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ARGENTINE - Sans une politique extérieure souveraine, est-il possible de parler vraiment de démocratie ?

Solange Martinez

lundi 8 avril 2024, mis en ligne par Françoise Couëdel

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22 mars 2024.

À la mi-mars le gouvernement argentin a annoncé la signature d’un accord qui autorisait des ingénieurs nord américains, en lien avec la Marine des États-Unis, à opérer sur l’Hidrovía Paraná-Paraguay [1], sans même en référer au Pouvoir législatif national.

Quelques jours avant, le 23 février, le chancelier nord américain Anthony Blinken s’était rendu au Brésil et dans notre pays pour une réunion avec son homologue, Diana Caputo, Mondino, la ministre de l’économie, Luis “Toto” Caputo, le ministre de l’intérieur, Guillermo Francos et évidemment avec le président Javier Milei.

Dans une de ses conférences de presse, il a confirmé à nouveau l’intérêt de son gouvernement pour l’accroissement des investissements et du commerce entre nos pays [2].

L’agenda s’est étendu, sans que personne n’en soit surpris, concernant des secteurs clé comme « l’énergie propre », à l’association stratégique pour ce qui est de la dimension technologique et financière du capitalisme dans laquelle nous sommes plongés au niveau mondial. Le point non négligeable de ce type d’association situe d’emblée historiquement notre région dans la situation de fournisseur de matières premières sans la valeur ajoutée, celle du savoir faire et du travail.

Il est évident, au point où nous sommes de la situation post-pandémique, que la transition vers une économie digitalisée est moins dépendante des ressources fossiles traditionnelles et plus diversifiée pour ce qui est des ressources minières indispensables à la quatrième révolution industrielle, telle que le lithium – engagée par le « mileisme » avec l’aristocrate de la technologie Elon Musk – dont l’Argentine dispose abondamment, ainsi que la Bolivie et le Chili.

La visite de Blinken a donc été la préparation à l’annonce récente – que la presse hégémonique a gardé sous silence, en dépit de la gravité que représente cette décision de l’Exécutif national, – de signer un agenda d’entente entre l’Administration générale des ports argentins et le Corps des ingénieurs de l’Armée des États-Unis, dans le dos de la société argentine. Il rendrait possible l’ « échange d’informations, de formation et de coopération » qui concerne la gestion de la voie d’eau vitale pour la région, que représente la Hidrovía Paraná-Paraguay. Par elle transite une grande partie des exportations de l’Argentine et du Paraguay, et elle joue aussi un rôle fondamental dans la route du narcotrafic, un fléau social pour notre pays et pour la région

Il faut rappeler qu’une tentative antérieure, en 2016, a échoué, sous le gouvernement de Mauricio Macri et celui d’Horacio Cartes, son homologue. Le gouvernement argentin d’Alberto Fernandez a freiné une nouvelle tentative. Le problème pour les intérêts nationaux est précisément que la gestion de Santiago Peña, le président du Paraguay, et celle de Javier Milei n’ont pas les mêmes limites pour ce qui est de livrer le territoire à l’ingérence des États-Unis. Ce n’est pas nécessairement, selon la tradition, dans le but d’installer une nouvelle base militaire, c’est une diplomatie entre États qui participent d’une stratégie de pouvoir « en douceur » ou soft power.

Depuis son arrivée au pouvoir, le 10 décembre 2023, celui qui se voit comme « l’anarcho-capitaliste », d’ultra droite, Javier Milei a imposé clairement un programme en matière de politique extérieure qui se caractérise par l’instauration de relations privilégiées avec les États-Unis et Israël, en nouant des alliances avec des mouvements néo-conservateurs sur la scène internationale et l’annonce, plus souhaitée que réelle, de la mort du globalisme, dont le principal représentant est le président démocrate Joe Biden.

Sa préférence pour le trumpisme ne semble pas être un inconvénient pour se plier aux exigences de l’administration démocrate occupée au contrôle territorial de l’Amérique latine et de la Caraïbe dans le but de freiner les avancées du géant asiatique qui déploie la « Ceinture et la (nouvelle) Route de la soie » (Belt and Road initiative). Néanmoins le monde se souviendra de la rencontre de Milei et de Donald Trump à Washington, lors de la dernière Conférence d’action politique conservatrice (CPAC), en février 2024, et du signal enfantin du mandataire sud-américain – qui est devenu viral sur les réseaux – face à l’ex-président républicain qui est annoncé comme candidat préféré aux élections de novembre aux États-Unis [3].

Le gouvernement de Milei est un défenseur acharné de la dérégulation totale de l’économie et du commerce, ce qui impose la condition indispensable de la main-mise et de la privatisation des principales entreprise d’État et des ressources stratégiques naturelles et scientifiques nationales.

Il l’a explicité en toute occasion, que ce soit lors de la 54e réunion annuelle du Forum économique mondial de Davos ou concernant l’agenda des réunions établi par la Chancellerie au cours de ses mois de gestion. La chancelière Diana Mondino, des fonctionnaires de son ministère et du CONICET ont été en charge de négociations avec des chefs d’entreprise et des autorités de l’Union européenne, du Royaume-Uni, de France, d’Italie, de la République de Corée, de Singapour, de Pologne, de l’Inde, du Japon, des Émirats arabes unis et de l’Uruguay.

Au nombre des intérêts principaux du gouvernement argentin se distingue le respect des engagements avec le Fonds monétaire international (FMI), l’intégration du pays dans l’OCDE et la consolidation de l’Organisation des États américains (OEA) au détriment de l’appartenance à des blocs régionaux comme la CELAC et l’UNASUR mal en point.

La participation au Mercosur est maintenue, considérée comme un atout de négociation dans des accords bilatéraux avec de nouveaux associés, en sapant la puissance intégrationniste des pays qui la composent, telle que l’incorporation pleine de la Bolivie grâce à l’habilité du président brésilien Lula da Silva. À ce projet programmatique aligné sur les intérêts anglo-saxons et israéliens s’ajoute le fait, et non des moindres, du rejet de l’Argentine d’intégrer le puissant BRICS, mais l’intégration est acceptée à la fin de 2023, grâce aussi à la pression de Lula.

Dans le secteur énergétique les ressources minérales qui sont sous contrôle des administrations provinciales, essentiellement « l’or blanc », sont l’objectif des entreprises transnationales qui dirigent la fameuse transition vers « une économie verte » soutenable. C’est un euphémisme pour les pays dépendants, de la stratégie renouvelée de subordination structurelle de la région aux intérêts étrangers, qui se retrouve donc fournisseur de matières premières aussi bien que de simple commodities.

Le modèle extractiviste et de primarisation productive encouragé par la coalition – de facto – du gouvernement entre La Libertad avanza et le PRO a été explicité dans le nouveau « Pacte de Mai » , convoqué par Javier Milei, lors de l’ouverture des sessions du pouvoir législatif national le 1er mars dernier. Il s’agit d’un scenario ouvert, qui fait face aux manifestations massives et permanentes de la rue, à la résistance de gouverneurs d’orientations diverses et à quelques échecs du gouvernement pour imposer le nouveau pacte fiscal et la « loi de Bases », qui légitimeraient institutionnellement le démantèlement de l’État argentin.

La forte résistance et la mobilisation du peuple et de divers acteurs politiques ont pour objectif de limiter les manœuvres du pouvoir à prendre des décisions souveraines concernant les richesses et les actifs nationaux. Raison supplémentaire pour ne pas les perdre de vue. Sans une force d’opposition suffisante pour freiner le plan néo-menemiste augmenté de Milei, se profile à l’horizon pour le pays le démantèlement des Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF) [4] ainsi que son entreprise de technologie Y-TEC [5], la vente d’ARSAT, son réseau fédéral de Fibre optique, sa flotte de satellites et son centre de données ainsi que la privatisation de Energía Argentina (ENARSA) et la Nucleoeléctrica Argentina S.A, entre autres.

La dépendance du système scientifique et technologique argentin aux intérêts étrangers est pratiquement une réalité. Pour preuve la suspension du budget pour la CONICET, un organisme reconnu dans le monde pour ses résultats. La suppression de l’octroi de bourses et de l’accès à une carrière pour les chercheurs issus du prestigieux Système universitaire national, s’ajoutent à la création express d’un consortium technologique avec la participation des Émirats arabes unis (EAU) pour développer la connaissance « d’exportation ». On ne sait pas ce que cela apporterait de positif à la résolution des problèmes nationaux de plus en plus graves et urgents.

Ces jours-ci, on commémore en Argentine un nouveau Jour national de la mémoire pour la vérité et la justice. La date renvoie au coup d’État civico-militaire du 24 mars 1976 qui s’est traduit par l’enlèvement criminel d’enfants nés en captivité, l’exil forcé de milliers de personnes et la disparition, la torture et l’assassinat de plus de trente mille jeunes organisés qui participaient activement à l’édification du projet d’un pays libre, juste et souverain.

Cette dictature a permis d’adopter le plan économique de Martínez de Hoz, centré sur la spéculation à grande échelle et la valorisation financière, conjuguées au début de l’endettement public sans précédent et à la destruction de la production nationale. Des milliers de postes de travail public et privé ont été détruits et le pouvoir d’achat des salariés de l’époque diminué. Ne sont-ce pas là de nombreuses coïncidences avec les « nouvelles » directives de Sturzenegger et Caputo, les « cerveaux » économiques de Milei ?

Le gouvernement national se caractérise non seulement par le négationnisme du génocide, et du trauma social qui s’en est suivi, dont la principale représentante est la vice-présidente Victoria Villaruel, la responsable de la libération des militaires condamnés pour crime de Lèse humanité (après avoir purgé leur peine selon un juste procès) mais c’est aussi un gouvernement, comme l’indique les faits, qui est aux antipodes d’un projet de développement national préoccupé du bien être social.

En ce sens et dans cette conjoncture particulière de dégradation démocratique, quarante ans après le « Jamais plus » symbolique, il convient de se poser la question pour ce qui est des conséquences sociales profondes et dangereuses de l’absence de souveraineté dans le domaine de la politique extérieure qui, même si elle semble éloignée du quotidien du peuple, est la condition sine qua non pour garantir le respect des droits humains des 46 millions d’Argentines et d’Argentins.


Solange Martinez est chercheuse du CEIL Manuel Ugarte (UNLA) responsable de l’émission Esquina América pour la radio Megafon UNLA, et analyste argentine du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE). Voir http://centrougarte.unla.edu.ar/geopolitica-de-recursos-estrategicos/litio.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://estrategia.la/2024/03/22/sin-una-politica-exterior-soberana-es-posible-hablar-genuinamente-de-democracia/.

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[1L’Hidrovía Paraná-Paraguay est la grande voie navigable formée par l’axe Río Paraná-Río Paraguay, reliant les villes brésiliennes de Cáceres et de Cuiabá dans l’État du Mato Grosso au Río de la Plata et au port de Buenos Aires, c’est-à-dire à l’Océan Atlantique, ce qui permet de relier par voie fluviale cinq pays d’Amérique du Sud, les quatre pays du Mercosur et la Bolivie – NdlT.

[3Trump a lancé « Make Argentina great again ! » et Javier Milei a alors répondu avec son fameux slogan de campagne : « Viva la libertad, carajo ! » [Vive la liberté, bordel !] – NdlT.

[4Yacimientos Petrolíferos Fiscales, entreprise spécialisée dans l’exploitation, l’exploration, la distillation, la distribution et la vente de pétrole ainsi que ses dérivés. C’est la plus grande entreprise d’Argentine – NdlT.

[5Entreprise de recherche et de développement pour l’industrie crée en 2013 par YPF et CONICET – NdlT.

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