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DIAL 2461

BRÉSIL - Interview de Don Pedro Casaldáliga. « Je continue à faire le pari d’une certaine forme de socialisme. »

Mario Amoros

dimanche 1er avril 2001, mis en ligne par Dial

Don Pedro Casaldáliga est l’une des grandes figures de l’épiscopat latino-américain. Évêque de São Felix de Araguaia au Brésil, il est connu pour ses prises de position courageuses et ses dons poétiques. Il dresse ci-dessous un tableau de la situation en Amérique latine et au Brésil et indique sa façon de voir l’avenir.

Interview de Mario Amoros parue dans Diario 16, reprise dans Carta a las Iglesias, août 2000 (El Salvador).


« L’Église née du peuple », c’est ainsi qu’au Brésil on nomme la théologie de la libération et son « option préférentielle pour les pauvres », option que Pedro Casaldáliga a assumée depuis son arrivée au Matto Grosso en 1968. À 72 ans, Don Pedro reste fidèle à ses « causes », causes au nom desquelles il a fait son chemin et continue à le faire aux côtés des opprimés. Il leur sait gré de l’exemple de leur joie, de leur espérance et de leur foi. Et, quand on le propose pour d’importantes récompenses internationales, comme le Nobel ou le Prince des Asturies, c’est à eux qu’il fait référence : « Que l’on donne le prix aux Indiens qui luttent pour leurs terres, aux paysans sans terres, aux populations souffrantes d’Amérique. »

Même à l’intérieur de l’Église il se fait le défenseur des causes les plus avancées à propos du célibat ou de l’accès de la femme au sacerdoce ; en même temps il nourrit l’espoir que le prochain pape « fasse une vaste option pour les pauvres, qu’il soit compréhensif du fond du cœur et se comporte en libérateur du tiers monde ». Casaldáliga a toujours mis en accord sa façon de vivre avec ses croyances. Lorsqu’il a été nommé évêque en 1971, il a renoncé à porter les symboles de son statut : la mitre, la crosse et l’anneau. Pantalon, chemise et de simples espadrilles sont ses vêtements habituels.

Sa voix chaleureuse, l’amabilité dans le contact et son humanité impressionnent celui qui l’appelle depuis le lointain Madrid une chaude après-midi de juin. Tout au long de cet entretien Casaldáliga parle du Brésil et de l’Amérique latine, des pauvres et des latifundia [1], des paysans sans terre et des indigènes de « l’antiroyaume néolibéral » et de la résurgence des mouvements sociaux critiques, de l’utopie et de la théologie de la libération.

Comment voyez-vous la réalité actuelle du pays où vous vivez depuis maintenant 32 ans ?

Avec la mise en place du programme néolibéral, avec l’accord total du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, la situation s’est aggravée, elle est devenue plus structurelle. Avec l’excuse que dans l’avenir tous en seraient les bénéficiaires, les dépenses sociales ont été réduites pour éviter l’inflation. La pauvreté s’est accrue et cela se manifeste à travers trois problèmes : le mouvement constant dû aux migrations à l’intérieur du pays et vers l’extérieur, l’augmentation du chômage, puisque dans la seule ville de São Paulo il y a 1 600 000 personnes sans travail, et la montée de la violence, qui est aujourd’hui extrêmement complexe car à côté du crime organisé il existe aussi le crime spontané, surgi du désespoir et de la faim. De plus on ressent une profonde désillusion à l’égard de la politique parce que les promesses ne sont pas tenues.

Le Brésil est un des pays latino-américains qui n’a pas réalisé de réforme agraire. L’extrême concentration de la propriété rurale et l’existence de milliers de paysans sans terre a entraîné l’apparition en 1984 du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Quelle est votre opinion sur le MST ?

Le MST est très important car il possède une force, une organisation et une crédibilité, et bien que les médias au service du gouvernement et du système fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour le discréditer, 80 % de la population reconnaît la légitimité de ses revendications. Sans le MST, le gouvernement ne ferait même pas ces gestes sporadiques de réforme agraire qui ne sont rien d’autre que des rafistolages.

L’Église brésilienne s’est montrée pionnière dans l’exigence de réforme agraire. La Commission pastorale de la terre est née en 1975 et a joué un rôle décisif dans la création du MST, dont les principaux leaders ont reconnu l’influence ainsi que l’accompagnement fraternel de l’Église qui leur a apporté sa caution éthique. Les latifundia sont une caractéristique du Brésil et toute véritable réforme agraire s’avérera impossible si on ne s’attaque pas à la grande propriété. C’est pourquoi l’Église insiste pour que le Congrès vote une législation qui prescrive les surfaces minimales et maximales des unités de territoire de façon à dépasser l’existence de la grande propriété et de la minipropriété. Par ailleurs, le MST est un mouvement social très bien organisé car il ne se contente pas de conquérir les terres, mais il se préoccupe aussi de l’éducation, la culture et l’organisation populaire. Le MST a reçu des prix de l’UNESCO pour son travail culturel et beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles sont allés se former dans les universités puis sont revenus à leur campements.

Face à l’impuissance du gouvernement de Cardoso, la déforestation de l’Amazonie semble inévitable. Notre prélature (diocèse) se situe aux abords de cette région. Hier soir, alors que je revenais de l’intérieur à la nuit tombante, j’ai été bouleversé de voir les immenses charrettes chargées d’arbres abattus. Sur un seul trajet nous avons rencontré dix-sept charrettes. De toute évidence la déforestation de l’Amazonie est un élément de plus à mettre au compte du modèle néolibéral. Dans les cinq cents années qui ont suivi la mal nommée « découverte » du Brésil, rien qu’en forêts, sans prendre en compte les bois de petite taille, on a abattu une surface égale à celle de l’Argentine. On a abattu 95 % de la forêt atlantique. C’est un véritable écocide, une authentique tragédie, dans le pays où la faune et la flore contiennent le plus grand nombre d’espèces et qui est la principale réserve mondiale d’eau. Le contrôle des multinationales du bois est faible et les contrôleurs, parfois, se laissent acheter. La politique néolibérale est antiécologique, elle cherche le profit immédiat et le plus grand possible, sans se préoccuper de l’avenir de l’humanité.

Lors de la récente célébration officielle du cinquième centenaire de l’arrivée des Portugais, les communautés indigènes ont dénoncé les agressions subies dans le passé et leur marginalisation actuelle. Quelle est votre opinion au sujet de la lutte menée par ces peuples ?

Malgré la démesure de cette lutte qui n’est pas reconnue officiellement - car toutes les politiques mises en place par l’État pendant ces années instables ont été des politiques « d’intégration », autrement dit de désintégration ethnique et culturelle des communautés - au cours de ces dernières années, surtout depuis 1992, la prise de conscience des populations indigènes de tout le continent s’est considérablement développée. La décennie que nous vivons est celle des peuples indigènes et cela en grande partie grâce à notre Rigoberta Menchú. À l’arrivée des Portugais il y avait cinq millions d’indigènes sur l’actuel territoire du Brésil ; il y en a maintenant 350 000, bien que dans les dix dernières années cette population ait augmenté. À l’occasion de la célébration officielle des 500 ans, les peuples indignés ont fait la preuve d’une plus grande conscience, car, malgré la répression, ils ont su se manifester, ils ont préparé un document très lucide et ils continuent la lutte. En outre, leurs revendications sont appuyées par le mouvement populaire au sens large, par d’importants secteurs intellectuels et par l’Église.

En Amérique latine 250 millions de personnes vivent dans la pauvreté et les puissants sont toujours dans l’impunité. Quelle est votre vision de la Grande Patrie ?

J’y vois une démocratie stupide qui n’a rien d’une démocratie. J’y vois l’impunité de Pinochet et de Fujimori qui se moquent de la loi et du peuple, j’y vois l’incertitude au Venezuela et la répression au Brésil, au Paraguay, en Bolivie, en Équateur. Quand le peuple veut s’exprimer, les démocraties se révèlent être des « démocradures », comme nous disons au Brésil. Ce sont des dictatures déguisées en démocraties et qui sont au service de la dette extérieure, des transnationales, des minorités privilégiées... Il n’y a pas de démocratie économique, sociale et culturelle. Mais je crois aussi qu’en Amérique latine la conscience s’est développée et, même si les partis de gauche et les syndicats sont plus faibles, le mouvement populaire s’amplifie. Actuellement l’alternative existe et ouvre une perspective d’avenir. Un des verrous qui bloque un authentique développement de l’Amérique latine est la dette extérieure : la dette extérieure est un problème parce que nos gouvernements sont des laquais à cause d’intérêts stupides. La dette extérieure ne nous concerne pas parce qu’elle n’a pas été contractée par le peuple qui, cependant, l’a déjà payée et largement à travers nos matières premières et notre main-d’œuvre à bas prix. De plus, on autorise les créanciers à augmenter les intérêts sur cette dette injuste. S’il y avait en Amérique latine quatre ou cinq gouvernements qui aient du cran, ils refuseraient de la payer et il faudrait bien que les créanciers internationaux l’acceptent.

Vous avez dit que Mgr Oscar Romero et Ernesto Che Guevara ont été les deux Latino-Américains les plus importants du siècle. Pourquoi ?

Parce que tous deux ont donné leur vie de façon désintéressée pour le peuple. Ils ont risqué leur vie avec une totale générosité : Romero à la lumière de la foi, le Che à la lumière de la révolution. Ils nous engagent et stimulent, en particulier la jeunesse, par leur idéal, leur cohérence et leur radicalité. En outre, personne n’a pu les discréditer.

Quelle est votre opinion sur la situation de Cuba et son proche avenir ?

Mon affection pour Cuba est scandaleuse aux yeux de beaucoup. Je ne justifie pas ce qu’il y a de mal à Cuba. Je souhaite la liberté des partis et de la presse. Mais je reconnais la fermeté de Cuba à l’encontre de l’impérialisme et je me félicite des avancées de la révolution dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Même les ennemis du régime reconnaissent que plus de la moitié des citoyens sont passés par l’université. Quel pays d’Amérique latine peut en dire autant ? Et sur le plan de la santé il n’y a pas de comparaison possible : la mortalité infantile à Cuba est inférieure à celle des États-Unis. Mais géographiquement, politiquement et économiquement Cuba est une île. Des brèches sont en train de s’ouvrir parce que ceux qui possèdent des dollars ont davantage de possibilités. Il existe aussi une préoccupation pour ce que sera la transition. Et puis le blocus étasunien continue. Tous les blocus sont en fait une guerre contre les populations civiles, cela se voit en Irak où des centaines de milliers d’enfants sont morts à cause de cela.

Il y a un quart de siècle vous écriviez : « On ne peut vivre que dans la révolte. Je crois que c’est seulement si l’on est révolutionnaire que l’on peut être chrétien ». Vous faisiez alors le pari du socialisme. Continuez-vous à penser ainsi après la chute du Mur de Berlin ?

Je continue à faire le pari d’une certaine forme de socialisme. Si on ne socialise pas la terre pour la travailler et y vivre, si on ne socialise pas la santé, l’éducation, la science et les communications, il n’y a pas de démocratie. Ce n’est pas parce qu’il y a deux partis aux États-Unis qu’ils sont un pays démocratique, parce que leur système marginalise des millions de personnes à l’intérieur et hors de leurs frontières. La démocratie n’existera pas tant qu’il n’y aura pas socialisation et partage des biens fondamentaux. Seule l’égalité dans la dignité, les droits et les chances établira la justice et nous pourrons alors vivre en paix.

Beaucoup ont prétendu enterrer la théologie de la libération. En revanche, vous et d’autres soutenez qu’elle est plus que jamais nécessaire dans un monde où trois cents personnes ont une richesse égale à ce que possède la moitié de l’humanité.

On a aussi enterré Jésus et cependant il est ressuscité. Tant qu’il y aura des pauvres et le Dieu des pauvres, il y aura la théologie de la libération. Un certain fléchissement s’est manifesté, dû aux prises de position de certains secteurs du Vatican qui ont découragé quelques théologiens. Mais la théologie de la libération a élargi son horizon, elle est maintenant partie prenante en ce qui concerne la femme, les problèmes ethniques et culturels, même si ce qui l’occupe fondamentalement reste la dignité humaine, l’égalité fraternelle et l’option en faveur des pauvres.

Après trente-deux ans passés au Brésil à partager la vie et la lutte des parias de la terre, Pedro Casaldáliga explique : « j’ai compris que je ne suis pas pauvre parce que j’ai de quoi me nourrir, je peux voyager et j’ai beaucoup d’appui y compris au niveau international. J’ai connu l’admirable confiance des pauvres en Dieu, leur sens de la joie, de la fête, au milieu de leur espérance. Et aussi leur capacité à partager ; les pauvres, plus que les riches, savent partager. J’admire également la capacité qu’ont tant de familles pour survivre. Les pauvres nous donnent une grande leçon de simplicité, de fraternité et d’espoir. »

Il devra dans trois ans se mettre à la retraite en tant qu’évêque de São Félix do Araguaia, et bien qu’il n’ait pas encore décidé de son avenir, il affirme qu’il aimerait « aller mourir en Afrique ». « C’est un continent martyr, oublié, méprisé, une victime de l’humanité toute entière. Cette misère est le produit de la collaboration entre nos sociétés blanches et l’Église. » Au soir de sa vie, il voudrait contribuer à s’acquitter de « la grande dette que nous avons auprès des peuples africains ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2461.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : Carta a las Iglesias, août 2000 .
 
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[1Grandes propriétés rurales (NdT).

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