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DIAL 3713 - Dossier « Uruguayens détenus disparus »

URUGUAY - Une fois encore, ils ont été des milliers le 20 mai à accompagner la Marche du silence et à réclamer un engagement politique pour retrouver les disparus

Mateo Guarnaschelli

lundi 30 septembre 2024, mis en ligne par Dial

La loi de caducité de décembre 1986, adoptée après la fin de la dictature militaire (1973-1985), a consacré l’impunité des délits de violations des droits humains et de terrorisme d’État. S’il y a eu depuis plusieurs tentatives et mobilisations pour la remettre en question, notamment en 1989 et en 2009, les référendums organisés ont à chaque fois confirmé la loi de caducité. Si une loi adoptée en 2011 aurait pu permettre la réouverture d’enquêtes sur les violations des droits humains pendant la dictature et la tenue de procès, un arrêt de la Cour suprême d’Uruguay de février 2023 a invalidé deux articles de la loi, jugés anticonstitutionnels, et rétabli le statu quo antérieur.

Pour cette raison notamment, le sort de très nombreux détenus disparus reste inconnu, malgré les luttes de leurs proches pour obtenir vérité et justice. Dans ce dossier spécial, DIAL publie trois articles consacrés à ce thème et publiés sur le site du média uruguayen la diaria. Le premier, paru le 18 mai, donne la parole à deux petites-filles et une nièce de détenus disparus. Le deuxième (20 mai), ci-dessous, concerne la Marche du silence organisée chaque 20 mai avec de plus en plus de manifestants. Le troisième, publié le 28 mai, évoque l’identification de la dépouille découverte en juin 2023, après onze mois de recherches.


Le représentant de l’association Mères et familles d’Uruguayens détenus disparus, Nilo Patiño dénonce « la dette non soldée des gouvernements », et a demandé dans le cadre de la campagne électorale « l’engagement de tous les partis politiques ».

Marche du silence, le 20 mai 2024, dans le centre de Montevideo
Photo : Camilo dos Santos

Comme les précédentes, la vingt-neuvième édition de la Marche du silence a eu tellement de succès que, par moments, elle a davantage tenu de la concentration que de la manifestation. « Déjà l’an dernier et les autres années on manquait de place pour marcher, c’est-à-dire que le défilé avançait très lentement, signe que les gens se sont mobilisés massivement » a déclaré à la diaria le représentant de Mères et familles, quelques minutes avant de se joindre aux milliers de marcheurs venus exiger mémoire, vérité et justice pour les détenus disparus de la dictature.

Une nouvelle fois, le lieu de la réunion de Mères et familles le jour anniversaire des assassinats à Buenos Aires de Rosario Barredo, Héctor Gutiérrez Ruiz, Zelmar Michelini et William Whitelaw, a été la Place des disparus en Amérique, à l’intersection des rues Rivera et Jackson.

Là, de bonne heure, presque deux heures avant l’horaire prévu pour le démarrage de la marche, Ignacio Errandondea, autre représentant de Mères et familles, est monté sur un escabeau pour fixer un fil de fer de plusieurs mètres auquel seraient accrochées les photos de tous les détenus disparus pendant la dictature civilo-militaire (1973-1985). Peu à peu, les gens ont commencé à se rassembler.

Marche du silence, le 20 mai 2024, dans le centre de Montevideo
Photo : Camilo dos Santos

À moins d’un demi-pâté de maisons de là, un comité de base du Front ample diffusait à l’aide d’un haut-parleur la chanson « Desapariciones » [Disparitions], de Rubén Blades. À l’intérieur du bâtiment, le militant Luis Pacheco a déclaré à la diaria que « ne pas savoir ce qui arrivé » aux détenus disparus ni « où ils se trouvent » est simplement « insupportable ». « C’est atterrant qu’on ait enlevé à l’association le local qu’ils occupaient. Que tant d’années aient déjà passé, c’est terrible », a-t-il affirmé, en ajoutant qu’en dépit de la découverte de l’année passée « beaucoup manquent encore à l’appel ».

Le 6 juin 2023 a été découverte la dépouille d’une femme au Bataillon d’infanterie parachutiste 14, à Toledo. Cependant, l’équipe de l’Institution nationale des droits humains qui œuvre à la recherche des détenus disparus de la dictature n’a pas encore réussi à déterminer à qui appartiennent les restes du sixième corps découvert [1] depuis le début des travaux de recherche, en 2005.

La première découverte réalisée dans notre pays remonte au 29 novembre 2005, en un lieu connu sous le nom de ferme de Pando. La dépouille était celle d’Ubagésner Chaves Sosa, ouvrier métallurgique et militant du Parti communiste. La deuxième découverte a eu lieu le 2 décembre 2005 : au Bataillon d’infanterie 13 ont été trouvés les restes de l’écrivain Fernando Miranda, lui aussi militant du Parti communiste.

Plus tard, le 21 octobre 2011, on a mis au jour les restes de l’enseignant Julio Castro, également au Bataillon 14 de Toledo. « C’est peut-être le cas le plus emblématique », a déclaré à la diaria Francisco Beltrán, autre militant du comité de base du Front ample. Car Castro, se souvient-il, « apparaît attaché avec du fil de fer et avec une balle dans le crâne sur un terrain militaire », ce qui prouve « qu’il ne s’agit pas du tout d’une bavure de tortionnaires » mais « plutôt d’une pratique systématique ».

Ultérieurement, le 15 mars 2012, on a découvert la dépouille de Ricardo Blanco, militant du Parti communiste révolutionnaire, à quelques mètres de l’endroit où Castro a été enterré ; et ensuite, le 27 août 2019, ont été trouvés les restes du militant du Parti communiste Eduardo Bleier, également sur un terrain militaire.

Marche du silence, le 20 mai 2024, dans le centre de Montevideo
Photo : Camilo dos Santos

Poursuivre la lutte

Avec à sa tête une banderole disant « Ils savent où ils sont », portée par les familles, la foule participant à la 29e Marche du silence s’est mise en branle quelques minutes après 19 h, mais avec la plus grande difficulté parce que toutes les rues voisines étaient déjà bondées.

« Je suis impressionné par le nombre de personnes qui viennent à la marche, affirme Patiño. Tous les ans on dirait qu’il augmente, et pas seulement ici à Montevideo, à l’intérieur du pays il y aussi des manifestations à énormément d’endroits : la mobilisation a pris de l’ampleur et les gens s’y sont joints progressivement. Pour nous, c’est une revendication très importante parce qu’elle commence à impliquer des secteurs de plus en plus larges de la société, ce qui explique que cette cause ait acquis la force qu’elle a. »

Au moment de l’arrivée sur l’avenue du 18 juillet, en direction de la place Cagancha, où l’on a lu aux environs de 21 h les noms de tous les disparus et entonné l’hymne national, des centaines de personnes attendaient déjà avec des marguerites et des pancartes. « Nous avons 197 raisons de ne pas oublier », pouvait-on lire, par exemple, sur l’une d’entre elles.

Quelques pâtés de maisons plus loin, sur l’esplanade de l’université de la République, arborant une marguerite lumineuse demandant « Où sont-ils ? », un groupe de personnes a accompagné la marche sur un côté, avec des pancartes demandant aussi : « Comment serait la vie en leur présence ? »

Interrogé sur l’action de l’État ces derniers temps, Patiño a estimé que « sur certains points on n’a pas avancé beaucoup, [mais] sur d’autres points on a avancé un peu ». Cependant, il a affirmé qu’il subsiste toujours « la même dette non soldée de la part des gouvernements » à cause « du manque de volonté politique ». « Après la reconnaissance de Jorge Batlle [2], tous les gouvernements successifs ont dit qu’ils collaboreraient à la recherche des détenus disparus ; mais tous ont été empêchés de concrétiser leur intention », a-t-il ajouté.

Pour Patiño, « il serait important » que, dans le cadre de la campagne électorale actuelle « tous les partis politiques s’engagent » vis-à-vis de la demande de Mères et familles. Il serait important, a-t-il ajouté, « que les précandidats à la présidence se prononcent sur le sujet et disent s’ils vont vraiment prendre des mesures, et lesquelles, parce que maintenant, ce qu’il faudrait, c’est que le président donne des ordres aux forces armées. »

Marche du silence, le 20 mai 2024, dans le centre de Montevideo
Photo : Camilo dos Santos

C’est quelque chose qui, a-t-il affirmé, « a déjà eu lieu en Uruguay ». « Ce fut le cas en 2005, quand Tabaré Vázquez a demandé aux forces armées de préparer un rapport : c’est ainsi que Chaves Sosa a fait son apparition », a-t-il noté. Cependant, depuis lors, « nous avons connu le statu quo », à part le travail des anthropologues, « qui est très lent, parce qu’on avance fouille après fouille », explique-t-il. Et d’insister : « Ce qu’il manque, c’est une volonté politique, il faut demander aux candidats ce qu’ils vont faire concrètement ».

À mi-chemin, le défilé est passé devant le théâtre El Galpón, sur la façade duquel, sur une toile noire, on pouvait contempler une marguerite blanche et les visages de détenus disparus, comme ceux de Mary Luppi, Elsa Fernández, María Emilia Islas, parmi d’autres.

Même s’il a assuré que pendant ce dernier mandat présidentiel, « malheureusement », il y a eu quelques reculs, Rafael Michelini, dirigeant du Front ample et fils de Zelmar Michelini [3], a déclaré à la diaria qu’« il est impossible de freiner la poussée exercée par le peuple ». Entouré de milliers de personnes, Michelini a dit que, prochainement, « d’autres avancées auront lieu », mais qu’il faut « poursuivre la lutte, en silence, avec force, avec énergie », parce que « personne n’arrêtera cet élan ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3713.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : La diaria, 20 mai 2024.

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[1Cela a été le cas quelques jours plus tard : il s’agit d’Amelia Sanjurjo Casal – voir DIAL 3714 - « URUGUAY - « Aujourd’hui elle revient à la maison » : la dépouille trouvée au Bataillon 14 est celle d’Amelia Sanjurjo Casal » – note DIAL.

[2Président de la république orientale de l’Uruguay entre 2000 et 2005 – note DIAL.

[3Zelmar Michelini a été assassiné à Buenos Aires en mai 1976, c’est une des victimes de l’opération Condor lancée en novembre 1975 – note DIAL.

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