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DIAl 2836

BRÉSIL - « Parler en tant que femme »

Ivone Gebara

mardi 1er novembre 2005, mis en ligne par Dial

Le mouvement « écoféministe » revêt une certaine notoriété en Amérique latine et se manifeste même dans le cadre des Eglises, y compris de l’Eglise catholique. Le théologienne Ivone Gebara, déjà connue de nos lecteurs [1], en est une éminente représentante au Brésil. Parmi ses publications, signalons celles qui sont accessibles en français : Le mal au féminin, Harmattan, Paris, 1999 ; Les eaux de mon puits, Ed. Mols, Belgique, 2003 ; Pour libérer la théologie - Variations autour de la pensée féministe de Ivone Gebara, Presses universitaires de Laval, 2002 ; Fragile Liberté, Médiaspaul, Montréal, 2005. Dans le texte ci-dessous, Ivone Gebara s’explique sur ses orientations et la façon dont elle se situe au sein de l’Eglise catholique, professant simultanément sa foi chrétienne et son écoféminisme. Le texte de cet entretien provient de La República de las Mujeres, reproduit dans ADITAL (Agence d’information Frei Tito pour l’Amérique latine), août 2005.


Avec une foi sans restriction, la Brésilienne Ivone Gebara croit que les gouvernements de nos pays doivent dépénaliser l’avortement car « la douleur liée aux principes est abstraite mais la douleur de la femme qui ne veut ni ne peut assumer la venue à terme de sa grossesse est une douleur concrète, une douleur que l’on éprouve dans sa chair ».
Cette façon de penser n’aurait rien d’étrange de la part d’une féministe à ceci prés qu’Ivone Gebara est également une religieuse. En tant que religieuse de la congrégation des Sœurs de Notre-Dame et docteur en philosophie et sciences de la religion, sa pensée, en 1994, fit scandale auprès de la hiérarchie du Vatican qui lui imposa un silence de deux ans et la déplaça à Bruxelles (Belgique) dans l’espoir de faire taire sa révolte. Ivone Gebara se soumit à cet ordre et profita de ce temps pour travailler sur de nouveaux livres qui par la suite lui permirent de continuer à diffuser ses idées, nées au contact des femmes pauvres de son pays.

Voici le texte de Ana Maria Viera de La République des femmes, suite à leur entretien : « Il y a quelques années une femme pauvre dit à Ivone Gebara “Tu parles comme un homme, tu parles de politique et d’économie et tu ne prends pas en compte nos problèmes, de notre difficulté à donner à manger jusqu’au vendredi parce que c’est le samedi que nos compagnons touchent leur salaire et parfois il n’y a pas de quoi manger.” » C’est alors que I. Gebara décida de « parler en tant que femme » (...). Bien que les critiques de l’Eglise à laquelle elle appartient n’aient pas cessé, elle se refuse à renoncer à son état de religieuse car, dit-elle, « ils n’ont pas de droit de regard sur mon choix. J’ai choisi d’intégrer une congrégation religieuse et ils n’ont pas le droit de m’en exclure. »

L’eau de mon puits renvoie concrètement au thème de la liberté. Qu’est ce, pour vous, que la liberté ?

Ivone Gebara : En général quand on parle de liberté on traite le thème dans le cadre d’une expérience sociale, mais lorsqu’on interroge directement les gens sur leurs expériences personnelles ils ne savent que dire. La liberté est vue comme une valeur considérable, publique, mais éloignée de la vie quotidienne.

Dans mon cas personnel, pour être libre j’ai dû refuser de réaliser le rêve que ma mère nourrissait à mon endroit et qui était de me marier à un syro-libanais d’origine et de préférence de la première génération comme moi. Fondamentalement ma liberté a son origine dans le conflit avec la figure maternelle, puis paternelle. Les histoires racontées par une employée qui était, depuis ma naissance, dans la maison paternelle, ont eu, aussi, une influence sur moi. C’était une petite fille d’esclaves et c’est sur ses lèvres que pour la première fois j’ai entendu le mot liberté. Des années plus tard, alors jeune professeur de philosophie, je me suis liée d’amitié avec une femme professeur de chimie, qui militait contre la dictature militaire et qui m’a montré un autre visage de la liberté. Elle a été emprisonnée et elle est morte en luttant pour cette liberté là.

VIVRE DANS LA TRANSGRESSION

N’y a-t-il pas une contradiction entre la recherche de la liberté et le choix d’entrer dans un ordre religieux avec toutes les limites que cela suppose ?

Quand on me demande pourquoi je suis entrée dans les ordres, je réponds que j’y cherchais ma liberté, même si cela semble contradictoire. J’ai terminé mes études à l’université en décembre 1966, en pleine dictature militaire au Brésil, et en février 1967 j’ai intégré ma congrégation.

Déjà, lorsque j’ai décidé d’étudier la philosophie, j’étais en situation de transgression parce que ma famille ne voulait pas que j’étudie. Il n’y avait pas d’argent pour financer des études universitaires et j’ai décidé de travailler pour pouvoir étudier. Mes parents disaient que si je travaillais, les garçons riches ne me rechercheraient pas et je perdrais l’opportunité de faire un « beau » mariage ; ils pensaient que ce qui me convenait c’était d’étudier la décoration. J’ai choisi de travailler et au cours de mes études je suis devenue leader étudiant. J’étais présidente du Centre des étudiants de philosophie et j’ai aussi pris contact avec les religieuses de l’université qui allaient travailler avec les pauvres dans leurs quartiers. C’est ainsi que je me suis sentie attirée par un modèle de femme intellectuelle, engagée auprès des pauvres et opposée à la dictature militaire. Je ne pensais ni aux limites de l’institution religieuse ni aux prêtres. La seule chose à laquelle je pensais c’est que je voulais vivre comme ces femmes, dans des conditions très différentes de celles vers lesquelles semblait me conduire ma destinée.

Que s’est-il passé lorsque vous vous êtes retrouvée face à cette autre Eglise, celle des limites et du patriarcat ?

Je n’ai rencontré cette Eglise que dans les années 80, lors de mes premières incursions dans le féminisme. J’ai vécu heureuse pendant toutes ces années, satisfaite d’avoir un tout petit espace au milieu de l’élite masculine de l’Eglise.

TOMBER DE HAUT

Comment franchit-on ce pas vers le féminisme sans abandonner la religion ?

En 1979, j’ai commencé à lire des écrits féministes et je suis tombée de haut. Mes yeux se sont ouverts et j’ai commencé à voir les femmes pauvres avec lesquelles je travaillais, leur soumission et leur mépris de leur propre corps, ces femmes toujours reléguées à la dernière place, après le mari, les enfants, le foyer. En même temps, j’ai pris conscience que je faisais la même chose en mettant au premier plan la congrégation, l’Eglise, les parents. C’est alors que j’ai commencé à traiter d’autres problèmes en invoquant les thématiques de la femme chaque fois que l’on évoquait certaines luttes précises, une recherche de justice. Mon féminisme à ses débuts était plutôt timide, limité à des problèmes religieux, mais, dans l’église, on ne croit pas que je sois timide.

Lorsque vous vous êtes convertie au féminisme, n’avez-vous pas pensé à abandonner l’Eglise ?

Non, parce que, en ce qui me concerne, être féministe a un sens qui est d’instaurer une lutte sociale afin d’être reconnue, dans le cadre de l’Eglise, en tant que citoyenne. Jamais je n’ai cherché à concilier les deux choses, mais voulu qu’à l’intérieur de l’Eglise s’ouvre un espace d’égalité de droits. Lorsque j’ai pris la décision de ne pas être une théologienne de la conciliation, l’Eglise catholique m’a sanctionnée en m’envoyant en Belgique. J’ai accepté, mais sans en faire une manifestation de soumission, au contraire. Ils n’ont pas de droit de regard sur mon choix. J’ai choisi d’intégrer une congrégation religieuse et ils n’ont pas le droit de m’en exclure. Parce que je suis obstinée, je suis restée. En apparence, j’ai fait ce qu’ils ont voulu mais, en réalité, c’est ce que j’ai voulu, moi, que j’ai fait. Pendant cette période j’ai publié un livre, ma thèse en sciences de la religion. J’ai obtenu le grade de docteur en sciences de la religion avec la mention la plus élevée, et il m’a été accordé par l’institution même qui m’avait condamnée. Cela met en évidence la contradiction interne de l’institution.

CATHOLICISME DES MARGES

Après ces deux années en Europe vous avez continué à soutenir vos opinions. Où en est cette situation conflictuelle avec l’Eglise ?

Actuellement ce n’est plus un conflit ouvert mais ils tâchent de m’ignorer ou de dire que ce que je fais n’est pas de la théologie catholique mais de la philosophie de la religion. Ça me fait rire parce que ça me semble stupide. Leur manière de dire les choses est si dénuée de fondement, si éloignée des préoccupations réelles des individus, hommes et femmes, qu’ils me font rire.

A quoi attribuez vous cet éloignement de l’Eglise Catholique par rapport aux « préoccupations réelles » ? Faut-il y voir la raison de la perte en fidèles dont elle souffre ?

En Amérique latine, actuellement, le catholicisme n’est plus celui des contenus dogmatiques. Même ceux qui se disent catholiques ne sont pas d’accord avec les dogmes. Les gens penchent pour un catholicisme plus festif et chantant. L’Eglise catholique s’ouvre à un catholicisme à caractère plus pentecôtiste, qui offre aux gens une sécurité de type plus psychologique. Sur ce point aussi, la mondialisation a eu son influence, elle a conduit à un catholicisme plus médiatique, qui n’invite pas les gens à la réflexion .

En ce qui me concerne, je suis une représentante d’un christianisme absolument minoritaire qui n’a rien à voir avec ce catholicisme du spectacle qui, malheureusement, est celui qui s’impose. Evêques et prêtres peuvent donc continuer leurs discours et enseigner les mêmes dogmes de toujours, mais dans la réalité ce type d’action se situe en périphérie parce que les masses populaires dans leur majorité ne comprennent pas de quoi ils parlent et ne lisent la Bible que pour en tirer une orientation morale, rien de plus.

DANS UNE PERSPECTIVE FEMINISTE

Quelle influence a eu votre relation avec des femmes pauvres dans votre changement vis-à-vis de l’Eglise et du féminisme ?

Je vis dans un quartier populaire des environs de Recife et les femmes des quartiers de ce type ont eu sur moi une influence décisive. Je suis tombée de haut pour la première fois lorsqu’une de ces femmes pauvres m’a dit que j’utilisais un langage d’homme. Ça m’a rendue malade parce qu’alors je me croyais très féminine. J’avais des réunions chez elle avec un groupe d’ouvriers pour réfléchir à la problématique des pauvres et je pensais les y inclure tous, mais cette femme m’a dit que je ne parlais jamais de la lutte des femmes pour assurer le pain quotidien. « Tu ne dis jamais que le pire jour de la semaine pour nous est le vendredi parce que c’est le samedi que nos maris reçoivent leur salaire et le vendredi il n’y a plus de quoi manger. Tu ne parles jamais des problèmes sexuels et de nos souffrances à nous les femmes », me dit-elle.

Jusque-là jamais je ne m’étais préoccupée de problématique sexuelle et des difficultés bien réelles qu’implique le défaut de contrôle des naissances. Jusqu’à ce moment-là, j’étais sur un nuage du point de vue de la sexualité, je n’ignorais pas son existence, mais jamais il ne me serait venu à l’idée de faire une lecture de la réalité économique, sociale et politique du point de vue de la sexualité des femmes pauvres. Elles m’ont ramenée sur terre. C’est alors que j’ai découvert que le choix des femmes n’intervient pas dans les processus démographiques. Elles doivent subir la manipulation des politiques de peuplement dans une situation d’esclavage, en jouant le rôle des esclaves qui se devaient de fournir aux maîtres le plaisir en même temps qu’une main d’œuvre. On peut écrire l’histoire d’un pays en s’appuyant sur la vie sexuelle des femmes.

PRINCIPES ABSTRAITS ET DOULEURS CONCRETES

Est-ce que l’avortement doit être une décision de la femme ou les principes établis par l’Eglise catholique doivent-ils s’imposer ?

On ne peut pas analyser l’avortement comme un fait isolé, abstrait, à l’exclusion des circonstances qui l’induisent. On ne peut pas ignorer que la société de mondialisation actuelle augmente les exclusions et qu’il y a de plus en plus de pauvres. C’est vrai que l’avortement est un problème. Sur le principe, je suis opposée à ce que l’on détruise la vie, mais ces systèmes d’exclusion aussi sont destructeurs de vie. C’est pour cela qu’on ne peut pas parler de l’avortement de façon isolée, en se plaçant seulement du point de vue religieux ou économique. Il faut prendre en compte le contexte, parce qu’il s’agit d’une décision très personnelle. Il n’existe pas d’obligation à avorter ou à ne pas avorter pour une femme, mais elle doit avoir le droit d’en décider. La société d’exclusion refuse ce droit aux femmes pauvres à partir du moment où elle leur refuse le droit à une éducation sexuelle.

Si les conditions d’une vie digne n’existent pas pour une population, on ne peut pas critiquer des comportements comme s’il s’agissait de faits isolés. Si une fille de 15 ans dit qu’elle ne peut pas avoir son enfant, la société n’a pas le droit de la déclarer coupable parce que, antérieurement à cette grossesse, la société n’a pas assumé ses responsabilités. C’est pour cela que je suis favorable à la dépénalisation de l’avortement, mais accompagnée d’une éducation sexuelle. Je crois que les Etats doivent le décriminaliser et placer les femmes qui sont dans la nécessité d’avorter et qui l’ont choisi, dans des conditions qui leur permettent de le faire dans les meilleurs délais.

L’attitude de certains mouvements autoproclamés « Pour la vie », qui abordent le problème d’un point de vue théorique sans prendre en compte la douleur concrète, est ignoble. En ce qui me concerne je respecte les principes, mais lorsque les faits sont là, que faire ? De mon point de vue il faut sauver la vie déjà construite, celle de la femme qui affronte le problème. La douleur liée aux principes est abstraite mais la douleur de la femme qui ne veut pas et ne peut pas mener sa grossesse à son terme est une douleur concrète, une douleur que l’on éprouve dans sa chair. Il y a donc à mettre en place un vaste processus d’éducation mais il y a aussi des problèmes immédiats que l’on doit considérer selon une justice dictée par le cœur.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2836.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : ADITAL (Agence d’information Frei Tito pour l’Amérique latine), août 2005.

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[1Cf. Dial D 2013 et 2729.

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