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DIAL 2784
BRÉSIL - Le Mouvement des sans-terre et la reconstruction de la dignité humaine
Bernardo Mançano Fernandes & Raúl Zibechi
mercredi 16 février 2005, mis en ligne par ,
Au long des deux ans du gouvernement Lula, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) n’a cessé de se renforcer, à tel point qu’aujourd’hui sa position s’est consolidée plus qu’ au cours des vingt ans qu’il a passé à œuvrer pour la réforme agraire et pour une coordination des plus pauvres. Bernardo Mançano Fernandes, géographe et conseiller du MST, auteur de plusieurs ouvrages sur le mouvement le plus important de l’Amérique latine, affirme au cours de cette entrevue que « le processus de territorialisation est un triomphe du MST » et que « le mouvement se ressource dans sa conquête de la terre ». Entretien de Bernardo Mançano Fernandes avec Raúl Zibechi, paru dans ALAI, 15 décembre 2004.
– Comment définiriez-vous la politique actuelle du gouvernement Lula en direction du secteur agro-pastoral et des paysans sans terre ?
– Au Brésil nous avons deux ministères qui s’occupent du développement agricole : l’un, le ministère de l’agriculture s’intéresse à l’agriculture capitaliste, au marché de la production agricole ; l’autre, le ministère du développement de l’agriculture, se consacre à l’agriculture des petits producteurs et à la réforme agraire. Les grands propriétaires ruraux « ont choisi » le premier qui défend les intérêts commerciaux du marché de l’agriculture, c’est-à-dire qu’il n’y a eu en cela aucun changement d’orientation politique de la part du gouvernement Lula par rapport à celui de Fernando Henrique Cardoso, qui, par dessus le marché, a conservé une politique identique à celle des gouvernements de la dictature militaire.
Les grands propriétaires récupèrent 90% des moyens attribués aux investissements dans l’agriculture. Face à cela le ministère du développement de l’agriculture se contente d’à peine 10% des moyens. En 2003 j’ai fait partie de l’équipe qui a élaboré le IIème Plan national de réforme agraire dont l’objectif était d’installer un million de familles pendant le gouvernement Lula, mais le plan n’a pas été accepté par le gouvernement qui a présenté une contre-proposition en vue d’installer 530 000 familles. En 2003 le gouvernement a installé sur des terres 38 000 familles à peine et, en 2004 jusqu’au mois de novembre, à peine 44 000.
A ce rythme, le gouvernement Lula ne parviendra même pas à atteindre le chiffre des 530 000 familles installées, sur lequel il s’était engagé. Chaque semaine, les mouvements paysans, en particulier le MST, se livrent à des occupations de terres. Il y a, environ, 200 000 implantations de familles sur des terres. Mais ce genre de pression ne suffit pas pour que le gouvernement prenne en compte les réclamations des familles sans terre. Face à cette réalité, il ne fait aucun doute que le gouvernement s’en tient à une politique à caractère compensatoire en accord avec les exigences de la Banque mondiale et du FMI.
– Pour quelles raisons la réforme agraire avance-t-elle aussi lentement ?
– Il y en a deux. L’une est que les organismes multilatéraux (Banque mondiale et FMI) qui pèsent sur la politique intérieure n’acceptent la réforme agraire qu’en tant que politique compensatoire, c’est-à-dire qu’il s’agit d’accéder partiellement aux pressions exercées par les mouvements paysans pour éviter des conflits d’envergure. L’autre tient à ce que le gouvernement Lula lui-même ne croit en la réforme agraire ni en tant que politique de développement territorial capable de transformer la structure foncière, la structure de la société et la distribution du pouvoir, ni comme apte à promouvoir une autre politique pour l’agriculture. Les partis politiques brésiliens n’ont pas, eux non plus, de propositions pour la défense de la réforme agraire et n’entreprennent pas d’actions pour la défendre. C’est à peine s’ils réagissent aux pressions exercées par les paysans sans terre.
– Vous avez fait remarquer que, pour le MST, l’ennemi numéro 1 n’est plus la grande propriété mais le commerce de l’agro-alimentaire. Cette définition ne suppose-t-elle pas un affrontement, dans les faits, avec le gouvernement, dans la mesure où l’agro-alimentaire occupe une place importante pour le cabinet Lula et dans sa politique économique ?
– La modernisation technologique de l’agriculture et la globalisation ont créé une nouvelle réalité. De grandes entreprises transnationales investissent actuellement au Brésil, elles sont à l’origine d’une augmentation de la production et de la productivité, mais, dans le même temps, elles suppriment des emplois et exproprient des paysans. Le gouvernement Lula n’interviendra pas dans ce processus parce qu’il a fait le choix d’une politique néolibérale de sorte que le problème agraire au Brésil tend à aggraver les inégalités. Les paysans n’ont pas d’autre issue que l’occupation des terres des entreprises d’agro-alimentaire. Pour se faire une idée de la situation il faut savoir que l’agro-alimentaire est générateur d’un poste de travail pour 200 hectares alors que l’agriculture artisanale en produit un pour 8 hectares. L’agro-alimentaire contrôle 80% de l’espace cultivable, s’approprie 90% des moyens, et représente 60% de la production agricole nationale. Les paysans se contentent de 10% des moyens, produisent 40% de la production nationale sur 20% à peine de l’espace cultivable. A la vue de ces données, il ne fait pas de doute que l’agro-alimentaire n’intéresse que les capitalistes parce qu’il est générateur de richesse à grande échelle, en même temps que d’une grande misère pour le pays. Une partie de cette richesse sert à payer la dette extérieure. C’est-à-dire que nous travaillons de plus en plus pour être de plus en plus pauvres. Le gouvernement, tout comme la majorité des intellectuels brésiliens, est ébloui par l’agro-alimentaire et ils ne se rendent pas compte du recul que représente ce modèle pour le Brésil.
– Le MST semble de plus en plus puissant : 5 000 implantations, 200 000 paysans en campement au bord des routes, plus de 100 occupations de terres au cours de l’« avril rouge » ; quelles vont être les prochaines actions du mouvement ? Ne craignez vous pas que les occupations ne finissent par affaiblir Lula et favoriser le retour de la droite ?
– C’est là, en fait, le grand dilemme du MST. La droite attend que les mouvements paysans fassent tomber le gouvernement pour revenir au pouvoir. Le MST s’est montré très prudent. C’est la première fois, dans l’histoire du Brésil, que nous vivons cette expérience d’un parti des travailleurs au gouvernement. C’est pour ça qu’aucune précaution n’est de trop. Le MST ne va pas mettre un frein aux occupations de terrains, parce qu’elles n’affaiblissent pas le gouvernement. Ce qui l’affaiblit c’est sa propre politique économique. Le MST se doit d’aider le gouvernement Lula à réaliser ses objectifs et les occupations de terres sont une façon de lui faire remplir, en partie, ses engagements. Mais nous reconnaissons que l’élection de notre président ne suffit pas pour changer le pays. Il faut amplifier l’organisation du peuple et créer de nouveaux espaces politiques pour dépasser cette réalité. Nous avons encore devant nous deux ans de gouvernement pour apprendre à établir des relations avec un gouvernement qui agit peu mais qui peut s’améliorer si nous le soutenons. Cependant nous avons acquis la certitude que ce gouvernement n’est pas celui que nous attendions. Pire encore, rêver nous aide. Nous restons attentifs afin de lutter pour les principes que nous défendons et de poursuivre nos efforts pour changer le Brésil. Nous savons que le Brésil ne changera qu’à l’unisson du reste de l’Amérique Latine.
– Un des aspects les plus fascinants du MST réside dans les nouvelles formes de vie établies dans les implantations de colons, depuis les modalités coopératives de production jusqu’à l’éducation. Dans quelle mesure ces formes de relations « non capitalistes » se consolident-elles et s’étendent-elles ?
– Sans aucun doute ce que nous pouvons observer de plus beau dans la lutte pour la terre, c’est le retour à une socialisation des individus, la reconstruction de la dignité humaine. Lorsque la grande propriété est transformée en lieu d’implantation pour les sans-terre, des centaines de familles construisent leurs logements, les enfants et les adolescents vont à l’école, la famille a du travail et construit sa communauté en faisant avancer le développement sur le territoire. Avec chaque implantation conquise, avec chaque coopérative qui se constitue, les relations de travail familiales ou non capitalistes se propagent et se reproduisent dans le travail comme dans la lutte car de nombreuses familles, une fois installées, contribuent à la formation d’un nouveau groupe de familles en vue de conquérir une nouvelle implantation. Il en est ainsi à travers le Brésil tout entier.
– Vos textes ont décrit le processus de « territorialisation » du MST comme une conquête de la terre en tant qu’espace auto-contrôlé par le mouvement à partir duquel on réalise une avancée dans la lutte pour la terre. Croyez vous que la conquête de ces « îlots » soit irréversible ou bien qu’une longue lutte sera nécessaire pour la consolider ?
– Le processus de territorialisation est un triomphe du MST. Le mouvement s’auto-engendre à travers la conquête de la terre. Il n’existe pour l’instant aucune garantie de consolidation, parce que le processus de l’amplification des inégalités avance plus rapidement que le processus de lutte. Beaucoup de familles installées dans les implantations n’obtiennent pas de revenus suffisants pour avoir une bonne qualité de vie. La résistance, elle, s’amplifie de plus en plus, parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité de survie. Il n’y a pas de travail, de telle sorte que la résistance sur le terrain s’est avérée le moyen le plus efficace de garantir l’existence des familles. Nous vivons sous la menace constante de l’expropriation et dans un effort jamais relâché pour consolider les conquêtes.
– Dans quelle mesure le mouvement est-il une alternative pour l’ensemble des chômeurs du Brésil ? De la part du secteur des exclus du milieu urbain le retour à la terre représente une solide tendance : est-ce une alternative au chômage et à l’aliénation dans les grandes villes ?
– Le Brésil a connu un exode rural très violent. Entre 1950 et 1980, 40 millions de personnes ont émigré depuis la campagne vers la ville. Ce phénomène a pris fin. Aujourd’hui la croissance de la population urbaine est stagnante. D’un autre côté, il se produit une migration ville/campagne du fait des occupations de terres. Aller ou retourner à la campagne représente une possibilité de changer de vie, de sortir des banlieues et d’avoir une meilleure qualité de vie. Ce processus est encore naissant, mais il peut être encouragé par le gouvernement fédéral. Le gouvernement ne croit pas qu’être moderne consiste à vivre en ville dans n’importe quelles conditions. Je crois que la trajectoire vécue par les familles qui ont abandonné les villes et s’en vont occuper des terres représente une tendance qui peut se développer en accord avec les politiques qui seront mises en place. Ce qui est intéressant dans ce processus c’est de voir comment les familles d’origine urbaine obtiennent de bons résultats économiques dans la production agricole, brisant ainsi le mythe selon lequel pour être paysan il faut avoir la vocation.
– Dernière question : le MST est vu en Amérique Latine comme un véritable mouvement alternatif au modèle capitaliste ; croyez vous qu’au Brésil l’exemple du MST est, d’une façon ou d’une autre, imité par les sans-toit et d’autres pauvres du milieu urbain ?
– Sans doute, le MST a construit un modèle d’organisation totalement neuf et a été copié par les mouvements des sans-toit. Cela parce que, tous deux, ont un même objectif : la lutte pour la conquête d’un territoire. C’est pour cela que les luttes pour la terre et pour le logement se développent au Brésil.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2784.
– Traduction Dial.
– Source (portugais) : ALAI, 15 décembre 2004.
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