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COLOMBIE - La désactivation des organisations narco-paramilitaires

Eduardo Giordano

vendredi 23 juin 2023, mis en ligne par Françoise Couëdel

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19 avril 2023 - Le gouvernement du Pacte historique doit relever le plus grand des défis de sa gestion : la lutte contre les organisations paramilitaires. Ce texte est la seconde partie de l’article « COLOMBIE - À la recherche de la « Paix totale » : Le dialogue avec les guérillas ».

Le gouvernement de Gustavo Petro a obtenu en quelques mois des avancées concernant sa proposition de Paix totale : deux sessions de négociations avec la guérilla de l’ELN, une à Caracas et une autre à México, qui ont permis de fixer l’agenda complet et la méthodologie des conversations et ont ouvert un espace de négociations avec les autres guérillas qui résistaient après l’Accord de paix signé avec les FARC, dissidences de cette même organisation. Il reste à engager ces processus de dialogue avec l’autre grand foyer de violence qui affecte tout spécialement les communauté rurales et ethniques que sont les bandes des narco-paramilitaires. Démanteler les organisations paramilitaires est une tâche très complexe, compte tenu de leur puissance de feu, de l’appui de certaines franges de la société et de leur présence sur les territoires. La plus grande partie de leurs ressources proviennent du narcotrafic, en particulier du trafic de cocaïne, qu’ils pratiquent simultanément avec d’autre activités criminelles telles que l’exploitation minière illégale et les extorsions.

Ces groupes armés sont les principaux responsables des massacres, des assassinats de leaders sociaux, des déplacements forcés, des disparitions et autres violations graves des droits humains. Le rapport de Indepaz concernant la présence de groupes armés en Colombie pour les années 2021-2022 indique qu’en 2022 une douzaine d’organisations paramilitaires sont des groupes qui « ont causé le plus grand mal ». Ce sont : « EPL-Pelusos, La Oficina del Valle de Aburrá, Los Pachencas, Los Puntilleros, Los Rastrojos, Los Caparrapos, Los Costeños, Los Pachelly, La Constru, Los Contadores, La Local-Los Shotas, La Local-Los Espartanos ».

Ce rapport qui analyse l’activité principale de ces groupes et leurs rapports avec les institutions de l’État est accablant « Les structures qui ont succédé au paramilitarisme, appelées narco-paramilitaires, sont conçues comme une version du paramilitarisme d’affaires, en particulier du narcotrafic et du blanchiment d’argent. Des groupes armés privés à but lucratif qui exercent des fonctions de sécurité publique et, occasionnellement, de contre-insurrection, qui comptent pour cela sur la complicité ou l’omission de la part d’agents de l’État et de la Force publique ». Selon un rapport récent de Indepaz, la violence contre les communautés et les leaders sociaux a quelque peu diminué au cours des mois de janvier et février 2023, comparée à la même période de l’année précédente, après l’annonce du cessez-le-feu et de la fin des hostilités faite par le gouvernement à la fin de l’année. Mais la violence n’a pas disparu. Le paramilitarisme est toujours aussi actif depuis le changement de gouvernement. Ne serait-ce qu’en janvier 2023, Indepaz a dénombré 12 massacres dans une dizaine de départements, l’assassinat de 11 leaders sociaux et de défenseurs des droits humains et celui d’un signataire de l’accord de paix. En outre, selon le communiqué de la Défense du peuple, en 2022, le record déplorable de 215 assassinats perpétrés par des groupes de paramilitaires a été atteint.

Étant donné qu’il n’y aura pas de négociation politique avec ces groupes criminels, quels avantages pourraient-il tirer de se soumettre à la justice hormis une réduction de peine ? La solution pourrait être que les extraditions soient suspendues à condition que les chefs maffieux admettent leurs responsabilités et abandonnent sous garantie leur activité illégale. Cette proposition a été faite par Gustavo Petro, peu après sa prise de fonction en août, lors d’une conférence de presse aux côtés du président espagnol Pedro Sánchez. À cette occasion il a annoncé que son gouvernement avait fait quatre propositions au gouvernement des États-Unis d’un changement de politique concernant les drogues, même si cela était de façon informelle, non pas dans le but d’arriver à des conclusions mais pour lancer des pistes de réflexions. Le premier point concerne les extraditions qu’il a formulé ainsi « Tout narcotrafiquant qui ne négocie pas avec l’État est extradé. Tout narcotrafiquant qui négocie avec l’État et récidive est extradé, sans négociation possible. Tout narcotrafiquant qui négocie avec l’État colombien des aménagements juridiques et cesse définitivement ses activités, n’est pas extradé » Ces déclarations ont été remises en cause par des fonctionnaires états-uniens.

La possibilité de suspendre l’extradition vers les États-Unis de ces narcotrafiquants qui se livreraient à la justice colombienne serait une bonne nouvelle pour les victimes de ces organisations criminelles qui ne se verraient pas privées du jugement des chefs paramilitaires pour des délits de lèse humanité qu’ils commettent dans le pays. Par exemple l’extradition de Dairo Antonio Usuga, alias Otoniel, chef suprême des AGC ou Clan del Golfo, qui a eu lieu peu après sa détention au cours des derniers mois du gouvernement de Iván Duque, a empêché que ce chef de la plus importante structure paramilitaire soit jugé pour des crimes graves commis en Colombie. En janvier 2023 Otoniel s’est déclaré coupable de trafic de cocaïne devant un tribunal étatsunien qui l’a condamné à payer 216 millions de dollars après qu’il ait reconnu avoir fait entrer aux États-Unis plus de 66 tonnes de cocaïne transitant par l’Amérique centrale et le Mexique. Il a également admis que « les AGC encaissait des montants fixes pour chaque kilo qui se vendait ou transitait dans les zones que le groupe contrôlait ».

L’idée de maintenir des négociations avec les groupes de narcotrafiquants et de paramilitaires a été accueillie par des rejets retentissants et pas seulement par des opposants au gouvernement de Gustavo Petro. Quelques secteurs du Pacte historique ont fait entendre des divergences concernant les agissements du Haut commissaire à la Paix, Danilo Rueda ; on a prétendu qu’il était complice des offres faites à certains prisonniers par une mafia d’avocats qui leur offraient des remises de peines et de ne pas être extradés, en échange de fortes sommes d’argent. Ces accusations et ses visites dans les prisons aux côtés du frère du président, Juan Fernando Petro, également soupçonné d’avoir fait ces offres, ont coïncidé avec les révélations de paiements supposés de deux chefs mafieux Samuel Santander Lopesierra et le Turco Hilsaca, à Nicolás Petro, fils du président et député de la région Atlantique, quand il avait la responsabilité de collecter des fonds pour la campagne présidentielle de son père. La publication des « chats » avec son ex-femme, Day Vásquez, et l’interview accordée à la revue à scandale Semana, a été un coup rude pour la réputation du gouvernement et son programme de lutte contre la corruption. Mêmes si l’ex-épouse de Nicolás Petro a écarté toute responsabilité du président, en assurant que son ex conjoint avait tout caché à son père et avait bénéficié personnellement des fonds qu’il avait recueillis sans les apporter à la campagne. La machine médiatique de l’opposition de droite a trouvé un angle d’attaque très sensible pour stigmatiser le gouvernement du changement.

À la réaction attendue de la droite se sont ajoutées les voix représentatives de ce qu’on appelle « les modérés » au sein du Pacte historique, comme celle du président du Congrès, le libéral Roy Barreras (qui a émis des objections au projet de réforme de la santé), qui a déclaré son désaccord sur certains procédés de l’Exécutif qui, selon lui, ne visent pas l’objectif d’atteindre la paix : « Je demande au gouvernement qu’il suspende toute conversation, dialogue ou négociation, officielle ou extra officielle avec les narcotrafiquants, car cela est dommageable au noble propos de la Paix totale et parce qu’elle n’est pas nécessaire », a-t-il déclaré le 6 mars dans une interview à la presse ; il est revenu sur ce même thème le jour suivant : « Certains narcos auront recours à cette loi qui leur est favorables et d’autres non ». Ceux-là, il faut les soumettre à la force légitime de l’État, mais rien ne doit être négocié avec les narcos ». C’est à dire main de fer, sans concessions et poursuite de la guerre contre le narcotrafic que l’État colombien n’est jamais parvenu à gagner. Il nous faut la perspective d’une nouvelle politique de la drogue, axe principal des idées de Gustavo Petro dans la lutte contre les narcotrafiquants.

Le président du Congrès a aussi pris ses distances quant aux gestions menées pas le Haut Commissaire, Danilo Rueda, sans parvenir à discréditer son travail comme l’a fait en revanche le responsable du Tribunal, Francisco Barbosa, qui a affirmé qu’il n’a jamais eu confiance en sa parole. Ce difficile équilibre des pouvoirs est un des principaux obstacles du gouvernement pour avancer sur le chemin de la paix. En attendant, au milieu de tant de vacarme politique, l’avocat désigné par les narcotrafiquants des AGC pour aller vers un processus juridique éventuel, Ricardo Giraldo, a affirmé le 9 mars que, pour ceux qu’il représente, la loi 906 de 2004 (d’Álvaro Uribe, adaptée aux réincorporés des AUC) est plus avantageuse que la nouvelle loi prévue, dans des déclarations faites à Noticias Caracol. Cet avocat a affirmé : « Sur la base de cette loi de soumission, ils ne seraient pas disposés à négocier, ils ont raison, il n’y a pas de négociation possible et c’est : ils se soumettent ou ils se soumettent ».

Quelques jours plus tard, le 20 mars, le président a suspendu le cessez-le-feu qu’il avait déclaré avec les AUC depuis le 1er janvier et a ordonné à l’armée et à la police de « réactiver toutes les opérations militaires contre le Clan del Golfo ». Cette décision a été prise en raison de l’implication de ce groupe dans la « grève des mineurs » du Bajo Cauca, en Antioquia, où ils ont incendié des ambulances et des véhicules de transport pour imposer des blocus et en raison d’une attaque au fusil contre la force publique. Petro a exprimé sa décision immédiatement, ajoutant « Le cessez-le feu bilatéral avec ce groupe en marge de la loi est suspendu. Nous ne permettrons pas qu’il continue à semer le trouble et la terreur au sein des communautés ».

Loi de soumission à la justice

Le 16 mars dernier le ministre de la Justice a ratifié au Congrès le projet de loi de soumission des groupes narco-paramilitaires, « grâce auquel se mettent en place des mécanismes de soumission à la justice ordinaire, des garanties de non reprise d’activité et de démantèlement des structures armées organisées pour des crimes de haute intensité ». Ce projet de loi, muri durant des mois de débats internes au sein du Pacte historique, propose une sortie de compromis à la violence systématique qu’exercent les groupes paramilitaires sur le territoire, en leur offrant de bénéficier de réduction de peines allant jusqu’à un maximum de 6 à 8 ans pour les chefs de ces organisations, sous condition qu’ils reconnaissent leurs crimes et s’engagent à démanteler les structures armées et à ne pas récidiver. Bien que soit éludé le terme de « négociations », le chapitre III de la loi, qui développe le « processus de soumission à la justice et de démantèlement des structures armées », comprend une première étape de rapprochement et de « conversations avec les membre de l’organisation criminelle » qui auraient manifesté leur intention de se soumettre. Dans ce cas l’exécution de l’ordre de capture sera suspendue ».

Le processus débouche sur la signature d’actes collectifs et individuels des membres de l’organisation délictueuse avec l’engagement de non récidive et de réparations aux victimes de la violence. L’article 35, concernant « la reconnaissance de responsabilité » des acteurs armés, stipule la « pleine identification des biens inventoriés et remis par les membres lors de la phase de rapprochement et de dialogue et la demande d’extinction de propriété en faveur de l’État ». Elle rend également obligatoire la révélation détaillée des activités illicites et des sources de financement », y compris la relation avec les prête-noms de l’organisation.

L’article 29 est dédié à l’ « intervention du Tribunal général de la Nation dans le processus ». On y indique à la demande du président de la République, le Tribunal « suspendra les ordres de capture et les mesures de sécurité qui auront été émis et ceux qui seront émis au cours de l’étape d’interrogatoires et de mise en examen ». Il établit aussi que cet organisme « fournira des informations au bureau du Haut commissionnaire à la Paix sur les enquêtes, les investigations et le processus pénal en cours contre les membres de la structure armée organisée pour crime de fort impact »

Opposition politique du procureur

La suspension de l’ordre de capture est l’un des principaux points de friction avec le procureur général Francisco Barbosa, qui s’est déclaré opposé au projet de loi à peine était-il connu, alléguant qu’il affecterait la « séparation des pouvoirs et l’administration de la justice ». Il a contesté aussi que soit exigé du bureau du procureur qu’il communique toute information classée au Commissaire à la paix, affirmant qu’il serait « inacceptable de communiquer des données concernant les enquêtes, les procédures pénales et les recherches » contre des membres de bandes criminelles.

Une des préoccupations exprimée par le procureur est celle de l’image de la Colombie à l’extérieur, pour ce qui est, selon lui, de la façon inappropriée de traiter les narcotrafiquants. Il a ajouté, citant comme source le Département d’État, que « 97 % de la cocaïne qui entre aux États-Unis vient de Colombie ». Cette appréciation peut être interprétée sans aucun doute comme une intromission de la Justice dans la politique étrangère du gouvernement et pourrait être vue comme une tentative de saboter le changement de la politique anti-drogue que défend le président Gustavo Petro. Le procureur général qui reproche au gouvernement de considérer le bureau du Procureur comme « faisant partie de la branche de l’exécutif des pouvoirs publics », a déclaré, dans un entretien à la presse, que sa préoccupation principale « est qu’on dissimule un processus de paix sous l’apparence d’une comparution devant la justice », opinion qui n’est pas soutenable à la lecture du texte. Le bureau du procureur interfère avec ses déclarations incendiaires sur les prérogatives des pouvoirs exécutif et législatif.

En même temps, le procureur Barbosa a émis d’importantes réserves pour ce qui est du Plan national de développement (PND) du gouvernement, instrument principal de la transformation du pays, en déclarant que certains articles nuiraient à la séparation des pouvoirs et que, pour ce qui est des changements proposés comme normes à l’embauche publique, il n’a pas été consulté. Une de ses objections est son rejet de l’embauche directe par les conseils indiens et par les communautés d’afro-descendants, car – affirme-t-il – « ils manquent d’expérience contractuelle et, étant peu scrupuleux, ils peuvent être facilement manipulés ». Le bureau du procureur, qui n’a jamais fait preuve d’une telle exigence légaliste sous le gouvernement d’Iván Duque, devient ainsi la principale force d’opposition au gouvernement du Pacte historique, tentant de toute évidence de bloquer, freiner ou orienter les principaux changements politiques.

En Colombie l’importance et le pouvoir du bureau du procureur – ainsi que d’autres institutions telle que le Défenseur des droits – sont démesurés quand on les analyse en les comparant avec les constitutions de pays voisins. Pourtant, leur efficacité en tant qu’institution judiciaire est contestée par la société en raison de son inertie concernant des investigations importantes sous les gouvernements antérieurs.

Barbosa intervient à un moment où sont très dépréciées les figures de l’opposition de droite. Álvaro Uribe fait face à de sérieuses procédures judiciaires, Iván Duque est déjà un cadavre politique, tandis que Federico Gutiérrez, le dernier candidat de l’uribisme, est déjà considéré perdant. Le 15 mars, le procureur général s’est entretenu avec les principaux membres du parti de droite, Cambio radical [Changement radical], au congrès et un des sénateurs qui y a participé a déclaré qu’ils « étaient tous du même avis ». Lors de cette réunion le procureur a demandé à Cambio radical de faire pression sur le gouvernement pour éviter l’examen d’urgence du projet de la loi de soumission à la justice.

Parallèlement au procédé biaisé du bureau du Procureur, du Défenseur des droits de la Nation, Margarita Cabello a fait des déclarations très intrusives contre les réformes du travail et des pensions du gouvernement, affirmant que « cela ne ressemble pas à une réforme du travail mais à une liste de revendications syndicales ». Elle a été sur la même ligne que les déclarations du président de la Fédération nationale des commerçants (Fenalco) pour qui la réforme, « en plus d’augmenter le coût de l’embauche formelle, de syndicaliser le secteur privé colombien, entraine une charge importante ».

En même temps, les deux institutions supposées « neutres » sont en train de dynamiter les soutiens obtenus par le gouvernement au Congrès entre les partis situés à droite du Pacte historique, cette alliance transversale du spectre politique qui s’est formée après les élections pour lancer quelques réformes. Une enquête journalistique de TV Caracol, diffusée le 25 mars, a révélé que la Défenseure des droits Cabello et le procureur Barbosa ont réunis « les responsables des trois partis traditionnels qui ont rejoint la coalition du gouvernement : la U, les conservateurs et les libéraux , pour les inciter à sortir de la coalition et à se déclarer indépendants ».

Le sénateur Iván Cepeda, principal négociateur avec l’ELN au nom du gouvernement et un des inspirateurs de la loi de soumission des bandes criminelles, a déclaré que l’attitude du juge Barbosa était incompatible avec sa charge. « Le juge Barbosa a fait fi de l’indépendance du pouvoir judiciaire et s’est lancé ouvertement dans l’opposition politique au gouvernement et à la politique de paix ». Cepeda a déposé plainte auprès de la Commission d’accusations de la Chambre des représentants car « il a dit publiquement qu’il va s’opposer à la présentation au Congrès de la loi de soumission à la justice des organisations criminelles, ce qui pourrait nuire à l’autonomie et l’indépendance du débat législatif » et parce qu’il utilise sa charge pour des « motifs politiques et électoraux », entre autres raisons.

Iván Cepeda, représentant de la défense des droits humains a été beaucoup plus explicite dans une pique qu’il lui a lancée le 22 mars : « Procureur Barbosa, la questions centrale sur le Clan del golfo est la suivante : Pourquoi tant d’intérêt à éviter que ses chefs se soumettent à la justice ? Serait-ce que vous redoutiez que, le jour où ils confesseront la vérité, ils vous impliquent ? C’est là la vrai raison de votre opposition à la loi de soumission ». En avril 2022, en pleine campagne électorale, Cepeda a déjà dénoncé les interventions en politique du procureur Barbosa lors du débat sur de graves accusations concernant Gustavo Petro, alors candidat à la présidence.

Coup d’arrêt au narcotrafic avec le gouvernement de Gustavo Petro

Il est probable qu’existent des conditions objectives favorables à ce que les organisations des narcotrafiquants se soumettent à la justice. Le trafic de la cocaïne colombienne est clairement en baisse depuis que Gustavo Petro est arrivé à la Casa de Nariño (résidence présidentielle), en août 2022. Le principal indicateur de cette situation est que les groupes de narcos ont réduit substantiellement l’achat de coca (de feuille de coca et de la cocaïne base) aux paysans qui les leur fournissaient habituellement. Une des raisons possibles serait les remplacements opérés par le gouvernement de Petro à la tête de la force publique, qui aurait entraîné l’interruption des contacts des organisations mafieuses avec leurs alliés de tout temps dans l’Armée et la Police. Les grands chefs mafieux qui investissent à grande échelle dans le négoce de la cocaïne auraient diminué considérablement leurs achats.

Le problème économique qu’engendre cette situation est vécu avec une extrême gravité dans les départements du sud ouest particulièrement dans le Cauca et le Nariño dont les paysans dépendent de la vente de la coca pour survivre. Víctor Ocampo, un leader social de la région du Cauca, affirmait lors d’une réunion à Bogota organisée par le MOVICE, le 10 avril 2023, « Pour nous qui vivons dans la région ce n’est pas un secret que l’économie illégale est ce qui rend la région dynamique. Le département du Cauca n’a pas de source d’emplois en dehors du secteur informel et des emplois de contrats publiques ». Étant donné que « c’est ce qui dynamise l’économie de la région », Ocampo voit avec inquiétude qu’il y ait un recul – disons-le ainsi – d’achat de feuille de coca aux paysans qui actuellement la cultivent et qui n’ont guère d’autres choix pour vivre »

Le diagnostic est le même venant d’autres sources et d’autres départements producteurs de coca. La journaliste María Jimena Duzán a consacré à ce sujet un programme le 10 avril présenté ainsi : « Plusieurs territoires où les paysans cultivaient la feuille de coca ne peuvent pas vendre leur récolte. Le prix de la coca a baissé et les populations commencent à souffrir de la faim. Duzán fait intervenir dans son programme deux journalistes du media alternatif Les quatre mousquetaires, Lina Álvarez et Shirley Forero, qui ont interrogé de nombreux paysans de la région du Guayabero, entre le Meta et le Guaviare, et qui ont fait un excellent reportage intitulé « Faim et incertitude en terre cocalera ». Il décrit comment les paysans ne jouissent plus la sécurité traditionnelle qui leur permettait d’utiliser des portions de coca base, pesée sur une bascule, comme monnaie d’échange, le fameux « argent blanc ». Cela a disparu au cours des derniers six mois : il n’y a plus personne pour acheter leur production, l’argent manque totalement et la pénurie de produits de première nécessité est grande.

Alirio Uribe, sénateur pour le Pacte historique est un des fondateurs du MOVICE, il a participé aussi à la rencontre déjà citée de cet organisme à Bogota. Ses réflexions sur le sujet convergent : « L’achat de la feuille de coca, de la coca base est paralysé, et bien évidemment la circulation de la cocaïne aussi. Selon moi les investisseurs qui gèrent tout ce secteur de la cocaïne ne se sentent pas en sécurité dans certaines zones pour transporter la drogue compte tenu des mesures prises par le gouvernement. […] Dans le cas du Clan del Golfo, le groupe qui a le plus protégé les structures de distribution de la cocaïne, et aussi la guerre sur certains territoires entre le Clan del golfo, l’ELN, et certaines dissidences, ont abouti à ce que baisse le commerce de la cocaïne en ce moment. Ce devrait être une opportunité historique pour que le gouvernement colombien parvienne à de réelles propositions de substitution ».

Alors que le contexte serait propice à la politique de substitution des cultures, le gouvernement devrait agir plus rapidement pour profiter de cette opportunité, pourtant : « Il n’a pas prévu ces alternatives dans l’immédiat et cela entraine évidemment une forte crise dans les zones cocaleras, car les populations souffrent de la faim, parce qu’il n’ y a pas – disons – de circulation d’argent et que les narcotrafiquants préfèrent acheter la cocaïne dans d’autres pays ». Effectivement les investissements du narcotrafic à grande échelle se seraient déplacés en partie au Pérou, au Brésil et en Bolivie. On a aussi découvert récemment la production de coca et des laboratoires de cocaïne dans des pays d’Amérique centrale qui n’avaient pas de tradition de culture de la coca et qui auparavant n’étaient que des lieux de passage, comme c’est le cas pour le Honduras.

La désactivation des groupes criminels de fort impact, indissociable de l’existence du narcotrafic, ne semble pas possible aujourd’hui, ni en Colombie, ni dans le reste de l’Amérique latine, sans un changement substantiel de la politique globale concernant les drogues qui permettrait d’assécher les sources de financement des organisations narco-paramilitaires, par la dépénalisation de la consommation et la commercialisation réglementée de la coca et de ses dérivés.


Eduardo Giordano est un journaliste argentin résidant à Barcelone. Il a été directeur de la revue de communication Voces y Culturas entre 1990 et 2003. Il écrit sur la géopolitique, la politique internationale, les moyens de communication et les conflits. Son dernier ouvrage paru s’institule Violencia política en Colombia tras el acuerdo de paz (Icaria, 2022).

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/la-desactivacion-de-las-organizaciones-narcoparamilitares/.

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