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DIAL 3076 - Futurologie politique
AMÉRIQUE LATINE-ÉTATS-UNIS - Conversation virtuelle avec Monsieur Obama
Adolfo Pérez Esquivel
jeudi 1er octobre 2009, mis en ligne par
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Dans une de ses dernières missives, Adolfo Pérez Esquivel, dont nous publions souvent les textes [1], imagine qu’il invite Barack Obama à partager un café et en profite pour lui dire deux ou trois choses qu’il a sur le cœur avec sa franchise habituelle… Ce texte, rédigé en août n’a rien perdu de son mordant ni, malheureusement, de son actualité.
Buenos Aires, Café Tortoni, août 2009.
J’ai invité Barack Obama à prendre un café au traditionnel Café Tortoni, avenue de Mai à Buenos Aires. Il est arrivé de Washington perturbé et préoccupé. Il m’a dit que la Maison blanche était pleine de fantômes, que certains nuits, il ne pouvait pas dormir car ils faisaient beaucoup de bruit et que le matin, quand il va dans le Bureau ovale, il trouve tout sans dessus-dessous. Pour moi, je ne crois pas aux fantômes, mais puisqu’il le dit, c’est sûrement ainsi.
Mon cher Barack, je crains que tu aies bien des problèmes car, ici aussi, nous avons nos fantômes qui parcourent le pays en faisant des ravages et en désorganisant tout. Je me réjouis que tu sois venu jusqu’ici et que nous puissions converser tranquillement. Le café est bon mais j’aurais préféré t’inviter à prendre quelques matés amers bien de chez nous ; cependant, considérant que tu vivais des situations pleines d’amertume, comme par exemple celle du coup d’État au Honduras, je n’ai pas voulu te rendre les choses encore plus amères.
Tu vas avoir besoin d’un guide spirituel qui va faire quelques exorcismes à la Maison blanche pour en expulser les fantômes, car ils risquent fort de te compliquer la vie.
Voici que les militaires honduriens se précipitent à Washington pour informer qu’ils ont bien accompli les ordres en faisant le coup d’État contre le président Zelaya, tel qu’il avait été programmé. Maintenant, ils veulent leur récompense et les décorations d’approbation sur leurs épaules. Ils sont tous là comme des chiens de chasse qui attendent que leur maître leur fasse une caresse ou leur jette un os.
Mon cher, tout ceci met en évidence que tu es bien arrivé à la tête du gouvernement mais non au pouvoir. Tu dois reconnaître qu’ils t’ont donné un bon coup de pied dans le derrière et qu’ils n’ont pas de pitié. Ils vont t’en faire voir dans tous les domaines. Comment trouves-tu ce café ?
Ce coup d’État civico-militaire au Honduras représente une menace pour tout le continent. On cherche à y imposer une « dictature molle » [2]. C’est un test pour voir quelle sera la réaction des gouvernements et des sociétés. Cela me paraît être une bonne chose que tu aies refusé de reconnaître le nouveau corps diplomatique hondurien. C’est de ta part un geste clair en défense du droit des peuples. Mais tu sais très bien que les choses ne sont souvent qu’apparences et ne reflètent pas la réalité. Déjà, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, dit que Zelaya [3] commettrait une grave imprudence s’il revenait au Honduras.
Tu devrais savoir que la dignité a un coût et que Zelaya ne peut pas se tenir tranquille sans rien faire en attendant qu’Hillary lui dise ce qu’il doit faire. Imposer à nouveau les coups d’État, c’est très dangereux pour tout le reste du monde.
Il faut à tout prix que tu prennes des décisions claires et concrètes pour aider le président Zelaya à reprendre sa charge de président du Honduras, sans conditions et sans impositions du Pentagone, de la CIA et du Département d’État. Est-ce que tu es au courant de la brutale répression des militaires honduriens contre le peuple et de la persécution et de la censure contre les journalistes ?... Pour justifier l’injustifiable, la dictature de Micheletti [4] accuse de tous les maux le président du Venezuela, Hugo Chávez. Tu sais très bien que la CIA est spécialisée dans la déstabilisation des gouvernements et sait comment provoquer les coups d’État.
Puisque ton visage ne manifeste aucun signe d’étonnement, c’est donc que tu n’ignores pas ce qui se passe. Dis-moi Barack pourquoi les États Unis veulent établir trois bases militaires de plus en Colombie ?… Ne me dis pas que c’est pour lutter contre le trafic de drogue, car je ne le crois pas et personne ne le croit.
Je viens d’être informé que ton gouvernement et le Commandement Sud de ton armée investissent des millions de dollars pour promouvoir la « démocratie » au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, ces trois pays qui sont en train de construire d’autres modèles de société, modèles qui justement ne sont pas ceux qui intéressent les États Unis.
Dis-moi Barack, est-ce que tu vas continuer longtemps avec la même politique que celle des gouvernements antérieurs ou est-ce que tu veux changer de politique et construire une démocratie qui signifie droit et égalité pour tous et respect de la vie et de la dignité des peuples ? Je te suggère que tout cet argent qu’ils veulent investir dans « la démocratie telle qu’ils la conçoivent », tu l’investisses plutôt pour fortifier la démocratie à l’intérieur des États Unis qui ont tellement de problèmes chez eux de discrimination, de pauvreté, de faim et de chômage. Est-ce que cela te paraît juste ou non ?
J’ai derrière moi bien des années de travail et d’engagement avec les peuples d’Amérique latine et, à mon âge, je suis devenu méfiant. J’ai constaté tellement de trahisons, d’abandons et de peurs.
Un autre problème préoccupant et qui nous fait tous souffrir, c’est Cuba. Tu penses que pour changer la politique des États Unis envers Cuba, il faut attendre des gestes de changements dans cette île. En fait, depuis presque 50 ans ton pays impose le blocus de façon unilatérale avec la superbe de celui qui est le plus fort.
Il semble que tu n’as pas de bons conseillers car le continent latino-américain n’est plus manipulable et les peuples sont acteurs, et non spectateurs. Le peuple cubain l’a montré et maintenant, c’est le tour des Honduriens, ainsi que des Boliviens et des Vénézuéliens.
Celui qui doit changer, c’est ton gouvernement qui viole le droit international et impose des sanctions à un pays souverain. Est-ce que tu oublies toutes les résolutions de l’ONU et de bien d’autres pays qui réclament la fin du blocus et le respect de la souveraineté du peuple cubain ?
Exerçons notre mémoire. Te rappelles-tu du président de ton pays, John Kennedy, qui était parvenu à séduire même la belle Marilyn ? C’est ce même jeune homme qui a ordonné d’envahir Cuba par la baie des Cochons et qui as obtenu une vraie cochonnerie qui lui a fait bien du tort. Comment peux-tu penser que Cuba va changer alors que ton gouvernement ne veut pas changer ?
Pense un peu à ce qui se passerait si ton pays levait le blocus de Cuba sans conditions et qu’alors commence une nouvelle étape de relations basées sur la coopération et le développement des peuples. Tout cela ressemble à de la futurologie politique. Que se passerait-il si tu libérais les 5 Cubains prisonniers en permettant d’abord à leurs épouses de leur rendre visite, ce dont on les empêche depuis près de 10 ans. Tu dis que c’est là un problème qui est entre les mains de la justice, qu’il faut encore attendre et que tu subis de fortes pressions pour ne pas les libérer. De quelle justice parles-tu ? Je ne veux pas, comme on dit chez nous, te faire « payer la facture ». Je veux simplement te rappeler quelques faits et quelques problèmes qui se posent dans la vie des peuples.
Je veux encore te raconter quelques actions d’éclat d’un de tes compatriotes qui a fait preuve de cohérence entre le dire et le faire et qui as beaucoup influencé les luttes sociales pour la libération de nos peuples. Il a su assumer la résistance civile comme l’a fait le Mahatma Gandhi lors de la libération de l’Inde et comme Martin Luther King qui a lutté sur ta terre pour la défense des droits civils et contre les discriminations raciales. Je me réfère ici à Henry Thoreau qui a dit : « Toute personne qui aime la liberté doit respecter la loi ; il doit la respecter et la faire respecter. » Mais, Thoreau continue en disant : « Toutes les lois ne sont pas justes et on doit désobéir aux lois injustes jusqu’à ce qu’elles soient supprimées ». Pour rester cohérent avec lui même, il a dû accepter d’aller en prison en assumant le défi de défendre la liberté en refusant de payer des impôts injustes et immoraux au gouvernement des États-Unis, impôts qui finançaient alors la guerre contre le Mexique, pays auquel on a arraché une grande partie de son territoire pour l’annexer à ton pays.
Dis-moi aussi qui a décidé d’installer davantage de bases militaires états-uniennes en Colombie ? C’est très ennuyeux et périlleux pour le continent.
Autre sujet préoccupant, le Moyen Orient. C’est sûr qu’en ton âme et conscience, cela te fait mal que ton prédécesseur, George Bush, t’ait laissé ce terrain encombré et miné : tout ce que tu touches… boum !… ça explose. Ce personnage a vraiment porté tort à ton peuple et au monde entier ; il est responsable de crimes de lèse humanité.
Je vais te raconter un conte soufi. Je viens de le lire dans un journal de quartier La Batuta : « La Peste cheminait vers Bagdad quand elle a rencontré Nasrudin qui lui a demandé : « Où vas-tu ? » « À Bagdad, pour tuer dix mille personnes ». Quelque temps après, la Peste rencontra à nouveau Nasrudin qui, très en colère, lui dit « Tu m’as menti. Tu m’as dit que tu allais tuer dix mille personnes et tu en as tué cent mille ». La Peste lui répondit : « Je ne t’ai pas menti. J’ai tué dix mille personnes… et les autres sont morts de peur ». La peur paralyse et de la peur à la lâcheté, il n’y a qu’un pas. La peur nous affecte tous et réduit nos mécanismes naturels de défense.
Obama, il est temps de réfléchir et de porter ton regard vers l’intérieur de ton esprit, de savoir écouter le silence de Dieu qui parle à chacun d’entre nous. Combien de morts a provoqué la guerre déchaînée par ton pays contre l’Irak et l’Afghanistan au nom de ce que l’on peut imaginer de plus pervers et inhumain, de la mère de toutes ces violences, « le mensonge », invoquant la défense de la démocratie et le droit des peuples ? Ils ont inondé les rivières de sang et semé la mort.
Eduardo Galeano, ce grand écrivain uruguayen a écrit : « Le navigateur navigue bien qu’il sache qu’il n’atteindra jamais les étoiles qui le guident ». Tu te souviens qu’Hugo Chávez, le président du Venezuela, t’a offert le livre de Galeano intitulé Les Veines ouvertes de l’Amérique latine ? J’espère que tu l’as lu. Si tu ne l’as pas encore lu ! Voilà qui est préoccupant. Comment vas-tu pouvoir comprendre l’Amérique latine si tu ne connais pas cet ouvrage ? Toi qui es encore jeune, essaye de comprendre les peuples et de bien connaître quelle a été la politique de ton pays dans ce continent. Tu seras vraiment étonné.
C’est un long et douloureux drame que vivent Israël et la Palestine. Cela nous fait vraiment mal de constater qu’aucun nouvel horizon ne s’éclaire et que l’on continue à semer la mort et la destruction. Israël est passé de l’état de victime à celui de bourreau, violant les droits du peuple palestinien, le soumettant à la violence sociale et structurelle et construisant un mur infâme qui porte tort à toute l’humanité et empêche les Palestiniens d’avoir leur patrie. Ton pays est l’allié principal d’Israël et, tant que cette situation de guerre et d’instabilité continuera, la paix sera absente de cette région.
Et pour finir, Barack, comment ça va chez toi ? Chômage, problèmes économiques, immigration : les problèmes ne te manquent pas. L’économie mondiale prend l’eau de toutes parts et elle est vraiment contaminée. La crise économique frappe durement les plus nécessiteux, mais tu continues à sauver les banques et non pas les peuples. Il est urgent de revenir aux sources et de commencer à réfléchir à un « nouveau contrat social » à l’échelle mondiale ; nous en avons bien besoin car nous arrivons à la fin d’une époque blessée par les fausses certitudes, les erreurs et les horreurs. Souviens-toi que la FAO [5] nous signale que chaque jour 35 mille enfants meurent de faim dans le monde. Voilà un « terrorisme économique » dont on ne parle jamais et mais qui est présent dans le monde.
Ton gouvernement dépense des millions de dollars en armes et en bases militaires pour dominer et pour détruire et non pas pour vaincre la faim, le chômage, la marginalité et l’analphabétisme. Sais-tu Barack de quelle couleur est la faim ?… Ceux qui ont faim disent que c’est le jaune ; tout devient de cette couleur jusqu’à ce que la mort les libère.
Bien, mon cher Barack, il ne faut pas perdre l’espérance. Il faut construire la paix qui ne naît pas toute seule : c’est une conquête de la conscience et de l’esprit. Il y a beaucoup de réserves dans la vie des peuples. On pourrait encore parler de bien d’autres choses mais ce sera pour une autre fois quand nous parviendrons à nous réunir à nouveau. Cela a été pour moi un vrai plaisir de pouvoir converser avec toi. La prochaine fois je te recevrai avec du maté amer et des bugnes [6].
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3076.
– Traduction de Francis Gély.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir par exemple le dernier en date : DIAL 3060 - « ARGENTINE - Le vol de la mort. Mémoire du 5 mai 1977 ».
[2] « dictablanda » en espagnol. La formule repose sur un jeu de mot autour de la dichotomie dur / mou : « dicta-blanda » s’oppose ainsi à « dicta-dura ».
[3] Le président hondurien légitimement élu – NDT.
[4] Le président putschiste – NDT.
[5] Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – note DIAL.
[6] Beignets de pâte, frits dans l’huile – note DIAL.