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DIAL 2848
ARGENTINE - Polémiques sur un texte épiscopal
vendredi 16 décembre 2005, mis en ligne par
Le Conférence épiscopale argentine a publié le 11 novembre 2005 une déclaration intitulée La doctrine sociale de l’Eglise. Une lumière pour reconstruire la nation. Dans deux paragraphes, elle s’exprime sur la façon dont certains font référence aujourd’hui au temps de la dictature, parlant à ce sujet de vision manichéenne et biaisée des faits. La vigueur de certaines réactions suffit à montrer à quel point la blessure reste profonde. En dépit des importantes évolutions faites, la vérité reste difficile à reconnaître sans ambages par les autorités ecclésiastiques. On sait que l’Eglise d’Argentine, et notamment nombre d’évêques, prêtres ou religieux, s’est gravement compromise, par ses pratiques et ses silences, avec le pouvoir dictatorial et ses méthodes. Pour cette période dominée par le pouvoir militaire de 1976 à 1983, le nombre de morts et disparus est estimé entre 20 000 et 30 000. On a dénombré à travers le pays 340 « camps de concentration », dont le plus tristement célèbre est l’ESMA (Ecole de mécanique de la marine). Après le texte des évêques, nous avons choisi de publier deux réactions : en premier lieu celle d’Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la Paix, ensuite celle d’Alvaro Pino Coviello, enseignant et journaliste. Tous deux y expriment une indignation, fortement animée par leur foi. Il est bien évident qu’il y eut également des réactions favorables au texte épiscopal. Nous ne parlerons pas de celles-ci, pas plus que d’un autre point qui a suscité une vive réaction du président Néstor Kirchner qui a vu dans les passages de la déclaration épiscopale concernant la situation sociale actuelle du pays, une critique de sa politique.
La réplique d’Adolfo Pérez Esquivel
La vérité nous rendra libres.
Vous vous êtes tus quand ils les ont emmenés !
Les blessures sont profondes et la douleur des Mères [1] et des familles fait mal. Les dommages causés à toutes les victimes et à la société sont irréparables ; les disparus restent dans un deuil en suspens et ces délits commis par la dictature militaire et ses complices sont des crimes de lèse-humanité, imprescriptibles dans le temps.
La théorie des « deux démons »
Le 14 novembre de cette année, les Grands-mères de la place de Mai, les Mères de la place de Mai-Ligne fondatrice, les Familles des disparus et détenus pour raisons politiques, ont publié une lettre ouverte critiquant durement la lettre pastorale des évêques de l’Eglise catholique argentine. Ils s’y montrent préoccupés par les interprétations manichéistes, lesquelles, selon le document émis par les évêques, « alimentent la rancune entre les Argentins et taisent les crimes de la guérilla ou ne les ont pas suffisamment en abomination ». Ces organisations des droits humains y disent clairement que « beaucoup de ces évêques ont regardé ailleurs lorsque des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants étaient séquestrés, torturés et disparus, ou ont même bénit les armes avec lesquelles ceux-ci ont été exécutés ». Ces organisations affirment dans leur lettre ouverte que « 30 années après, les évêques de l’Eglise argentine n’ont pas modifiée leur position : ils continuent à soutenir la “théorie des deux démons ».
Je souscris totalement à chacun des mots de cette lettre. La Conférence épiscopale argentine n’a pas fait une autocritique à la lumière de l’Evangile et de son engagement avec le peuple. Je me souviens avoir dû réagir fermement lors d’une rencontre avec la Commission permanente de l’Episcopat lorsqu’ils ont commencé à tourner en rond quand nous leur avons demandé d’assumer leur engagement avec le peuple. Ils ont ressorti les mêmes arguments que nous avions déjà entendus pendant la dictature militaire : « L’Eglise ne se mêle pas de politique, nous devons rester vigilants pour l’église et annoncer l’Evangile » ; on se heurte toujours aux mêmes arguments, aux mêmes mensonges et aux mêmes lâchetés. Ils ne doivent pas oublier que Jésus s’est engagé avec le peuple. Il a dénoncé les injustices. Il a toujours cherché la vérité et la justice. C’est pour cela qu’on l’a tué. Il n’a jamais été neutre. Il a pris des options claires et sans ambiguïté. Il a eu le courage et la décision d’annoncer le Royaume de Dieu et sa justice, de suivre la volonté de son Père jusqu’à donner sa vie pour donner la vie. « Père, éloigne de moi ce calice, mais que ta volonté soit faite et non pas la mienne ».
Malheureusement, la majorité des évêques argentins n’a pas eu le courage d’assumer leur responsabilité et d’avoir un dialogue ouvert et fraternel avec les familles [2] et avec le peuple. Ils ont pris le chemin le plus facile, celui de garder les distances et de parler du haut de la chaire en répétant le même schéma : « faites ce que je dis, mais ne faîtes pas ce que je fais ». C’est triste à dire, cela me fait mal en tant que chrétien faisant partie de l’Eglise.
Cependant, c’est l’Eglise peuple de Dieu qui chemine et qui sème le message du Christ pour tous.
Aux organisations de droits humains, compagnons et compagnes de route dans les luttes et dans l’espoir, je voudrais rappeler que quelques évêques n’ont pas trébuché devant le pouvoir ; ils ont été et ils sont toujours des compagnons dans la lutte pour la vérité et la justice, ils sont restés toujours à nos côtés. Nous ne pouvons pas mettre tout le monde dans le même sac, nous devons sauvegarder et mettre en valeur les frères et sœurs dans la foi qui ont lutté et donné leur vie pour leur peuple.
L’Eglise a ses contradictions, ses lumières et ses ombres dans son cheminement à travers l’histoire. Les frères évêques argentins, jusqu’à aujourd’hui, ne veulent pas reconnaître comme martyr à Mgr Enrique Angelelli qui a donné sa vie et assumé la Croix du Christ en défendant le peuple et ses prêtres assassinés ; ils ont cherché de bien faibles justifications pour ne pas agir. Nous ne pouvons pas oublier les frères dans la foi et l’engagement, tels que Don Jaime de Nevares, évêque de Neuquén, Jorge Novak, évêque de Quilmes, Miguel Hesayne, évêque de Viedma, Alberto Devoto, évêque de Goya, Vicente Zaspe, archevêque de Santa Fé, Jerónimo Podestá, ancien évêque d’Avellaneda, Justo Oscar Laguna et d’autres qui, depuis le lieu où ils étaient, ont accompagné la lutté pour la vie et la liberté des détenus, hommes et femmes, ont fait connaître les disparus et dénoncé les atrocités commises par la dictature militaire, ont réclamé le droit à un procès équitable, ce qui a été systématiquement refusé par les dictateurs. Beaucoup de religieux et de religieuses ont donné leur vie pour le peuple. La liste est longue et douloureuse, rappelons-nous des sœurs françaises Alice Dumont et Léonie Duquet, des prêtres du Chamical, dans La Rioja, de Carlos Mujica, et de beaucoup d’autres.
Nous ne pouvons pas oublier les Palotins ainsi que la lutte incessante et solidaire de la Maison de Nazareth, de l’Eglise de la Sainte Croix, de la communauté des Passionistes qui ont toujours ouvert leurs portes à la vie et à la dignité humaine, de la communauté des Capucins [3] et beaucoup d’autres comme les laïcs qui ont lutté à partir de leur foi et comme Eglise, en défendant la vie et les valeurs de la personne et du peuple. Tous, sans exception, font partie de l’Eglise catholique, mais surtout ils font partie de l’Eglise peuple de Dieu, qui chemine et construit des nouveaux chemins d’espérance et de liberté à partir de la foi.
D’autres, malheureusement, ont été complices de la dictature militaire, ont justifié même la torture et toutes les horreurs commises. Le capitaine Scilingo lui-même, actuellement condamné et emprisonné en Espagne, a déclaré que, après les vols de la mort, l’aumônier des militaires les recevait à la messe et les bénissait pour leur pardonner les crimes qu’ils avaient commis en jetant les prisonniers dans le vide depuis les avions. Cela fait mal de le dire, mais plusieurs évêques complices ont soutenu ces criminels.
l’Episcopat argentin garde encore une dette non réglée avec le peuple. Il a besoin de beaucoup de force et de courage pour assumer sa responsabilité et avoir l’humilité de reconnaître ses fautes pour pouvoir construire de nouveaux chemins de paix et d’unité, ce qu’on ne peut faire en se fondant sur l’oubli et la résignation mais sur la vérité et la justice. On ne peut pas parler de réconciliation lorsque les criminels ne veulent pas se réconcilier. Et sans le droit à la justice et à la réparation pour les dommages qu’ils ont causés au peuple, il ne peut y avoir de réconciliation.
Je ne peux m’empêcher de signaler que nous devons aussi une grande reconnaissance à ceux qui nous ont accompagnés et nous accompagnent toujours dans la lutte pour la vie, pour l’Etat de droit et pour la défense des droits humains. Je veux parler de l’Eglise méthodiste, de l’Eglise du Rio de la Plata, de la Communauté Bet-El [4] et d’ISEDET [5] , eux qui, parmi d’autres, ont lutté pour la vie et la dignité de la personne humaine et du peuple.
Aujourd’hui, avec notre faible démocratie, dans une situation difficile sur le plan social et économique, le gouvernement a reçu un lourd héritage comme la destruction des institutions de l’Etat depuis plusieurs décennies. On ne peut ignorer que le gouvernement national continue à faire des efforts que l’on doit estimer à leur juste mesure, pour récupérer ces institutions et en orientant son action vers les secteurs les plus défavorisés.
La lutte actuelle doit être menée contre la pauvreté dans un pays riche comme l’Argentine. Nous avons plus de dix millions de personnes qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Nos enfants meurent de faim et de maladies évitables. On enlève leurs terres aux indigènes et aux paysans pour les vendre à des entreprises étrangères. Des groupes sociaux comme les piqueteros se retrouvent marginalisés parce qu’ils réclament le droit à un travail digne. La démocratie dans notre pays est en danger, mais les coupables jouissent de l’impunité la plus totale. Les gouvernements provinciaux se sont transformés en féodalités médiévales. Ils contrôlent et mettent à sac le pays. Dans cette situation, il est vraiment impossible de construire un projet national. Nous devons tous faire des efforts, garder une conscience critique et travailler pour surmonter la grave situation dans laquelle nous nous trouvons. Le gouvernement a la responsabilité d’écouter le voix de son peuple et d’agir en conséquence, bien que cela parfois le dérange. Et nous devons tout de même applaudir et accompagner les résultats obtenus.
Comme le dit si bien Martin Fierro : « Que les frères restent unis, c’est la première des lois, qu’ils gardent tout le temps une union véritable, car si entre eux ils se disputent, ceux du dehors les dévoreront. »
Nous avons un long chemin à parcourir avant de parvenir à l’unité de notre peuple et nous devons faire un grand effort pour y arriver. L’Eglise catholique et les évêques en particulier ont la grande responsabilité de porter le message de l’Evangile qui est vie et libération et d’assumer le défi de trouver les chemins du dialogue pour la paix. Ils doivent apprendre avec humilité à écouter la voix des sans-voix, qui chaque jour réclament le droit à l’égalité.
Buenos Aires, 15 novembre 2005
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La réaction de Alvaro Pino Coviello
Je dois dire que le texte m’attriste et me paralyse. L’utilisation du mot « manichéisme » et l’expression « vision biaisée » m’ont conduit à approfondir l’origine du terme. Le manichéisme fut une religion fondée par le prince perse Mani (216-277), selon laquelle il y a deux principes régulateurs de l’univers., le Bien et le Mal, qui sont constamment en lutte et en opposition et que l’on nomme respectivement la Lumière et les Ténèbres. Après un long laps de temps, la lutte se soldera par la victoire définitive de la Lumière sur les Ténèbres. On utilise habituellement le mot manichéisme lorsqu’on a affaire à l’attitude de personnes qui considèrent que tout est bon ou mauvais de façon absolue, sans faire aucune espèce de nuance ou d’autres considérations.
J’affirme que l’on ne peut pas parler de manichéisme lorsque, dans notre propre Eglise, il y eut aussi une vision absolutiste du bien et du mal au cours du « Processus de réorganisation nationale ». Il y eut des prêtres et des religieux qui collaborèrent avec le gouvernement militaire, qui furent délateurs, dénonciateurs et complices de tortures ; mais je ne veux pas oublier ceux qui acceptèrent le martyr dans l’accomplissement de leurs tâches ecclésiales.
La Conférence épiscopale dit que les jeunes doivent aussi connaître ce chapitre de la vérité historique et je pense qu’ils ont beaucoup de raisons pour cela. Nous devons le faire par respect pour ceux qui sont morts et nous éclairent depuis l’Eglise du Ciel, pour que de tels faits ne se répètent pas, et en raison des droits humains qui sont aussi violés aujourd’hui (comme les évêques le disent également), ceux des dépossédés, des marginaux, des aborigènes, de ceux qui ne peuvent pas avoir de terre, qui ne peuvent pas exercer leur citoyenneté, qui n’ont pas accès aux services minima.
Le terrorisme d’Etat a persécuté ceux qui étaient engagés avec la cause des plus nécessiteux et avec ceux qui persistaient à dénoncer systématiquement la violation des droits humains. Mais pour que nous n’ayons pas une vision biaisée de l’histoire, je veux faire mémoire de ces martyrs catholiques qui moururent au cours de la décennie la plus affligeante que nous ayons connue dans notre pays. Sans méconnaître les autres disparus et les autres morts, je me limiterai aux morts de mon Eglise [6].
Radio Salta, 24 novembre 2005
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Le texte des évêques
Voici les deux paragraphes du document épiscopal qui ont suscité une vive polémique sur le jugement porté sur les événements qui se sont déroulés durant la période dictatoriale.
30. L’interprétation de l’histoire argentine est traversée par un certain manichéisme, qui a alimenté la rancune entre les Argentins. Nous l’avons dit en mai 1981, dans Eglise et communauté nationale : « Malheureusement, fréquemment, chaque secteur a exalté les valeurs qu’il représente et les intérêts qu’il défend, en excluant ceux des autres groupes. Ainsi dans notre histoire le dialogue politique s’avère difficile. Cette division, ces rencontres manquées entre Argentins, ce comportement consistant à ne pas vouloir nous pardonner mutuellement, rend difficile la reconnaissance des erreurs commises et, par conséquent, la réconciliation. Nous ne pouvons pas diviser le pays, d’une manière simpliste, entre bons et mauvais, justes et corrompus, patriotes et apatrides. Nous ne voulons pas nier qu’il y ait un problème moral très grave à la racine de la situation critique que vit le pays, mais nous résistons à le poser dans les termes rappelés plus haut. »
31. A vingt-deux années de la restauration de la démocratie, il convient que nous, les adultes, nous nous demandions si nous transmettons aux jeunes toute la vérité sur ce qui s’est produit dans la décennie 70. Ou si nous leur offrons une vision biaisée des faits, qui pourrait favoriser de nouvelles rancunes entre Argentins. Il en serait ainsi si nous sous-estimions la gravité de la terreur d’Etat, les méthodes employées et les crimes lèse humanité, que nous ne pleurerons jamais assez. Mais le contraire pourrait aussi arriver, que l’on taise les crimes de la guérilla, ou qu’on ne les ait pas suffisamment en abomination. Ceux-ci ne sont en aucune façon comparables avec la terreur d’Etat, mais ils ont certainement terrorisé la population et ont contribué à endeuiller la patrie. Les jeunes doivent aussi connaître ce chapitre de la vérité historique. À cet effet, tous, mais spécialement vous, fidèles laïques, qui avez vécu à cette époque et étaient adultes, vous avez l’obligation de porter témoignage. Il est dangereux pour l’avenir du pays de faire des lectures partielles de l’histoire. Depuis le présent, et sur base de la vérité et de la justice, nous devons assumer notre passé et soigner nos blessures.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2848.
– Traduction Dial.
En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] De la place de Mai.
[2] Des victimes.
[3] Allusion à des paroisses ou des communautés religieuses qui ont aidé à sauver des vies.
[4] Communauté judaïque.
[5] Institut universitaire œcuménique de formation théologique et pastorale.
[6] Suit une liste comportant des dizaines de noms parmi lesquels : Mgr Angelelli, et les prêtres de Chamical Gabriel Longueville y Carlos de Dios Murias, Mgr Carlos Ponce de León, trois prêtres de l’Ordre des Palotins, les pères Alfredo Leaden, Pedro Duffau, Alfredo Kelly, et deux séminaristes Salvador Barbeito et Emilio Barletti, les religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, et une liste impressionnante d étudiants, enseignants, ouvriers, militants chrétiens.