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DIAL 3094

BRÉSIL - L’Église et les questions de politique agraire au Maranhão, deuxième et troisième parties

Victor Asselin

lundi 1er février 2010, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [français] [français] [Português do Brasil]

Victor Asselin, prêtre missionaire au Brésil, revient, dans cette conférence prononcée à São Luis do Maranhão en octobre 2008, sur l’histoire de l’engagement de l’Église aux côtés des sans-terre. Ce texte, qui est celui d’un acteur et d’un témoin, a été publié en portugais (Brésil) sur AlterInfos-DIAL, le 10 août 2009. Nous avions publié le mois dernier la traduction française de la première partie. En voici les deuxième et troisième parties.


Deuxième partie - La lutte contre la pratique de la falsification de documents (grilagem)
La terre, champ d’action pour les communautés ecclésiales de base

La terre, la lutte pour la terre ou plus exactement la lutte contre le grilagem [1] a marqué la vie des CEB. Avec la Commission pastorale de la terre, les chrétiens et chrétiennes du monde rural avaient trouvé le moyen de définir leur identité, le visage paysan de l’Église dans le Maranhão, comme nous l’avons déjà indiqué. En ville il y eut une lutte semblable avec l’occupation du terrain urbain. São Luis est une île. Dans une île on n’envahit pas, on occupe le terrain.

1.- Un rappel

« Le 21 avril 1500, quand les Portugais arrivèrent ici, le pays qui allait s’appeler Brésil perdit l’autonomie de son territoire et le processus de grilagem commença.

« … La loi sur la terre (Loi 601 de 1850) a mis la terre en captivité – ici les terres n’étaient pas et ne sont pas libres, mais captives » écrivait José de Souza Martins [2]. Et il continuait : « Quand, le 31 mars 1964 ont changé les maîtres du pouvoir, s’est ouverte une nouvelle étape de falsification des documents de propriété de la terre. » [3]

Le grilagem au Maranhão doit être compris en sachant qu’il s’agit d’un problème structurel, planifié et encouragé.

2.- Quelques données historiques

Dès les années 30 s’était dessiné un plan d’intégration du nord de l’État de Goiás, aujourd’hui le Tocantins, à partir d’Anapolis. Dans les années 40, le projet de colonie agricole nationale de Goiás à Ceres, ouvert par l’Institut national d’immigration et de colonisation (INIC) – devenu ensuite SUPRA, INDA, IBRA et INCRA – devint une cible des faussaires dans le nord du Goiás, au sud du Pará et dans la région tocantine, Carolina, Estreito et Imperatriz. Dans les années 50 ce fut la construction de la nouvelle capitale, Brasilia et de la route Belém-Brasilia.

Que représentait Imperatriz au début du XXe siècle ? Fondée en 1852, elle fut élevée à la catégorie de ville en 1924. En 1950 elle comptait 1 152 habitants et, en 1960, 4 137 habitants. Et qu’en était-il de Santa Luzia do Tide (Clotilde) à la même époque ? Il existait des implantations très anciennes sur les rives du rio Zutiuá, mais Santa Luzia fut créée en 1951 par trois paysans venus de Pirapemas. Elle devint un village en 1959.

3.- Les grands changements et l’accaparement frauduleux des terres

Un changement radical se préparait dans toute cette région. Les terres du Maranhão qui avaient été attribuées (captives comme le disait José Martins) étaient convoitées par les représentants des intérêts de São Paulo, du Triangle de Minas Gerais et de l’État de Goiás. Les fraudes se multiplièrent. Il y avait là un véritable problème social et il fallait faire preuve d’imagination pour justifier et légaliser l’appropriation de ces terres. En fonction des besoins du moment, une série de lois et d’organismes nouveaux furent mis en place. Ce furent des années de violence extrême. Rappelons-nous quelques moments de cette histoire, pour aider à comprendre la situation du peuple du Maranhão et l’engagement assumé par les communautés ecclésiales de base pendant ces années. Je distinguerai trois étapes dans l’évolution de l’accaparement frauduleux des terres au Maranhão :

Première étape : 1956-64
Deuxième étape : 1965-68
Troisième étape : 1969-80

3.1.- Première étape du grilagem dans le Maranhão : 1956-64

En 1956, est prise la décision de construire la nouvelle capitale et la route Belém-Brasilia. Dès 1958, les premières tentatives de fraude apparaissent à Gurupi, Torre Segunda, Campo Alegre et Frades dans la partie ouest de l’État. Par la route Belém-Brasilia arrivèrent des paysans de la classe rurale moyenne, venant du Minas, de Bahia et de l’État d’Espiritu Santo. Ils employaient de la main d’œuvre et occupaient 200, 300, 500 hectares. Les entreprises qui construisaient la route occupaient aussi des parcelles à des fins spéculatives.

Un climat de violence extrême régnait à Imperatriz. C’était un lieu de refuge sur la rive du Tocantins, repaire d’assassins en fuite et d’hommes armés. Pedro Ladeira était l’un d’eux. On disait de lui : « Il en tuait cinq et en gardait six ligotés pour les faire mourir le lendemain. »

Au début des années 60, la pratique de la falsification de documents s’installa. On créait des personnes fictives, on rédigeait des documents privés à partir d’inventaires qui n’avaient jamais existé. Ce fut la première étape de l’accaparement des terres où se distinguèrent les intérêts paulistes, représentés par le sénateur Orlando Zancaner de São Paulo. À la même époque, en 1963, le long de la section de route en construction, venant de Belém en direction de Brasilia, dans la commune de Turiaçu, l’usage de l’usucapion [4] se répandit, facilité par le juge José Ribamar Fiquene et l’utilisation des registres falsifiés de l’office notarial de Carutapera. José Ribamar Fiquene devint par la suite juge à Imperatriz.

3.2.- Deuxième étape du grilagem dans le Maranhão : 1965-68

En 1965 commença l’asphaltage de la route Belém-Brasilia et en 1966, le gouvernement brésilien autorisa l’armée de l’air des États-Unis à réaliser une cartographie aérienne du pays. Le faussaire João Inácio s’employait à vendre des terres aux États-Uniens.

Pendant cette seconde étape il y eut une aggravation de la fraude à Marabá, et Açailândia. Une grande migration se produisit, principalement du Piaui et du Ceará, mais également de Bahia, du Minas et de l’État d’Espiritu Santo. C’étaient en général de pauvres gens dont on disait : « Après les pauvres arrivent les faussaires (grileiros) ».

Le 27 octobre 1966, une loi fédérale incorpore au patrimoine de l’Union une bande de 100 kilomètres de chaque côté des routes fédérales construites, en construction ou en projet. Et le Gouvernement Sarney, à partir de janvier 1967 prend diverses décisions.

Trois des mesures prises par lui sont de première importance pour comprendre la suite des événements dans l’État du Maranhão. En octobre 1968, il crée la Délégation des terres à Imperatriz, en nommant Pedro Nunes de Oliveira délégué de l’organisme et Agostinho Noleto procureur. L’objectif de la Délégation : maîtriser les occupations de terres et établir les titres de propriété, en organisant les transferts du domaine public au domaine privé. Les falsifications se multiplièrent. Le 6 décembre 1968, il crée le SAGRIMA (Secrétariat de l’Agriculture du Maranhão) et nomme Lourenço Vieira da Silva secrétaire. Enfin, le 28 novembre 1969, il promulgue la Loi de la terre n° 2 979, qui autorise la vente des terres sans appel d’offres à des groupes organisés en sociétés anonymes, sans limitation du nombre des associés, chacun pouvant demander jusqu’à 3 000 hectares.

Pour compléter le tableau, le 9 juillet 1970 fut créé par la Loi Fédérale 1110, l’INCRA (Institut national de colonisation et réforme agraire, organe suprême pour administrer les terres le long des grandes routes fédérales. À Imperatriz ce fut le commencement des passe-droits accordés aux grands propriétaires.

En 1968, il y avait eu l’affaire de la fazenda Pindaré. Exemple caractéristique de fraude aux proportions gigantesques, qui avait pour objet de faire main basse sur toutes les terres libres de l’État du Maranhão. L’inventaire notarié du 2e bureau d’Imperatriz était un faux : Pindaré ne fut jamais une fazenda et Faustino Pereira de Carvalho était un personnage fictif. En 1975, le juge fédéral, dans un procès ouvert par l’INCRA et par l’État, disait : « Quels sont ces misérables qui possèdent autant de biens que les plus importantes personnalités du Portugal ? »

3.3.- Troisième étape du grilagem dans le Maranhão : 1969-1980

À la fin des années 60 et au début des années 70, s’ouvre le premier tronçon de la route Açailândia-Santa Luzia. L’affaire Pindaré a des répercussions énormes. De grands projets agropastoraux voient le jour. La Délégation des terres était bien petite pour les grands appétits. Sarney, déjà sénateur, présenta la candidature de José Leite, du Pernambouc, à la mairie de Santa Luzia, ce qui ouvrit la porte aux entrepreneurs du Pernambouc dans la région. Le gouvernement militaire, le 1er avril 1971, établit par le décret-loi 1164 que la bande des 100 kilomètres de chaque côté des routes fédérales était une « zone de sécurité nationale ».

Pedro Neiva de Santana avait succédé à Sarney comme gouverneur du Maranhão. Il y eut une véritable ruée sur les terres de la région de Pindaré. Les cessions étaient faites avec une extrême rapidité. Pedro Neiva intronisa la falsification de documents. Il n’avait pas confiance dans les documents présentés, mais il était en face du puissant groupe des sénateurs Orlando Zancaner de São Paulo et Osiris Teixeira de Goiás, appuyés par le sénateur Sarney. Voulant attirer les investissements au Maranhão, il accueillit le groupe d’Ituiutaba (Minas Gerais), recommandé par le gouverneur du Minas, Rondon Pacheco. Cela donna le feu vert à Agostinho Noleto pour réaliser ce qu’il avait projeté aux alentours de 1968-69. Le juge Delfino Sipaúba, à Imperatriz, disait : Pourquoi ne pourrions-nous autoriser l’enregistrement de faux documents puisque « l’État lui-même les autorise » ?

Le 6 décembre 1971, la loi de l’État n° 3230 créa la COMARCO (Compagnie de colonisation du Maranhão), en incorporant à son domaine une zone de terres localisée sur les communes de Grajaú, Lago da Pedra, Vitorino Freire, Pindaré-Mirim, Santa Luzia et Amarante, estimée à 1 700 000 hectares. Dans la région du Macaraçumé (Turiaçu), outre les 46 expropriations déjà en cours dans le secteur, furent réservés 300 hectares pour installer 10 000 familles, le reste étant réservé pour les grands projets.

Le gouverneur suivant, Nunes Freire, ne voulait pas livrer les terres à des latifundiaires autres que ceux du Maranhão, mais, menacé de perdre son poste, il fut obligé de signer des faux.

La Délégation des terres, le SAGRIMA, l’INCRA et la COMARCO sont à l’origine du conflit social. Les forces s’affrontaient. Sous le gouvernement de Castelo entre en scène la COTERMA (avril 1979) au niveau de l’État et le GETAT (février 1980) au niveau fédéral. L’INCRA avait autorisé l’occupation de plusieurs demandeurs sur les mêmes terres. Maintenant, le GETAT devait résoudre ce problème. Au Maranhão, la COTERMA voulut apaiser le conflit social en faisant des transactions sur des terres de l’État. Pour accélérer le processus fut créée la CETER (1980), et le père Hélio Maranhão, lié directement au gouverneur, fut nommé comme médiateur entre les paysans et l’État.

Dans cette troisième étape des falsifications, en 1972, réapparurent les faux titres de propriété du temps du gouverneur Pedro Neiva de Santana, et Lourenço Vieira da Silva, secrétaire de l’Agriculture, fut autorisé à dûment les enregistrer.

Ce qui est évident, dans cette étape, c’est que la pratique des falsifications est partie d’un point et s’est propagée jusqu’à ce que soit atteint le but recherché au départ, c’est-à-dire s’approprier toutes les terres qui avaient été dévolues à l’État parce qu’elles avaient été jugées nécessaires pour le développement et la sécurité.

Ce rapide survol nous permet de vérifier la propagation des pratiques de fraude à l’intérieur du Maranhão. A partir d’Imperatriz, elles se dirigent vers Grajaú-Barra do Corda en passant par Porto Franco et par l’ancienne route Imperatriz-João Lisboa ; de nouvelles frontières s’ouvrent vers l’ouest avec la route Imperatriz Coquelândia, en passant par Cidelândia, Trecho Seco en direction de São Pedro da Agua Branca ; de même vers l’est, la route BR 222, Açailândia-Santa Luzia, en pénétrant dans les communes de Pindaré, Monção, Santa Inês, Bom Jardim e Viana et encore au long de la route Belém-Brasilia, pénétrant dans la Serra do Tiracambu, au sud de Carutaperaz.

4.- Opération nettoyage de la zone. Violence

Toute la zone des usurpations était habitée par des paysans et les communautés ecclésiales de base y étaient actives. Il fallait s’en débarrasser. L’opération nettoyage de la zone est une histoire sanglante et indigne de l’être humain qui a droit au respect. Pedro Ladeira, criminel fuyant la justice du Minas Gerais, fut la pièce maîtresse, avec la Délégation des terres, les représentants de la justice et de la police d’Imperatriz, du véritable massacre qui fut perpétré dans la zone du Pindaré.

4.1.- La chasse aux occupants

Faire la chasse aux occupants pour les éloigner de la zone était l’objectif. Divers moyens étaient employés comme jeter des graines de mauvaises herbes par avion ou hélicoptère sur la plantation de riz des paysans. La police saisissait les carabines, les armes de chasse ou les ustensiles ordinaires nécessaires pour le travail des champs, tels que couteaux, faux, serpes. Tout cela était souvent accompagné de menaces de mort : « J’ai un cercueil pour toi et un autre pour ta famille » ou « j’ai déjà tiré sur le frère du Dr Jurandir… avec vous cela ne vaut pas la peine de se salir. Il suffit de vendre une vache et, avec l’argent, de payer un tueur ».

Quand les faussaires (grileiros) et ceux qui les accompagnaient rencontraient une résistance, ils venaient envahir, détruire et brûler les récoltes avec l’appui de la police. Ils s’emparaient des occupants et les emmenaient à la prison d’Imperatriz. Ils se présentaient parfois de nuit comme des policiers fédéraux, encerclaient les maisons et les fouillaient.

Le sergent Furrupa fit beaucoup d’horreurs dans le pays. Il tua, humilia les pauvres gens, abandonna une femme qui se perdit dans les bois et brûla les maisons dans la région de Buriticupu. La police militaire d’Imperatriz recevait de Pedro Ladeira une somme d’argent mensuelle. Ils réussirent à enrôler quelques paysans pour en faire des agents de vente des terres ou des tueurs. Les Bonfim (Resende) en sont un exemple. Ils recrutaient également des tueurs en dehors de l’État. C’était véritablement le crime organisé.

Il est difficile d’évaluer le nombre de morts dans la région du Pindaré. Les habitants parlent d’un nombre incalculable. Quincas Bonfim en fit tuer 7 en un seul jour. Il coupa les oreilles des morts et en fit étalage. On dit que Bonfim en a tué plus de 80. Dans les bois de la fazenda Cacique furent découverts des cadavres. Dans la fazenda des frères Valle sont morts plus de 100 travailleurs agricoles et dans la fazenda voisine d’Olynto Garcia il y avait un cimetière.

Une des autorités d’Imperatriz me disait que dans la ville il fallait compter trois morts par nuit et que la police elle-même faisait partie des commandos. Un habitant ajoute : « Personne n’avait le courage de sortir la nuit avant l’allumage des éclairages publics. On rencontrait beaucoup de morts dans les rues sans la peau du visage pour qu’ils ne soient pas reconnus. »

Dans les cas de grande résistance, c’était le massacre, car on inventait une prétendue subversion et on tuait les responsables… Le fait est que, bien qu’ils aient mis de leur côté toute la force politique, économique, judiciaire et militaire, les faussaires (grileiros) n’arrivaient pas à faire partir les nombreux occupants. C’est ainsi que, dans la région de Buriticupu, on eut l’idée d’inventer un mouvement subversif. Désigner les occupants comme des terroristes serait le seul moyen de résoudre le problème et de les éloigner de la zone. Ladeira disait : « Nous pourrons tuer sans que ce soit un crime ». Les occupants furent surpris par des rafales intenses de mitraillettes et des tirs de fusils nourris. Quelques paysans passèrent la nuit dans les bois. Tous les paysans trouvés étaient pris et molestés. L’opération dura presqu’une semaine et les paysans furent accusés de subversion, et emprisonnés, sans pouvoir communiquer avec quiconque.

La mort du leader syndical João Palmeira est un exemple de la violence exercée envers les paysans. Un jour, João Palmeira fut surpris avec ses collègues dans son champ à l’heure du déjeuner par une bande de tueurs. Sans un mot, la fusillade commença. Palmeira fut criblé de balles. Comme il n’était pas mort sur le coup, les tueurs l’achevèrent au couteau. José Viana qui voulut le secourir mourut aussi. Après le massacre, Ladeira lui-même passa par la maison de la femme de João Palmeira « en disant qu’on pouvait aller chercher les corps de ceux qui étaient morts dans les bois. »

La veuve alla parler au commandant du Bureau 50 bis qui lui dit : « Il aurait pu être mort depuis longtemps puisqu’il vivait sur les terres d’autrui. » Dans une lettre au président Geisel, la veuve écrivait : « J’aimerais préciser à Votre Excellence que c’est en vain que des enquêtes seraient lancées, parce qu’elles n’établiraient jamais la vérité… Je veux croire que Votre Excellence sait que le président de l’INCRA, Lourenço Tavares Vieira da Silva est très proche des faussaires qui infestent cette région, notamment de ceux qui viennent de l’État du Minas Gerais. »

4.2.- Recrutement des travailleurs

Une autre méthode employée pour « nettoyer la zone », comme on disait, fut le recrutement de travailleurs. Par exemple, Pedão, délégué de la police d’Açailândia, recrutait des travailleurs pour déboiser, et les tuait quand le terrain était nettoyé. Un habitant disait : « c’était horrible ! ». Dans une fazenda, 30 travailleurs avaient été embauchés. Ils firent le travail jusqu’au bout, obtenant comme acompte seulement le nécessaire pour leurs dépenses. Au moment de la paie, Zé Cândido fit encercler les ouvriers agricoles par ses hommes et mettre le feu. Ils furent tous brûlés dans les bois.

« Le crime a un côté miraculeux : il n’y a pas de coupables et personne ne sait rien. L’assassin n’apparaît jamais et celui qui est au courant ne dit rien. C’est celui qui meurt qui est considéré comme le criminel. Ici, il faut se faire passer pour un idiot ou un lâche. Entendre et oublier, sinon c’est la mort. »

Troisième partie - Réflexions sur l’engagement des chrétiens et des chrétiennes des communautés ecclésiales de base

Les communautés ecclésiales de base (CEB) sont de véritables écoles d’apprentissage et la terre est le champ de la mise en pratique de leur foi. Cette pratique a été fertile en découvertes. J’en présenterai quelques-unes qui me paraissent importantes.

1.- Quelques découvertes

1.1.- Religion et foi chrétienne sont différentes

Les membres des Communautés de base ont découvert que la foi chrétienne a une identité qui la distingue de la religion et que l’Évangile n’est pas une religion. La pratique a enseigné que la foi chrétienne ne consiste pas seulement à parler d’un engagement religieux, mais qu’il s’agit d’un choix de vie qui, selon l’Évangile de Jésus, implique une décision qui englobe tout. La foi chrétienne est une adhésion à un projet qui exige un choix total. Et ce projet est celui de Jésus. La foi n’est pas un acte quelconque parmi de nombreux autres ni un choix restreint à un aspect de la vie. C’est une inspiration qui devrait orienter la vision, le discernement, les attitudes et la pratique des personnes, des groupes ou des communautés. Avoir la foi, c’est entrer avec Jésus dans l’aventure du Royaume, c’est construire le Royaume avec Lui, et faire avec Lui le chemin pour qu’advienne le Royaume.

1.2.- Religion et politique vont de pair

Les chrétiens et les chrétiennes ont commencé à comprendre que la foi chrétienne établit une relation, non seulement avec le Père de Jésus, mais encore avec son œuvre, la Création. Ils ont découvert ainsi la diagonale qui relie foi et politique. Pour eux, parler de politique c’est parler de la foi vécue dans l’action sociale, c’est parler de l’engagement dans la société civile, c’est parler de la participation du peuple dans la vie publique. Si l’on entend la foi dans ce sens, il n’y a pas de problème pour dialoguer avec tous et toutes, et même avec ceux et celles qui ont des références et des valeurs autres que celles de la foi chrétienne. Les communautés ecclésiales de base commençaient à vivre d’une manière œcuménique.

1.3.- Politique, question vitale pour les CEB

Les membres des CEB en arrivèrent à définir la politique comme une question vitale pour elles. Plus que jamais, il devint impératif de lui donner la priorité et de la mettre au premier plan ce qui impliquait d’être présents dans les situations les plus révoltantes des masses « sans emploi, sans toit, sans terre », et des « sans » de toutes sortes. La politique est une exigence de la foi chrétienne. C’est la pratique d’amour du Samaritain.

1.4.- Évangile et politique ont le même objectif

La politique est au service de la pleine réalisation de l’être humain et de tous les humains, au service de leur bien-être. Aussi doit-elle se préoccuper, en premier lieu, du peuple qui vit marginalisé, privé de toute participation dans la société. C’est aussi l’objectif de l’Évangile qui s’exprime dans le choix des pauvres. Cette convergence est à la source de leur lutte contre le grilagem et en faveur de l’accès à la terre. Et il n’y avait pas de meilleure inspiration que l’Évangile de Jésus-Christ pour soutenir leur lutte quotidienne, car Lui-même avait fait le choix des exclus comme pédagogie pour la recherche du bien commun. Évangile et politique se donnent la main pour faire progresser la justice.

Dans ce contexte, la foi des chrétiens et des chrétiennes a mûri. Ce fut le fruit d’un long cheminement. Enraciné dans l’action catholique de la génération précédente, il s’est poursuivi sous l’inspiration du Concile Vatican II. Les Communautés ecclésiales de base ont pris le risque de vivre l’Église d’une manière différente. Comme le disait Dom Pedro Casaldáliga : « c’est la manière qu’ont découverte les pauvres pour être Église ».

2.- Difficultés

La pratique de l’articulation foi et vie fut, et reste encore, semée de nombreuses difficultés, car la foi et la vie sont comme deux chemins parallèles. Nous soulignons deux difficultés vécues par les communautés ecclésiales de base dans leur pratique politique : la prévalence du projet personnel dans l’exercice du mandat et l’éloignement des agents de l’Église vis-à-vis des militants.

2.1.- Prévalence du projet personnel en politique

La politisation des communautés a conduit certains chrétiens et chrétiennes à s’engager dans des partis politiques et quelques-uns à assumer un mandat. Pour ceux-ci, il y eut ambigüité sur la manière d’exercer ce mandat. Le changement de mentalité attendu ne se produisait pas, de sorte que l’exercice du pouvoir continuait à se légitimer par la logique traditionnelle de la politique et non pas par le souci de l’intérêt général. On faisait en pratique ce que l’on condamnait en théorie. En d’autres termes, l’exercice du pouvoir a manqué de cohérence. Pour beaucoup, le projet personnel passait au premier plan. Les motivations évangéliques qui devaient justifier l’agir des chrétiens dans l’exercice du pouvoir disparurent en chemin.

2.2.- Les agents de l’Église s’éloignent des militants politiques

L’engagement de chrétiens et de chrétiennes dans la militance politique engendra une résistance de la part des responsables conservateurs de l’Église. Une pression s’exerça sur ces militants pour qu’ils s’écartent de l’engagement politique. « Nous devons, leur disait-on, séparer l’action pastorale de l’engagement politique », mais les communautés pensaient différemment.

Certains membres choisirent de s’éloigner silencieusement et les autres furent récupérés par le pouvoir officiel. La voix de la hiérarchie de l’Église s’affaiblissant, les CEB perdirent la visibilité qui leur était garantie par le prestige de cette même hiérarchie.

En conclusion de ces réflexions, nous pouvons dire que, malgré les échecs rencontrés, l’Église a acquis de l’expérience. Dans un séminaire d’évaluation réalisé en juin 2002 à Balsas, en présence de chrétiens et chrétiennes du Maranhão, il a été dit :

« Nous sommes sûrs de notre force et, malgré tout, nous avons marqué des points. Certains responsables persévèrent et d’autres recherchent une formation qui les aide à vivre leur foi en cohérence avec leurs choix. Nous avons gagné aussi parce que nous avons découvert le chemin qui relie la foi et la vie, la religion et la politique. Enfin nous avons développé une éducation de base qui a pris racine et l’esprit de la démocratie et la lutte pour la terre ont beaucoup progressé. »

Que sont devenues aujourd’hui les communautés ecclésiales de base ? Je n’accompagne plus leur parcours. Dans mes allées et venues, je rencontre des chrétiens et des chrétiennes, adeptes d’une pratique religieuse spectaculaire et émotionnelle, et je rencontre aussi des personnes sensibles aux situations de pauvreté et de marginalisation vécues par la majorité du peuple. Celles-ci, je sens qu’elles sont engagées dans la transformation de la société et l’élaboration d’un nouvel ordre sociopolitique, en trouvant dans l’Évangile leur source d’inspiration. Elles s’engagent dans les « politiques publiques ». C’est l’Évangile qui se fait présent dans les questions temporelles.

3. Défis

Je ne pourrais pas terminer cette conférence sans lancer quelques défis aux Églises, à commencer par la mienne, la nôtre, l’Église catholique.

3.1.- La foi chrétienne met au défi l’exercice du pouvoir

« Celui qui veut être grand parmi vous doit se faire votre serviteur », disait Jésus.

Le pouvoir ne peut s’exercer qu’en vue du bien commun, car le véritable pouvoir réside dans la dignité de la personne humaine. Il ne s’exerce pas en s’imposant, par arrogance, égoïsme et ambition, mais dans la gratuité de l’amour. Un tel exercice du pouvoir aujourd’hui suppose une articulation efficace avec la société civile pour continuer à construire l’État démocratique de droit, qui est lui-même signe du Royaume. Le pouvoir exercé au sein des Églises est-il source d’inspiration pour une construction de la démocratie ?

3.2.- La foi chrétienne met au défi l’ordre de nos priorités

La foi chrétienne rappelle que le bien commun ne peut se conquérir que par une lutte permanente en faveur d’un projet au service des personnes, et jamais à l’encontre des personnes. Pour que ce projet reste en accord avec l’Évangile, l’engagement requiert une lutte contre l’injustice associée à un effort permanent d’amour de son ennemi. L’Église catholique doit revoir sérieusement ses priorités. Inspirée par l’Évangile, elle influencera le milieu politique et aidera les hommes politiques à découvrir que leur mission, comme l’affirmait Paul VI, « est l’exercice par excellence de la charité ».

3.3.- La foi chrétienne met au défi la pratique quotidienne

La foi chrétienne dynamise le processus de changement, en alimentant l’espérance au cœur de la patience historique, sans exiger l’efficacité et des résultats immédiats. La précipitation éloigne les personnes et souvent les empêche d’assumer leur rôle de protagoniste de leur propre histoire. L’espérance n’est pas une simple répétition de ce qui s’est passé auparavant, mais c’est un futur ouvert sur un nouveau et meilleur commencement. Quelle richesse pour un peuple que de conquérir son avenir !

La foi chrétienne rappelle que nous portons avec d’autres une utopie, un rêve qu’aucune médiation historique n’épuisera. Nous portons l’espérance qui provient de la certitude que, dans ce puits de la vie, dans l’histoire, Jésus-Christ s’est déjà immergé. Nous avons l’espérance que cette construction du Royaume se réalisera. Est-il vrai que notre espérance inspire le monde d’aujourd’hui, le milieu dans lequel nous vivons ?

3.4.- La foi chrétienne met au défi la religion

La foi chrétienne questionne la religion. Au nom de quel dieu la religion pourrait-elle refuser l’union des chrétiens et des chrétiennes autour de réformes et de changements profonds ? Au nom de quel dieu la religion pourrait-elle encore justifier le processus séculaire de domination et de conformisme ? Au nom de quel dieu la religion pourrait-elle renoncer à sa voix prophétique pour des faveurs reçues ou à recevoir ? Au nom de quel Dieu la religion accorderait-elle prestige et privilèges en contrepartie d’une soumission ?

3.5.- La foi chrétienne met au défi du dialogue

Que dire à propos du dialogue ? Nous, catholiques, chrétiens et chrétiennes, ne sommes pas les seuls à lutter pour construire le Royaume. Il existe bien des gens, de diverses religions et de divers autres mouvements même sans référence religieuse, qui ont l’esprit de la vie. En raison de notre foi, nous sommes incités et poussés à construire le Royaume avec toutes ces personnes de croyances et de références différentes des nôtres. En raison de notre foi, nous sommes partenaires. Nous n’avons ni le privilège ni la responsabilité de construire seuls le Royaume. Nous sommes tous et toutes appelés. L’esprit qui doit nous guider est celui du dialogue, dans une convergence des forces et une complémentarité des inspirations. L’Esprit souffle où il veut, aussi bien dans les religions qu’en dehors d’elles. L’œcuménisme, le dialogue interreligieux et la capacité de dialogue avec celles et ceux qui trouvent leur inspiration en dehors même de la religion sont non seulement possibles et opportuns, mais encore nécessaires car personne n’épuise l’ampleur de la tâche de construction du Royaume dans le champ social. La pratique des communautés ecclésiales de base a ouvert cette voie, la voie de l’authentique Évangile de Jésus-Christ. Mais comment faire pour instaurer un véritable dialogue ?

Faisons le vœu de voir l’Église catholique et avec elle les autres églises chrétiennes, devenir des instances de dialogue avec la société, réunissant dans une même communion tous les artisans du Royaume.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3094.
 Traduction de Lucile et Martial Lesay pour Dial. Version française relue et complétée par l’auteur.
 Source (portugais) : Conférence prononcée à São Luis do Maranhão, Brésil, en octobre 2008 et publiée sur AlterInfos-DIAL le 10 août 2009.

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[1Le grilagem est le processus de fraude utilisé pour justifier la propriété de la terre en présentant de faux titres de propriétés. Le nom de grilagem vient d’une technique de vieillissement des documents destinée à les faire paraître plus authentiques : on place les titres dans une boite avec des grillons ce qui finit par donner aux documents un air ancien. Le grilagem requiert une alliance des forces (avocats, juges, politiciens etc…) contre le travailleur rural.

[2José de Souza Martins est professeur titulaire de sociologie à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Univerisité de São Paulo, Fellow de Trinity Hall et professeur titulaire de la Chaire Simon Bolivar de l’Université de Cambridge, Angleterre, en 1993-94. Il a publié plusieurs livres sur la question de la terre au Brésil, et notamment, Reforma agrária : o impossível diálogo (« Réforme agraire : le dialogue impossible »), São Paulo, Editora da Universidad da São Paulo, 2000.

[3José de Souza Martins, Reforma agrária : o impossível diálogo, São Paulo, Editora da Universidad da São Paulo, 2000, p. 12.

[4Le terme juridique « usucapion » signifie prescription acquisitive, c’est-à-dire la possibilité d’obtenir la propriété d’un bien du seul fait de son usage paisible et ininterrompu pendant une période déterminée.

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