Accueil > Français > Amérique latine et Caraïbes > ARGENTINE - Le jugement pour le massacre de Napalpí

ARGENTINE - Le jugement pour le massacre de Napalpí

Paula Viafora

mercredi 18 mai 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

18 avril 2022 - C’est un procès historique chargé de se prononcer sur une violente répression d’État qui a eu lieu en 1924 contre des peuples originaires du Chaco.

Le mardi 19 avril sera une date très importante pour la province du Chaco et de ses habitants, en particulier pour les membres de la communauté Qom et Mocoit, car ce sera l’ouverture d’un procès historique, sans précédents en Argentine, et qui sera peut-être le premier pas pour que d’autres situations de nature similaire soient évaluées par la justice.

En 2019 les juges Federico Carniel, Carlos Martin Amad, Patricio Sabadini, Diego Vigay et Horacio Rodriguez, membres de l’Unité d’investigation instituée pour intervenir dans les cas de violations des droits humains, perpétrées dans leur juridiction, ont entrepris une recherche officielle sur ces faits qui, par leur nature, s’inscrivent dans le cadre juridique des crimes contre l’humanité.

Le massacre de Naplalpí, perpétré le 19 juillet 1924, n’a pas été un fait isolé, mais un des épisodes les plus visibles et extrêmes de la violence qu’endurent historiquement les peuples originaires.

La nation s’était orientée sur ce qu’elle considérait comme un chemin inexorable vers la modernisation civilisatrice. Cela signifiait, pour les classes dominantes et l’État national, « la guerre contre l’Indien », qui n’a été autre qu’un projet systématique d’occupation militaire du territoire. Au cours des quatre décennies qui vont de la campagne militaire des années 1880 au Massacre, 41 millions d’hectares avaient été attribués sur les 120 que compte le territoire national.

Les terres du Territoire du Chaco avaient été attribuées dans leur quasi-totalité à de grandes entreprises et à des colons étrangers qui se sont appliqués principalement à faire abattre les forêts de quebracho (arbre) et à planter de la canne à sucre et du coton. La demande venait aussi bien du marché intérieur que du marché international. Les terres et les bras énergiques et peu coûteux des Indiens étaient stratégiques pour ce projet.

Pour toutes ces raisons a été stratégique, pour le secteur des propriétaires et pour l’État, la création de la « Réduction Napalpí », qui dépendait d’abord du ministère de l’Agriculture et peu après du ministère de l’Intérieur. La Réduction a été créée en 1911, après la campagne militaire sous le commandement du colonel Rostagno. Au même moment, en fut créee une autre similaire, appelée Bartolomé de Las Casas, à Formosa.

À l’époque on débattait du sort à réserver aux communautés indiennes déjà expropriées. Certains et non des moindres, pensaient encore que les populations indiennes devaient être exterminées ou envoyées à la prison d’Ushuaia. La Réduction avait pour but concret de concentrer les populations indiennes, de leur attribuer provisoirement des terres, des instruments de travail et de les former techniquement pour qu’ils modifient leurs coutumes, pour faire d’eux des journaliers, spécialisés dans les travaux agricoles et l’abattage des arbres. En un mot, cela fonctionnerait comme un espace de concentration, de formation et de répartition de la main d’œuvre.

Au terme d’une année de fonctionnement, la population indienne de la Réduction s’élevait à 300 personnes. Au début de la décennie 1920 la situation empira. Pour augmenter ses propres ressources, l’Administration appliqua une taxe de 15% sur la récolte de coton. La tension monta, les représailles sur les populations indiennes furent brutales, que celles-ci soient ou non mobilisées. Pendant ce temps, le gouverneur envoyait des renforts policiers et organisait une force à laquelle les colons se sont associés.

Au petit matin du samedi 19 juillet, appuyés par la logistique aérienne, une centaine de policiers des territoires nationaux, des gendarmes et quelques civils armés prirent position à quelque 200 ou 300 mètres et se retranchèrent pour se mettre à tirer tous ensemble et sans discontinuer durant une heure.

C’est ainsi qu’on estime que furent assassinés environ 300 membres des ethnies Qom et Mocoit, avec parmi eux des enfants, des personnes âgées, des femmes enceintes, des jeunes et des adultes. Ce qui signifie que plusieurs membres de chaque famille ont perdu la vie. Les blessés laissés sur place et qui n’ont pas pu fuir à temps ont été exécutés de la manière la plus cruelle possible. Il y eut des mutilations, des profanations, des ensevelissements dans des fosses communes.

Les forces d’agression ont justifié l’attaque en la présentant comme un affrontement de type policier contre un soulèvement d’Indiens. On a tenté aussi de présenter les faits comme un conflit supposé entre les ethnies. Lors de l’enquête judiciaire officielle, on ne mentionna que 4 morts indiens. Les membres des forces de polices ont été appelés à témoigner mais aucun indien. Tout cela s’est limité à des publications dans des organes officiels. Cependant il n’y a pas eu un seul blessé ou mort dans les rangs des attaquants.

Dans l’exigence de jugement pour la vérité, les juges citent une longue liste de fonctionnaires à qui on attribue la responsabilité de la gravité des faits. Ceux qui sont les principaux cités sont : le président de la nation, Máximo Marcelo Torcuato de Alvear Pacheco ; le ministre de l’Intérieur, Vicente Carmelo Gallo ; le gouverneur en charge du Territoire national du Chaco, Fernando Centeno ; l’administrateur de la Réduction Naplapí, Mario Arigó ; le chef de la police du Chaco, le commissaire inspecteur Diego Tomas Ulibarrie et la liste n’est pas finie.

La Convention de Genève de 1864 se fondent sur une série de traités qui en dérivent, sur les lois et les usages de la guerre, amplement reconnue par la communauté internationale et à laquelle souscrit activement l’Argentine. La IIᵉ Convention de La Haye sur les lois et coutumes de la guerre terrestre de l’année 1899 et le droit interne de la Constitution nationale de 1853, atteste d’une reconnaissance manifeste des « délits contre le droit des individus », qui délègue la compétence au pouvoir judiciaire de la nation de les juger.

En outre, sont acceptées comme preuve les témoignages des survivants qui sont enregistrés dans des documents audiovisuels, le témoignage des enfants des survivants qui connaissent l’histoire par le récit oral et ceux d’une vingtaine d’enquêteurs qui chacun ont travaillé pendant des années pour reconstituer ce qui est arrivé sur le terrain. Ces investigations se présentent dans nombre des dépositions qui constituent les dossiers. Beaucoup ont une importance fondamentale non seulement pour la cause mais aussi pour la récupération de la mémoire historique, la diffusion publique et complète de la vérité des crimes perpétrés et la restitution de dignité aux victimes.

Bombardements sur des civils

Un des plus intéressants est le témoignage d’Alejandro Gustavo Covello, pilote et historien de l’aviation en Argentine qui, consulté, a raconté : « Pour ce qui concerne l’histoire de l’aéronautique argentine ce fut un fait singulier, car ce fut la première fois qu’était utilisé un avion dans une répression contre des civils, avec des armements de guerre. À la lecture des documents, des livres, d’entretiens, il s’avère que ce fut un châtiment cruel pour répondre aux revendications de droits des travailleurs ».

Le tribunal fédéral 1 de Resistencia, dans une résolution émise en septembre 2021, a décidé de recevoir la demande d’ouvrir le procès, compte tenu que sont réunies les conditions établies par le Statut de Rome, qui constituent des crimes contre l’humanité, soulignant que bien que se soient écoulés plus de quatre-vingt-dix ans depuis les faits, ceux-ci restent imprescriptibles par nature.

Il est nécessaire qu’ait lieu un procès qui rétablisse la vérité des évènements, pour sa valeur symbolique, historique et humaine, en tentant de déterminer la qualification judiciaire de tels faits. Que les quatre-vingt-dix ans d’attente servent à requalifier les faits et leur donner une portée symbolique dans la mémoire individuelle et collective, en reconnaissant aux victimes le droit à la vérité et à la justice.


Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.agenciapacourondo.com.ar/ddhh/ocurrio-en-1924-comienza-en-chaco-el-juicio-por-la-masacre-de-Naplapí.

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.