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DIAL 2426
COLOMBIE - Le rapport « nunca más » dénonce le terrorisme d’état
Commission inter-congrégations Justice et paix, le Collectif d’avocats José Alvear Restrepo et le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques
vendredi 1er décembre 2000, mis en ligne par
Le 28 novembre a été rendu public le rapport intitulé « Nunca Más » (Plus jamais) dans lequel sont recensés les crimes de lèse-humanité commis de 1966 à 1998 dans quatre régions de Colombie, à savoir Meta, Guaviare, Magdalena Medio et Nordeste Antiqueño. Une première estimation portant sur l’ensemble du pays s’élève à quelque 38 000 cas. Conformément aux catégories juridiques internationales, seules des actions menées par les États peuvent être qualifiées de « violations des droits de l’homme » ou de « crimes de lèse-humanité ». La longue introduction publiée en tête de Nunca Mas explique pourquoi ceux qui ont travaillé à l’établissement de ces données ont fait cet unique choix et n’ont donc pas pris en compte les violations du « droit humanitaire international » perpétrées par les mouvements de guérilla. Le travail considérable accompli avec ce rapport sert incontestablement la cause de la vérité, mais il manque encore un travail recensant les crimes de guerre commis par les mouvements de guérilla. Ce rapport, dont l’élaboration a demandé plusieurs années de travail, a été fait, entre autres, par la Commission inter-congrégations Justice et paix, le Collectif d’avocats José Alvear Restrepo et le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques. Nous publions ci-dessous un extrait de l’introduction, intitulé « Configuration de l’État comme acteur violent ».
(...)
Au cours de cette période qui a commencé en 1965 [1], la configuration de l’État comme acteur violent peut être étudiée à travers ses options fondamentales, sa doctrine anti-insurrectionnelle, sa stratégie pour affronter le conflit social et ses méthodes d’action.
A. L’option fondamentale
Face au soulèvement armé de groupes qui réclament des changements fondamentaux dans les structures économiques, sociales et politiques pour pouvoir satisfaire les besoins de base de la population, un État a deux alternatives : un traitement politique négocié pour rechercher des solutions aux justes revendications, ou un traitement militaire pour exterminer la rébellion. L’option fondamentale de l’État colombien a été clairement la seconde, mais sans restreindre l’action d’extermination aux rebelles en armes mais en l’étendant à de larges couches de la population civile non armée, qui tombent ou pourraient tomber dans des aires d’influence territoriale ou idéologique des combattants. Bien que depuis 1983 aient eu lieu divers processus de négociation avec des groupes rebelles, appelés « processus de paix », seuls ont été menés jusqu’à un certain terme ceux qui ont été réduits à négocier la démobilisation des combattants et, jusqu’à présent, ceux qui mettaient sur la table les problèmes socio-économiques ou politiques les plus aigus ont connu un échec retentissant. Et même les processus qui ont « réussi » ont eu pour épilogue l’élimination physique d’un pourcentage significatif des personnes démobilisées.
B. La doctrine
La doctrine anti-insurrectionnelle de l’État colombien s’exprime dans des thèses qui se répètent rituellement dans les discours de la hiérarchie militaire, d’assez nombreuses autorités civiles et des porte-parole reconnus des classes dirigeantes, mais dont les directives principales se trouvent dans les documents déclassifiés du Pentagone et du Département d’État des États-Unis.
Le général Fernando Landazábal explicitait avec franchise la thèse fondamentale dans un de ses livres : « Non moins importante que la localisation de la subversion est la localisation de la direction politique de celle-ci. (…) La direction politique ne peut pas nous intéresser moins que la militaire et, une fois que la tendance est reconnue et déterminée, il est nécessaire de cerner l’idéologie qui l’anime, pleinement et parfaitement, pour la combattre efficacement. Il n’y a rien de plus nocif au déroulement des opérations contre-révolutionnaires que de consacrer tous ses efforts au combat et à la répression des organisations armées de l’ennemi, tout en laissant à la direction politique du mouvement toute sa capacité d’agir librement. »
Au cours des trois décennies et demi correspondant au cycle actuel de la violence, cette thèse s’est doublée d’une criminalisation de la protestation sociale et de l’opposition politique, d’une équivalence mise entre le délit de rébellion et le délit d’opinion, et on a qualifié de « façades de la subversion » ou de « bras non armé de la subversion » des organisations syndicales, paysannes, indigènes, étudiantes, d’opposition politique ou de défense des droits humains. À tout cela s’ajoute la routine consistant à présenter à l’opinion publique les victimes de la répression officielle comme des « guérilleros morts au combat », revêtant souvent leurs cadavres, post mortem, de l’uniforme des combattants.
C. La stratégie
D’une part, on peut analyser la stratégie répressive de l’État colombien dans la série des manuels de lutte anti-insurrectionnelle, publiés avec mention réservée pour les forces armées, entre 1962 et 1987, mais cela exige des analyses complémentaires portant sur le comportement systématique des autres pouvoirs de l’État en appui actif ou passif à l’exécution de ces directives.
Un axe fondamental de la stratégie indiquée dans ces manuels a été l’établissement de structures paramilitaires, recommandé par la mission du gouvernement étasunien de février 1962, comme on l’a vu plus haut, et renforcé dans tous les manuels de contre-insurrection connus postérieurement, tant ceux importés des États-Unis et de France [2] que ceux élaborés au niveau national.
D’autre part, un autre axe, qui n’est pas de moindre importance, a été de prendre la population civile comme cible fondamentale de la lutte anti-insurrectionnelle. La thèse de base, selon laquelle « l’existence des groupes subversifs a son fondement dans la population civile » conduit à faire de la population civile « l’un des objectifs fondamentaux des unités de l’armée ». À cause de cela, tous les manuels mentionnés contiennent de vastes chapitres sur les opérations de renseignement et sur la guerre psychologique dont l’objet est la population civile. (…)
D. Les méthodes
Quant aux méthodes utilisées par l’État comme acteur violent, elles pourraient être énumérées simplement : fausses accusations, détentions arbitraires, montages judiciaires, jugements injustes, tortures, disparitions forcées, assassinats individuels et collectifs, déplacement forcé de populations, destruction de biens de subsistance, bombardements indiscriminés, menaces, attentats et violence sexuelle. Mais leur simple énumération ne manifeste pas la logique de leur mise en œuvre. Les analyses antérieures nous permettent de comprendre que ces méthodes se situent dans le cadre d’une volonté générale de DISSUASION car, comme on l’a vu, il s’agit de combattre et d’exterminer une façon de penser, une idéologie, une option pour un modèle alternatif de société qui ne transigerait pas avec le modèle en vigueur sur le continent ou avec le modèle « national ». Il serait impossible d’atteindre une telle dissuasion sans ébranler les paramètres fondamentaux d’un État de droit. C’est pourquoi les méthodes doivent revêtir, autant que possible, l’apparence de la légalité (moyennant des législations drastiques d’« ordre public ») pour pousser à leur légitimation comme « réponse à la violence insurrectionnelle ». À cause de cela aussi, comprendre celui qui est non armé comme quelqu’un qui est « armé » est d’une grande importance à l’intérieur de ce modèle, ainsi que la diffusion de la thèse de la « subversion non armée » dans laquelle rentrent toutes les activités et organisations légales qui pourraient remettre en question les structures ou le modèle continental de société. C’est aussi dans ce contexte que se révèle la « rationalité » du paramilitarisme.
La volonté de dissuasion, explicite depuis le Suplemento secreto du général Yarborough en 1962, ainsi que dans tous les documents doctrinaux et stratégiques cités antérieurement, nous conduit au concept de terrorisme d’État.
En effet, d’un point de vue sémantique, la terreur est une « peur intense », et elle peut être intense en deux circonstances, parmi d’autres : a) quand sont en grand danger les valeurs les plus élémentaires de l’existence humaine : la vie, l’intégrité et la liberté (et à ses niveaux les plus radicaux, ce sont la peur d’être privé de la vie, d’être diminué ou mutilé dans son fonctionnement physique et psychique, d’être privé de la liberté physique) et b) quand n’existe pas de zone de sécurité où l’on peut éviter ce risque. Quand la crainte prend appui sur ces deux situations et qu’on choisit de les utiliser en tant que stratégie de dissuasion, on peut parler de stratégie terroriste. Et si c’est l’État qui contrôle ces situations, nous sommes face au terrorisme d’État. Ainsi, lorsque l’État crée par exemple des catégories pénales ambiguës (comme celles de « rébellion » ou de « terrorisme ») comme instruments arbitraires de manipulation pour ruiner la liberté d’un secteur ciblé, quand il crée des procédures judiciaires manipulables et susceptibles d’être montées de toutes pièces (comme les témoins et les juges sans visage, ou les récompenses monétaires accordées à des accusateurs éventuels), lorsqu’il établit des agents apparemment « hors de contrôle » chargés de châtier les sympathies idéologiques ou les militances légitimes, lorsqu’il maintient une impunité garantie pour des agents de l’État ou les paramilitaires qui menacent systématiquement la vie, l’intégrité et la liberté des populations qui échappent à leur contrôle intégral, etc., il est évident que l’on est en présence d’un terrorisme d’État, qui sert de base commune aux méthodes violentes énumérées plus haut.
La dissuasion par la terreur a l’avantage, pour ses acteurs, non seulement de conjurer immédiatement les tentatives de transformation sociale, mais aussi de contraindre, pour le moins, la génération suivante à se plier aux projets futurs de l’État victimaire. L’effet le plus caché de la terreur consiste dans l’option inconsciente ou subconsciente d’éviter les voies suivies par les disparus, les assassinés, les torturés et les déplacés, comme un tribut à payer à l’instinct de conservation.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2426.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Commission inter-congrégations Justice et paix, le Collectif d’avocats José Alvear Restrepo et le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques, novembre 1998.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Référence à la période de constitution des groupes armés (NdT).
[2] Référence à l’ouvrage du français Roger Trinquier, La guerre moderne, dans lequel il systématise l’expérience anti-insurrectionnelle dans les guerres du Vietnam et d’Algérie, et recommande la stratégie paramilitaire. Le rapport fait allusion plus haut (NdT).