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AMÉRIQUE LATINE - « Pourquoi me tuer sans me juger ? »

Iosu Perales

vendredi 19 avril 2019, mis en ligne par Françoise Couëdel

Mercredi 3 mars 2019.

Récemment López Obrador a prié l’État espagnol de demander pardon pour les dommages occasionnés par la conquête. En pleine campagne électorale les partis nationalistes espagnols, parmi lesquels le Parti populaire et el PSOE, ont répondu, avec une certaine irritation, au président mexicain, en refusant cette possibilité.

C’est le point de départ de cet article.

« Pourquoi me tuer sans me juger ? » a dit Cuauhtémoc à Hernán Cortés, peu avant d’être exécuté.

Il est aussi inutile de vouloir cacher le soleil d’un doigt que de vouloir cacher que la conquête de l’Amérique s’est faite selon des méthodes cruelles, massivement appliquées et qui ont conduit à l’extermination, un véritable génocide des communautés et des populations indiennes. Certes, les morts n’ont pas été le seul fait des armes et des tortures, elles ont aussi eu pour cause la vérole, la coqueluche, le typhus, la grippe, la diphtérie, les oreillons, la syphilis et la peste pneumonique. Des maladies contagieuses apportées par les Espagnols, qui n’avaient subi aucun contrôle sanitaire, ce qui nous laisse imaginer le genre de personnes qui ont embarqué sur les bateaux des conquistadors et surtout quelle sorte d’individus étaient les financeurs de l’entreprise et les monarques régnants. C’est ainsi que les Indiens tombaient comme des mouches au contact de ces bactéries inconnues.

Les historiens évaluent de 50 à 60 millions le nombre d’indiens tués d’une façon ou d’une autre. Mais, pour moi, participer à un concours de chiffres n’est d’aucun intérêt, ni même de trancher entre légende noire et légende rose, au-delà de l’évidence. Il est vrai que dans les sociétés sous la domination des Incas et des Aztèques des règles et des pratiques brutales étaient la norme. Les rois, les prêtres et les guerriers laissaient peu de place à la liberté. Les sacrifices humains étaient monnaie courante et il ne s’agit pas d’idéaliser ce passé. Mais ce qui viendrait ensuite fut pire. Des massacres, des assassinats collectifs, des amputations de mains et de pieds, des blessures soignées à l’huile bouillante, des viols, toutes sortes de crimes qui semblaient émaner d’esprits perturbés. L’Espagne qui, en Amérique, assassinait impunément pour assouvir sa voracité d’or et d’argent, en cette même période persécutait, torturait, tuait et expulsait juifs et musulmans. L’Espagne du XXIe siècle est une Espagne qui n’a pas encore pu se libérer du fondamentalisme et de l’intolérance enracinés depuis lors. L’Espagne d’aujourd’hui s’est construite dans des bains de sang et au nom d’une unité basée sur deux fondements irrépressibles que sont l’évangile et le castillan.

Quand Colón débarqua l’Amérique, qui avait déjà été découverte, fut le théâtre d’une entreprise financière s’inscrivant dans le contexte de l’expansion européenne. Une entreprise dite civilisatrice des territoires conquis est un récit qui prétend blanchir la barbarie commise par des fripouilles. Il est certain que l’évangélisation a obéi avant tout au besoin de soumettre et de contrôler émotionnellement les populations originaires. Les religieux qui accompagnaient les Espagnols impitoyables n’ont été que des instruments au service de cette chasse humaine. Prétendre que ce fut l’arrivée de la civilisation est une honte. Les grandes cultures autochtones, maya, aztèque et inca, furent dévastées par les conquistadors.

Il existe, à la même époque, un parallélisme entre la conquête de l’Amérique et la reconquête de l’Espagne, que ne révèle pas l’histoire officielle : dans un cas comme dans l’autre le mercantilisme expansionniste explique beaucoup de choses. Les Indiens d’Amérique ne connaissaient pas la propriété privée, n’utilisaient pas l’or et l’argent comme monnaie mais pour s’en parer le corps. Il s’agit du socialisme indien auquel se réfère ces jours-ci le spécialiste de Pizarro, Santiago Abascal. Imposer le modèle d’exploitation du colonisateur était une priorité. La solution a été le pillage, le vol de terres et des richesses qu’elles renfermaient, allié à la destruction de la vie communautaire.

Dans le même ordre d’idée, l’expulsion des musulmans, après sept siècles de présence, a fait partie d’un projet qui se consoliderait au XVIe siècle, consistant à imposer un État nation unique et indivisible, de confession chrétienne, qui a été le moteur de la dynamique mercantile. Cette Espagne là s’est construite sur une matrice castillane et s’est nourrie d’une idéologie de la conquête : une idéologie épique, une geste « civilisatrice » et chrétienne a servi de fondement à l’entreprise fondatrice de l’Espagne du XVIe siècle. Et l’Espagne d’aujourd’hui, dominatrice, celle qui veut instaurer une unité impossible, par la violence, est l’héritière de cette entreprise aussi vorace qu’ignorante qui a développé un nationalisme agressif et déprédateur.

La prospérité apparente et le pouvoir éclatant de l’Espagne au XVIe siècle ont été factices et illusoires et n’ont finalement pas survécu sur le long terme. En effet ils ont été basés presque entièrement sur l’afflux d’argent et d’or des colonies espagnoles d’Amérique. À court terme cet afflux de métal a offert aux Espagnols des moyens pour se procurer, pour profiter des produits d’Europe et d’Asie, mais sur le long terme l’inflation des prix a éliminé ce privilège temporaire. Quand, au XVIIème siècle, la source de ces matières précieuses s’est tarie, il ne restait rien ou pas grand-chose. Comme on le sait, il n’y a pas eu en Espagne de révolution bourgeoise, et au XVIII et XIXe siècles se sont succédés des régimes rétrogrades, qui ont confié le pouvoir politique à des militaires et des grands propriétaires et le pouvoir idéologique à l’Église catholique. L’Espagne a accédé tardivement et non sans mal au progrès.

L’Espagne doit-elle demander pardon aux peuples d’Amérique ? Tout dépend des relations qu’elle souhaite avoir avec eux. Si on veut une relation d’égal à égal la demande de pardon serait le facteur qui construirait une coopération stratégique. Il est clair qu’elle devrait aussi demander pardon aux musulmans et aux sépharades. Mais si elle veut perpétuer une relation paternaliste, asymétrique, dominatrice, selon la néfaste conception traditionnelle de la mère-patrie, alors, je le crains, il n’y aura pas de place pour le pardon.

Une autre chose est que l’Espagne soit prête à demander pardon. Je pense que non. Ce n’est pas un hasard si la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Allemagne, l’Australie, l’Indonésie, le Canada, les États Unis, le Japon l’ont fait à l’adresse de leurs anciennes colonies et, dans certains cas, vis-à-vis des natifs de leurs pays. Aux élites politiques espagnoles la repentance ne leur vient pas à l’esprit. L’attitude d’Aznar concernant le bombardement et la guerre en Irak, à la différence de celle de Tony Blair qui a demandé pardon, n’est que la continuité d’une position historique dominatrice, orgueilleuse, propre de celui qui se vante de ses exploits supposés pour dissimuler ses faiblesses.

Il est vrai que l’avènement des nations latino-américaines a vu la naissance de régimes injustes, étroitement liés à un modèle colonial exploiteur et excluant les populations natives. Les pouvoirs, les castes créoles, ont organisé leurs pays sur le modèle européen. L’émancipation de l’Amérique n’a pas supposé la liberté réelle pour ses peuples. C’est pour cette raison que López Obrador a déjà demandé pardon. Cela ne résout pas tout, des actes sont des preuves d’amour. Mais c’est un bon point de départ pour construire un nouveau pays.

Aujourd’hui l’Amérique latine vit un néocolonialisme avec de nouveaux acteurs. Les États-Unis, le Japon, Taiwan et la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, l’Espagne et les pays européens, achètent impunément des terres et ce que renferme le sous-sol en ressources naturelles. Le Venezuela avec ses 20% de réserves de pétrole est au centre de la dispute.


Iosu Perales (Tolosa, décembre 1946) est un politologue spécialiste des relations internationales et de la coopération au développement.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/199113.

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