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DIAL 3723 - Dossier « L’Amérique du Sud, terre d’accueil »
PÉROU - Six ans après : Qu’en est-il des discriminations envers les personnes d’origine vénézuélienne ?
Aldo Pecho González
vendredi 20 décembre 2024, mis en ligne par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Si les États-Unis restent encore pour beaucoup de migrants la destination préférée, un nombre important migrent aussi depuis une dizaine d’années vers d’autres pays, en Amérique du Sud notamment, comme au Pérou, au Chili ou en Uruguay. Le troisième texte de ce dossier, initié dans le numéro de novembre, évoque cette fois la situation des Vénézuéliens au Pérou. Cet article a été publié dans le numéro 310 de la Revista Ideele (juillet-août 2023).
La diaspora vénézuélienne est arrivée en force dans la région latino-américaine et particulièrement au Pérou à partir de 2017 en raison de la crise multidimensionnelle qu’a traversé le Venezuela durant le gouvernement de Nicolás Maduro [1] Elle est ainsi devenue le phénomène migratoire majeur sur le territoire péruvien de ces cent cinquante dernières années. Cela a constitué une série de défis pour l’État et la société nationale en termes de vivre ensemble. Un de ces défis a été la discrimination, qui s’est traduite par des pratiques de stigmatisation et, dans les pires cas, de xénophobie. Qu’en est-il des discriminations envers les personnes d’origine vénézuélienne au Pérou, maintenant que six ans se sont écoulés depuis les débuts de l’arrivée de la diaspora vénézuélienne sur notre territoire ? Cet article invite à explorer un peu ce sujet en y associant quelques réflexions.
I
J’ai connu Daniel [2] il y a quelques années dans la région de Lambayeque, un district du littoral sud-ouest de Chiclayo. C’était un jeune garçon qui avait terminé le collège au Venezuela quelques années auparavant et était venu au Pérou à la recherche d’une solution à la crise pour sa famille. À cette époque Daniel voulait ouvrir une pâtisserie là où il vivait mais comme il n’avait pas les ressources suffisantes pour le faire, il confectionnait des gâteaux sur commande. Il travaillait aussi comme employé dans un magasin, aidant à la comptabilité et au stockage des produits. Le travail était très pénible. Il devait normalement faire des journées de 8 heures, mais en réalité il travaillait le plus souvent entre 9 et 10 heures et faisait même des journées de 11 heures lors des nouveaux arrivages de marchandises. Un jour le propriétaire du magasin lui a dit qu’il ne pouvait plus continuer à l’employer, qu’il n’avait pas les moyens suffisants pour le garder. Daniel s’est résigné. On lui a demandé de revenir une semaine plus tard pour la paye qui lui était due.
Quand Daniel est revenu à la date fixée, on lui a demandé de revenir la semaine suivante, qu’il y avait un problème de trésorerie, et d’être compréhensif. Contrarié et sans emploi, ayant besoin de cet argent, il a accepté ce qu’on lui demandait. Mais la semaine suivante ce fut à nouveau la même chose, on ne pouvait pas lui donner sa paie. Le propriétaire refusait de se montrer, si bien qu’il a attendu des heures jusqu’à ce qu’il sorte du magasin. Quand il l’a vu et l’a abordé, celui-ci lui a promis qu’il lui donnerait son argent, qu’ils n’avaient plus d’argent et que c’est justement pour cela qu’on l’avait renvoyé. Daniel savait qu’il mentait car il avait vu qu’un garçon occupait son ancien poste de travail durant la journée. Le propriétaire lui a dit que cela ne le regardait pas, que c’était son affaire et qu’il ne comprenait rien à ces questions. En outre, il lui a reproché de réclamer son argent, arguant qu’il lui avait donné un emploi quand personne ne voulait embaucher de Vénézuéliens et que s’il avait pu ramener un morceau de pain dans son foyer c’était grâce à lui.
Offensé par son attitude, ses mensonges et ses paroles humiliantes, Daniel lui a dit qu’il viendrait le trouver tous les jours jusqu’à ce qu’il soit payé. Le propriétaire du magasin s’est indigné, l’a insulté et a essayé de le frapper. Un policier qui était dans la rue est intervenu et a finalement arrêté Daniel pour troubles à l’ordre public.
– Imagine la scène, la personne agressée c’était moi, c’était moi qu’on voulait frapper et arnaquer, mais c’est moi qui aie été arrêté et amené au commissariat, raconte Daniel indigné. Pour quelle raison, monsieur le policier ? Pour troubles à l’ordre public, m’a-t-il dit, avant d’ajouter que nous, les Vénézuéliens nous sommes la cause de nombreux problèmes. Il y a peu de temps un jeune Vénézuélien est mort et c’est certainement ses amis qui l’ont tué. Vous les Vénézuéliens, vous êtes très violents », me disait-il.
Finalement, aucune charge n’a été retenue contre Daniel et il a été libéré mais il en garde un souvenir douloureux. Ainsi qu’une très grande méfiance. Le propriétaire a fini par lui payer la moitié seulement du salaire qu’il lui devait. Depuis lors Daniel préfère travailler de façon indépendante. Il éprouve une grande méfiance à l’égard des employeurs. La peur d’être escroqué à nouveau, lui ou un autre de ses nombreux compatriotes est très ancrée en lui. Et ce n’est pas tout. Il y a aussi la peur que personne ne lui vienne en aide parce qu’il est vénézuélien, qu’on finisse par l’accuser lui quand il a plutôt besoin qu’on lui vienne en aide. Ce stigmate que lui impose la société reste très présent.
II
Six années se sont écoulées depuis le début de l’arrivée de migrants et réfugiés vénézuéliens au Pérou. Avant cette diaspora massive, il n’y avait en 2016 qu’un peu plus de 6 000 citoyens vénézuéliens dans notre pays. À la moitié de l’année 2023, la plateforme R4V [3] estimait qu’il y avait plus d’un million et demi de résidents vénézuéliens et des dizaines de milliers supplémentaires en transit vers d’autres pays de la région. C’est un panorama qui, sans aucun doute, a changé considérablement les relations et les perceptions de la communauté d’accueil péruvienne à l’égard de la communauté même des migrants et des réfugiés vénézuéliens dans notre pays.
Y a-t-il toujours eu des tensions entre les deux communautés ? Au début, le flux des déplacés vénézuéliens était vu avec sympathie par un large secteur de la société péruvienne car la crise dans le pays du nord était connue et diffusée par divers médias nationaux et internationaux. Nombreux sont ceux qui ont considéré le geste d’accueil par le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynski, en 2017, comme un acte de solidarité ; d’autres l’ont critiqué comme une posture géopolitique cherchant à fragiliser la gauche régionale conduite par le Venezuela. Quoi qu’il en soit les portes se sont ouvertes au Pérou et, dans les grandes villes (à Lima particulièrement), on s’est montré enthousiaste à l’arrivée des Vénézuéliens. Il faut rappeler que notre pays n’a pas été historiquement un lieu de grands flux de population ; au moins en république, à l’exception de la grande immigration chinoise durant le second tiers du XIXe siècle.
Vers le milieu de l’année 2018, néanmoins, les choses ont commencé à changer. Dans la presse péruvienne le récit de la diaspora présenté comme un élément inquiétant de crise régionale et humanitaire a commencé à régresser et a commencé à se diffuser un discours de préoccupation au sujet du chômage des Péruviens dans les villes, supposément lié à la présence de migrants et de réfugié, présence associée aussi à des discours sécuritaires affirmant que les délits avaient augmenté au Pérou. En 2019 ce récit est devenu dominant et a contribué à stigmatiser fortement la communauté vénézuélienne au Pérou.
Au sein de la population péruvienne, ce changement de récit s’est progressivement imposé. C’est ainsi que, selon des enquêtes de l’Institut d’opinion publique (IOP) de l’Université pontificale catholique du Pérou (PUCP pour son sigle en espagnol), en 2018, 55% des habitants de Lima et de Chalaco pensaient que de nombreux Vénézuéliens s’adonnaient à des « activités délictuelles au Pérou ». Ce chiffre a atteint 81% en 2019, quand a été réalisé à nouveau le même sondage. De la même façon, en 2018, 39% disaient que « La majorité des Vénézuéliens sont des personnes peu fiables ou malhonnêtes », chiffre qui a atteint 61% en 2019. Enfin, quand on leur demande si l’arrivée des Vénézuéliens a été « préjudiciable à l’économie des Péruviens et des Péruviennes », 72 % ont répondu de manière affirmative en 2018 et ce chiffre a atteint 77% en 2019.
Même la pandémie de COVID 19 n’a pas pu freiner ce discours de stigmatisation des migrants et des réfugiés qui s’est terriblement aggravé avec des pratiques discriminatoires comme la fermeture des frontières, la poursuite, la détention et l’expulsion de Vénézuéliens en situation migratoire irrégulière. Comme on le voit, l’État lui-même – les projets de lois xénophobes du Congrès en témoignent aussi – a manifesté mépris et diabolisation envers les migrants utilisés comme bouc émissaire des maux de la société péruvienne.
Au cours de l’année 2021, une nouvelle enquête de perception, cette fois-ci de l’Institut Démocratie et Droits humains de la PUCP et au niveau national a révélé que 70,5% des personnes interrogées considéraient que la migration vénézuélienne avait un impact négatif sur le pays. Et 61,3% ne pensaient pas que dans les prochaines années le vivre ensemble entre la population péruvienne et vénézuélienne pouvait s’améliorer et « être plus pacifique ou solidaire qu’actuellement ». 50,8% considéraient que les Vénézuliens et Vénézuéliennes étaient « discriminantes et/ou racistes ».
Face à un tel panorama d’opinions négatives, de stéréotypes ou d’images préconçues, il est sans aucun doute difficile que le vivre ensemble entre nationaux et Vénézuéliens puisse s’améliorer à court terme. Et on ne peut pas non plus attendre une amélioration du fait de l’action de l’État qui, d’un côté, s’efforce de freiner la discrimination mais qui, de l’autre, avec les acteurs politiques, contribuent à la construction d’un imaginaire négatif sur les phénomènes de mobilité humaine.
III
Face à ce phénomène de discrimination, quelle a été la perception des migrants et des réfugiés vénézuéliens eux-mêmes ? Selon une enquête réalisée par l’Institut national de statistiques et d’informatique (ENPOVE, 2022), 29,6% des Vénézuéliens assurent avoir souffert de discrimination au Pérou (31% des femmes déclarent avoir été victimes de discrimination, plus que les hommes, 28,1%). Concernant les lieux où ils ont souffert de discrimination, 67,4% des sondés déclarent que cela s’est produit dans un lieu public, 38,3% sur un lieu de travail, 14% dans les transports publics, 9,6% dans leur quartier et 8,3% dans une institution éducative. Concernant les auteurs de la discrimination, pour 80,5% des enquêtés, il s’est agi d’inconnus, pour 19,6% d’entre eux, des camarades de travail, pour 8,7%, des voisins, pour 7%, des camarades de collège, pour 4,6%, des employés du secteur public et pour 2%, des membres des forces de l’ordre.
Dans le travail de terrain conduit par l’Institut de défense légale (IDL) au cours des quatre dernières années, principalement dans la région nord du pays (Tumbes, Piura et Lambayeque) – par le biais d’entretiens, de groupes de discussion, d’ateliers de sensibilisation et de marches d’intégration – nous avons pu relever un certain nombre de préoccupations liées aux problèmes que rencontrent les migrants et réfugiés vénézuéliens au Pérou. La discrimination, sous toutes ses formes, en est un des plus importants et porte fortement préjudice à la communauté vénézuélienne.
À quoi faisons nous référence ? Concrètement, à des pratiques telles que le harcèlement contre des enfants et des adolescents ; les mauvais traitements et les abus au travail contre des adultes, hommes ou femmes ; le harcèlement et la stigmatisation sexuelle, dans le cas spécifique des femmes (quel que soit l’âge) ; la criminalisation des migrants dans le cas de délits patrimoniaux dans leurs quartiers (alors que ce sont plutôt les migrants qui sont les victimes de ces délits) ; les mauvais traitements de la part des employés publics, qui peuvent refuser l’accès à des prises en charge dans des cas d’atteinte aux droits, entre autres. Le type de fonctionnement de la discrimination au quotidien prend aussi une dimension institutionnelle, du fait des préjugés des décideurs ou des actions des acteurs politiques eux-mêmes qui ne veulent pas perdre en popularité sur un sujet aussi sensible.
Six ans se sont écoulés depuis le début de l’arrivée massive de la diaspora et la discrimination s’est installée comme l’un des principaux défis pour le vivre ensemble au quotidien et même pour la gouvernance dans le pays. Les migrants et réfugiés vénézuéliens sont sujets de droit (et en situation de vulnérabilité) en plus d’être des moteurs pour l’économie péruvienne du fait de l’important gisement de main d’œuvre qu’ils offrent au pays. Ils sont aussi une opportunité de nous regarder de près, face à un « autre » qui est en réalité assez semblable à nous. Il est temps de repenser la présence de la diaspora vénézuélienne comme un phénomène qui marque de son empreinte le développement socio-historique du pays. Face à cela, il est nécessaire de consolider les stratégies d’inclusion et d’intégration et de donner voix au chapitre aux migrants et réfugiés, en tant que personnes venues non seulement pour se construire un avenir mais aussi pour participer collectivement au nôtre. C’est le chemin qui est le nôtre.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3723.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Revista Ideele, n° 310, juillet-août 2023.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Nicolás Maduro est président de la république bolivarienne du Venezuela depuis 2013 – NdlT.
[2] À la demande de la personne interrogée, j’utilise un pseudonyme à la place de son nom.
[3] Plateforme de coordination entre agences pour réfugiés et migrants formée de 200 organisations incluant des agences de l’ONU – Ndlt.