d’exil - ce qui m’a permis quand même d’apprendre un peu le français… - pour avoir travaillé à la planification de cette réforme au sein de l’organisme chargé, par le gouvernement déchu, de la réaliser.

Le droit de propriété dans les villes

Les effets pervers d’un accès restreint à la propriété privée de la terre ne se réduisent cependant pas aux racines historiques de l’exclusion et de l’inégalité sociale. Nos villes connaissent aujourd’hui d’autres effets d’exclusion liés à la propriété de la terre urbaine, comprise comme intouchable.

En effet, l’expulsion des petits agriculteurs par les grandes cultures d’exportation et les difficultés à survivre à la campagne, associée à la non réalisation d’une réforme agraire, ont provoqué au Brésil un processus d’urbanisation gigantesque et rapide. Il y a soixante ans, en 1940, la population urbaine ne représentait que 26,34 % de la population totale ; en 1980, ce pourcentage arrivait déjà à 68,86 %, pour atteindre 75,6 % en 1991, 78,4 % en 1996 et 81,20 % à l’année 2000. En dix ans, de 1970 à 1980, le nombre de grandes villes ayant plus d’un million d’habitants est passé de cinq à dix.

Or, ce sont les pauvres de la campagne qui sont allés en masse vers les villes. Mais le nombre d’emplois urbains n’était pas suffisant pour absorber cet afflux de population, et cette urbanisation est en effet une urbanisation de la pauvreté : les pauvres de la campagne, en déménageant vers les villes, concentrent la pauvreté.

Un des principaux problèmes de cette population sans travail concentrée dans les villes est celui du logement. Elle va vivre alors dans des maisons précaires, dans les périphéries urbaines. Celles-ci représentent jusqu’à la moitié des logements existants. Les favelas - des habitations fragiles montées dans des terrains envahis, souvent sur des aires à fort risque d’inondations, de glissements de terrain, … - constituent autour de 20 % des habitations, et même, dans la principale ville du Nord-Est du Brésil, jusqu’à 46 % de celles-ci.

Ces périphéries des villes atteignent alors de vastes dimensions, avec de grands espaces vides sans usage. Or ces espaces vides, qui augmentent considérablement le coût des équipements d’infrastructure urbaine qui doit couvrir toute la ville, sont dus au droit de propriété utilisé négativement : les propriétaires des grandes parcelles de terre rurale atteintes par l’expansion des zones urbaines préfèrent ne pas les mettre de suite en vente pour un usage urbain, afin de spéculer sur leur valeur. Ou alors ils vendent des petits lots à la limite de leurs terres et des frontières de la ville, de façon à « encercler » leurs terres par une occupation urbaine qui augmentera encore plus leur valeur de vente, après l’installation des équipements urbains dans les lots qu’ils ont vendus.

Les limites au droit de propriété

Tous ces maux ne pouvaient pas ne pas mettre en question un droit de propriété conçu comme naturel et imprescriptible, inviolable et sacré, essentiel et inaliénable, absolu, exclusif et perpétuel. Il ne faut pas oublier que déjà en 1850, quand la Loi des terres a été adoptée, un Français, Auguste Comte, parlait des limitations du droit de propriété, avec le concept de « fonction sociale de la propriété ».

En effet, le Brésil a vécu de 1985 à 1988 une période exceptionnelle de révision de nos droits et devoirs, lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution, à la fin de la dictature militaire, élaboration qui s’est faite avec une intense participation de toute la société.

Cette Constitution, promulguée en 1988, dit que le droit de propriété n’est légitime que si et lorsque la propriété accomplit une fonction sociale dirigée vers la justice sociale. Au lieu donc de rester cantonnée à un droit individuel, ou comme institution du droit privé, la propriété est devenue une institution de l’ordre économique, et doit respecter les principes de cet ordre, dont la finalité est d’assurer à tous une existence digne, conformément aux exigences de la justice sociale.

La Constitution a alors prévu plusieurs limitations au droit de la propriété rurale, par le fait de la considérer non plus seulement comme un bien patrimonial mais aussi comme un bien de production - les terres non productives pouvant alors être expropriées par le gouvernement à des fins de réforme agraire. Le lobby des grands propriétaires de terre, plus fort que celui de ceux qui se battaient pour cette réforme, a réussi cependant à réduire la capacité du gouvernement de la faire, en obligeant par exemple que les terres expropriées soient payées en argent comptant.

Mais le principe de la fonction sociale a été retenu, et avec lui la possibilité d’obliger les propriétaires de terrains urbains à ne plus attendre indéfiniment l’augmentation de la valeur commerciale de ceux-ci : il devient ainsi possible de fixer des délais pour donner une utilisation à ces terres situées dans des espaces urbains, sous peine d’être obligés de les diviser pour les vendre, ou même d’être expropriés.

Il y a cependant un long chemin entre la réalité des lendemains et l’enthousiasme de l’élaboration d’une Constitution - dite citoyenne - qui ouvrait des portes pour faire face aux problèmes sociaux brésiliens. Ainsi, beaucoup de ses principes restent lettre morte, et plusieurs amendements ont déjà bien réduit la portée de cette Constitution, tout au long des années passées depuis son adoption, en 1988.

La mobilisation de la société

La société brésilienne, cependant, n’est pas restée immobile. Par exemple un vaste mouvement social, très connu en France, le Mouvement des travailleurs sans terre (MST), force encore, et toujours plus, les gouvernements à exproprier les terres non productives pour les distribuer à des agriculteurs qui ont dû abandonner les terres qu’ils travaillaient. Il s’agit d’une lutte dure - de 1987 à 2000, 112 leaders de ce mouvement ont été assassinés - presque dix par an. On a aussi découvert des propriétaires terriens qui sur-valorisent frauduleusement leurs terres improductives pour obtenir de grasses indemnisations pour l’expropriation de ces terres - dans la lignée d’un autre grand problème brésilien, la corruption.

L’existence du MST, qui regroupe en son sein plusieurs types d’associations, me conduit à parler aussi de l’organisation de la société civile brésilienne, pour faire le lien avec le centenaire de la Loi 1901.

Une des plus fortes caractéristiques des pays sous-développés est la faiblesse de leur tissu social - les grandes migrations intérieures aidant à déraciner les personnes. La pauvreté a aussi comme conséquence un bas niveau de conscience politique de la population - la pauvreté politique - et son bas niveau d’organisation. Nous n’avons pas eu, au début du siècle, une Loi 1901, stimulant cette structuration sociale qui aide aujourd’hui la société civile française à avoir de la force et à résister à tout type de violence - tout en subissant la pression du pouvoir publique pour la domestiquer. Chez nous, d’ailleurs, on en vient à dire que les ONG - organisations non-gouvernementales - devraient se transformer en organisations néo-gouvernementales… Mais en effet, blague à part, les associations sans but lucratif n’ont une existence juridique au Brésil que depuis 1917, avec notre premier Code civil, et encore d’une façon très limitée.

Il nous faut donc fournir un très grand effort pour résister aux différents types de violence et domination qui maintiennent chez nous la concentration de la richesse, l’inégalité sociale et sa banalisation.

La lutte contre la corruption électorale

J’ai eu la possibilité de participer, dernièrement, à l’un de ces efforts, qui donne bien une idée des problèmes que nous affrontons, pour qu’au moins notre démocratie soit plus légitime. Cette « Constitution citoyenne » de 1988 a ouvert au peuple la possibilité de participer à l’élaboration législative du pays, par la présentation de « projets de loi d’initiative populaire ».

Nous avons alors pris comme thème de travail, dans cette perspective, l’une des plus grandes distorsions de nos pratiques électorales : l’achat du vote des électeurs, appelée « corruption électorale ».

En effet, au Brésil comme peut-être dans presque tous les pays du tiers monde, l’achat des votes est une pratique courante, facilitée par le bas niveau de conscience politique de la majorité des citoyens - cette majorité d’« exclus », qui forment d’immenses « armées électorales de réserve », disposées à vendre leurs votes en échange d’un « plat de haricots ».

Il s’agit en fait d’une méthode politique perverse et même cruelle, car tout en rendant fragile une démocratie dont le fonctionnement se voit ainsi faussé à la base, elle tire sa force du maintien de la pauvreté et de la misère.

En fait, les élus qui utilisent ces pratiques méprisent les électeurs - il s’agit bien d’une des formes de banalisation de l’inégalité - et de ce fait sont peu enclins à lutter pour résoudre les problèmes sociaux du pays. D’autre part, ayant recouru à des méthodes frauduleuses pour se faire élire, c’est encore de telles méthodes qu’ils sont prêts à mettre en œuvre dans l’exercice de leur mandat, ce qui conduit à l’installation de la corruption comme pratique généralisée dans le milieu politique.

Or, notre société civile, malgré son faible niveau d’organisation, a été capable, dix ans après la création de cet instrument de participation, de réunir le million de signatures nécessaires d’après la Constitution - 1 % de l’électorat - pour présenter un « projet de loi d’initiative populaire ». La force politique de ce million de signatures a permis de faire adopter la loi proposée, qui a déjà eu des effets sur les élections municipales de 2000 - et permis le renouvellement de beaucoup de conseils municipaux. Nous travaillons maintenant pour qu’elle puisse avoir des effets encore plus significatifs lors des élections de l’an 2002.

Le Forum social mondial

C’est aussi cette force de la société civile, qui grandit nettement au Brésil, qui a amené un groupe d’ONG, de mouvements sociaux - dont le MST déjà cité - et de syndicats, à proposer et réaliser le premier Forum social mondial, espace privilégié pour affronter la dernière version en date du droit de propriété privé incontesté : celui des propriétaires des grands capitaux internationaux qui veulent imposer à nos pays - y compris à la France, comme nous l’avons vu avec l’Accord multilatéral d’investissements (AMI) - des règles pour l’investissement étranger qui leur donnent tous les droits et aucun devoir.

Il s’agit en fait d’un vrai retour en arrière dans le concept de fonction sociale de la propriété. Nous sommes maintenant au Brésil sous la forte menace d’un accord encore plus drastique que l’AMI, celui de l’ALCA, auquel j’ai déjà fait référence - Traité de libre commerce des Amériques - malgré tous nos principes constitutionnels sur les finalités de l’ordre économique : assurer à tous une existence digne, d’après les exigences de la justice sociale. Par cet accord, le capital étranger aurait au Brésil, entre autres droits, celui d’être indemnisé par notre gouvernement si, par exemple, ce gouvernement n’était pas capable d’éviter une grève de travailleurs menant à une interruption de leurs activités productives, ou encore si le gouvernement décidait d’interdire des activités productives ou commerciales qui portent préjudice à notre environnement naturel ou à la santé ou aux droits de nos citoyens.

Si l’on revient à la Loi des terres de 1850, c’est comme si les propriétaires étrangers des plantations de café demandaient une indemnisation au gouvernement parce que les esclaves ramenés d’Afrique avec l’autorisation du gouvernement travaillent moins dur, ou parce que les travailleurs immigrés importés par le gouvernement décident de changer de patron parce qu’un autre patron a bien voulu payer leurs dettes pour les faire venir travailler chez lui. Ou encore, si cela avait été possible à cette époque, parce qu’on les empêche d’utiliser dans leurs exploitations des pesticides interdits pour leur toxicité.

Conclusions

Le thème de mon exposé, proposé par les organisateurs de ce Colloque - et je profite de l’occasion pour les remercier de cette invitation, qui m’honore beaucoup - le thème de l’exposé donc était le rapport entre l’exclusion au Brésil et le droit de propriété. J’espère avoir aidé à voir comment ce rapport joue :

 Aux racines de la vraie iniquité sociale représentée par l’exclusion, la concentration de la richesse et l’inégalité sociale dont aujourd’hui nous Brésiliens devrions avoir honte, le droit de propriété a été le premier instrument utilisé, il y a déjà un siècle et demi, pour empêcher une partie significative de notre population d’accéder à la terre, en construisant ainsi les bases d’un processus continuel d’exclusion.

 En bloquant aujourd’hui la réforme de la structure de propriété de la terre rurale - ce qu’on appelle la réforme agraire - qui pourrait aider à faire passer des centaines de milliers de Brésiliens de la condition d’exclus à celle de petits agriculteurs, augmentant ainsi notre marché intérieur et donc nos possibilités de développement économique. En bloquant aussi une utilisation sociale de tous les espaces urbains - ce qu’on appelle la réforme urbaine - ce qui pourrait améliorer les conditions de logement et la qualité de vie en général dans les villes vers lesquelles se sont dirigées d’une façon chaque fois plus intense les masses des expulsés des campagnes par les grandes cultures d’exportation.

 En nous ouvrant des perspectives sombres pour le futur, dans la mesure où le type de globalisation qui est jusqu’à maintenant triomphante, sous le commandement des grandes entreprises internationales et des intérêts du capital spéculatif, ne s’occupe pas des exclus, les abandonnant à leur sort. Elle nous impose des règles de commerce et d’investissement international fondées sur un droit de propriété sans aucune restriction sociale. Ce droit assure aux entreprises et aux investisseurs, intéressés à gagner de l’argent au Brésil, tous les droits pour utiliser, retirer des fruits et abuser à leur profit de la propriété du capital investi chez nous, contre les générations futures - par des crimes écologiques - et contre l’action des gouvernements qui éventuellement pourraient vouloir s’opposer, au nom des intérêts de la population du pays, à des méthodes et des types de production qui ne respectent pas les droits des citoyens brésiliens.

Heureusement la conscience de toutes ces questions augmente dans mon pays, ce qui nous fait quand même garder l’espoir de construire au Brésil une société plus juste.

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