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DIAL 3175
BOLIVIE - Felipe Quispe. Le dernier Mallku
Martín Cúneo
vendredi 9 décembre 2011, mis en ligne par
Dans ce numéro, les trois premiers textes se rapportent plus particulièrement à la Bolivie, et l’on verra que le quatrième, rédigé par le brésilien Leonardo Boff fait écho en bien des points aux deux premiers, rédigés par Javier Medina. Cet article a été écrit par Martín Cúneo [1] pour la revue espagnole El Viejo Topo à partir d’un entretien avec le leader indien Felipe Quispe. Le regard porté sur les évènements des dernières décennies en Bolivie par l’un des acteurs qui y ont pris part nous a paru d’une grande richesse.
Sur l’altiplano bolivien, au bord du lac Titicaca, Felipe Quispe est devenu l’une des références du mouvement indien. L’un des catalyseurs potentiels d’une société chamboulée et de mouvements sociaux qui ont renversé trois présidents en trois ans. L’autre candidat était Evo Morales.
Felipe Quispe, veste de cuir et chapeau noir, explique le dénouement de cette dispute tout en avalant la soupe de vermicelle du jour dans un bar de La Paz. Il saisit deux verres d’eau sur la table. « Il y avait deux verres, un d’eau tiède et un d’eau chaude. L’eau tiède, c’était Evo, moi l’eau chaude. »
« Ça aurait pu être Felipe Quispe, mais ça n’a pas été le cas – on a perdu là une occasion historique », déclare le sociologue aymara Pablo Mamani. « Evo représentait la solution intermédiaire la plus à même de faire admettre le fait indien, le populaire dans les sphères publiques du pouvoir. Felipe Quispe représentait la possibilité d’un changement structurel de l’État. La solution intermédiaire, Evo en l’occurrence, a été très stratégique pour des secteurs de la classe moyenne, modérée, éclairée, libérale qui craignaient d’être débordés par les Indiens, ce que Quispe projetait plus ou moins. »
Même si la figure de Felipe Quispe a perdu peu à peu de sa notoriété après l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2006, il continue d’être connu sous le nom de « Mallku », qui signifie condor en langue aymara et représente l’autorité la plus respectée dans une communauté. Sans ce personnage, il est impossible de comprendre l’histoire récente de la Bolivie. La restructuration du principal syndicat paysan, la CSUTCB [2], à la fin des années 1990, la révolte des Indiens de l’altiplano en 2000 et 2001 et le siège de La Paz en 2003 – trois événements auxquels Felipe Quispe a participé – ont marqué une période de luttes sociales conjuguées aux mobilisations pour l’accès à l’eau à Cochabamba et au blocus organisé par les cocaleros dans le Chapare.
Les origines
« Il faudrait remonter plus loin, au soulèvement de Tupaj Katari, quand les Indiens encerclent La Paz et tuent les Espagnols », déclare Felipe Quispe. « C’est le seul homme qui a fait trembler la couronne espagnole à l’époque. Et il est mort écartelé par quatre chevaux. Mais il a laissé derrière lui un héritage, un héritage immortel. Nous nous sentons les successeurs de Tupaj Katari, les continuateurs de son œuvre, et c’est pour cette raison que nous arborons son drapeau, tout comme le cœur de sa pensée, l’indianisme, que nous ont aussi transmis les anciens, nos grands-pères. » Tupaj Katari, à la tête de 50 000 Indiens, a assiégé La Paz durant six mois. « Je reviendrai et nous serons des millions », a-t-il promis avant de mourir, si l’on en croit la légende aymara. Cela se passait 30 ans avant les premiers cris d’indépendance proférés en Amérique latine.
Felipe Quispe est né d’une famille de paysans aymaras dans la province d’Omasuyos, près de La Paz. Il n’a commencé à apprendre l’espagnol qu’à l’âge de 20 ans. Les débuts de son militantisme remontent au temps du Pacte militaire-paysan. Brandissant le drapeau de la révolution de 1952 et s’appuyant sur une politique assistancialiste, les militaires ont conquis peu à peu le pouvoir et l’adhésion du mouvement paysan. Les milices paysannes créées au moment de la révolution du MNR [3] se sont transformées en groupes de choc conte les revendications syndicales des mineurs, réprimées dans le feu et dans le sang. Derrière le discours nationaliste du général René Barrientos se cachait une politique de soumission aux intérêts états-uniens dans le contexte de la guerre froide.
« Dans les années 60, je faisais mon service militaire. À cette époque, il y avait une ligne politique anticommuniste très forte. Bien que nés dans une communauté, nous ignorions ce qu’était le communisme », raconte le Mallku. « Il y avait un responsable, du nom d’Aurelio Torres, qui distribuait des tracts disant qu’on allait tuer nos anciens et confisquer nos terres, que tout serait mis en commun, que l’initiative privée disparaîtrait… Bon, moi aussi je suis contre l’initiative privée, parce que je viens d’une communauté, mais quand on nous expliquait qu’on allait tuer mon grand-père, confisquer ma terre, mes bêtes, je n’étais pas convaincu. Mais à ma sortie de l’armée en 1964, je me suis procuré le Manifeste du Parti communiste. Puis j’ai cherché d’autres livres de Karl Marx et d’autres auteurs, mais je ne trouvais jamais de passage qui disait qu’on allait m’enlever ma terre, qu’on allait tuer mes parents. »
À la rencontre de Tupaj Katari
Ces années-là, Felipe Quispe entame sa formation politique avec des personnages tels que Fausto Reinaga, entre autres nombreux penseurs indiens, et d’autres personnalités de la gauche plus classique. Son opposition à la dictature d’Hugo Bánzer l’oblige à se réfugier à Santa Cruz, où il travaille comme ouvrier jusqu’en 1977. À ce moment-là, il s’intéresse pour la première fois à la lutte armée. Mais cela ne dure pas. « Pour des raisons de sécurité, nous ne nous connaissions pas entre nous. Quand notre contact est mort, nous nous sommes sentis lâchés, le fil s’était rompu et il n’y avait plus personne à qui parler. »
Parallèlement, il commence à travailler pour développer l’organisation au sein des communautés. « Nous avons avancé petit à petit, nous avons été de plus en plus présents, rassemblant les gens. C’est alors que nous avons découvert Tupaj Katari, qui il était, comment il était, ce qu’il cherchait, ses points faibles, mais aussi ce qui faisait sa force. »
Ainsi commença la création d’un système de pensée à la mesure des communautés. « Nous sommes sortis de l’école marxiste. Il y était question de Marx, de Lénine, de la lutte armée, de la lutte des classes, et les nôtres n’y comprenaient rien, pas un iota, les oreilles complètement bouchées. Mais nous avons rapidement changé de discours, nous avons commencé à parler de nos Incas, de nos ancêtres, de Tupaj Amaru, de Tupaj Katari, de l’ayllu communautaire [4], et les gens ont commencé à relever la tête, à dresser les oreilles comme les lamas », se souvient Quispe.
Au milieu des années 1970, ce lent réveil des Indiens revêt deux formes : l’indianisme de Fausto Reinaga et le katarisme [5] de Jenaro Flores ou Víctor Hugo Cárdenas, plus axé sur la création d’alliances avec d’autres partis politiques, y compris des partis conservateurs comme celui de Cárdenas, qui s’est hissé à la vice-présidence avec le néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada en 1993.
Inspiré des idées de Reinaga, en 1978 le Mallku participe à la fondation du Mouvement indien Tupak Katari, groupement qui connaîtra dans les années suivantes de nombreuses scissions et des conflits internes. Quispe est le secrétaire permanent de ce groupement jusqu’en 1980, quand le coup d’État de Luis García Meza le pousse à s’exiler. Du Pérou, il passe au Mexique et, de là, au Guatemala et en El Salvador. Une expérience qui lui servira des années plus tard, lorsqu’il prendra les armes pour en finir avec des siècles d’exploitation des Indiens par « l’autre Bolivie ».
L’apprentissage de la guérilla
« Ils n’étaient rien », explique le Mallku à propos des intellectuels de bonne famille qui avaient rejoint la lutte armée, comme l’actuel vice-président Álvaro García Linera. « Ils avaient lu les 70 tomes de Lénine, les morceaux choisis de Mao, les trois tomes du Capital, mais ils ne savaient pas comment monter une embuscade, ni comment attaquer une banque. En revanche, nous, on était prêts, parce qu’on était allé en Amérique centrale, et qu’on avait participé au Front Farabundo Martí [6] et à l’EGP [7] au Guatemala… Tout ça nous a servi à entraîner ensuite les gens d’ici, dans la cordillère des Andes ».
Mais il était encore trop tôt pour prendre les armes. Une fois de retour en Bolivie, en 1983, et après un passage à la direction de la Fédération syndicale des travailleurs paysans et la Centrale ouvrière du département de La Paz, Felipe Quispe fonde le Mouvement des ayllus rouges. En 1988, au nom de cette organisation de communautés indiennes et paysannes de base, le Mallku expose au congrès de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) la thèse de la lutte armée comme seule voie menant à la libération du peuple indien opprimé. Sa proposition, rejetée par la CSUTCB, lui vaut sept mois à la prison de San Pedro.
C’est seulement en 1990 que Felipe Quispe, avec les frères Álvaro et Raúl García Linera, a intégré l’Armée de guérilla Tupaj Katari (EGTK). La stratégie de ce groupe consistait à organiser un soulèvement armé populaire, du style de la révolte de Tupaj Katari en 1781, en armant les communautés indiennes. À cause de l’ancrage du groupe dans les communautés, le gouvernement craignait qu’il se transforme en une version aymara du Sentier lumineux péruvien.
Mais pour organiser un « soulèvement armé contre le système dominant en Bolivie », pour reprendre les termes de Quispe, il fallait de l’argent. Et c’est là qu’Alvaro García Linera a joué un rôle clé. « J’ai connu Alvaro García en 1984 », se rappelle Quispe. « C’était un étudiant récemment arrivé du Mexique… Nous aussi avions besoin de lui… parce que dans ce pays les responsables sont blancs, et que l’Indien constitue la base c’est tout, la troupe. Et on avait besoin d’argent pour mettre sur pied une organisation clandestine, une organisation révolutionnaire. Nous étions obligés de récupérer les ressources économiques de la bourgeoisie, des entreprises, des capitalistes. Et avec cet argent, s’organiser. Et pour cela, nous était utile le genre de type en uniforme… Nous le manipulions comme une marionnette parce, sinon, on ne nous aurait pas crus, nous, on ne nous aurait jamais crus. »
Le Mallku ne manque pas une occasion de dénigrer l’actuel vice-président. « Je ne le laissais pas parler parce qu’il était hors du coup. C’est comme si je vous emmenais dans ma communauté : vous ne comprendriez pas un mot de ce qu’on dit. Si, là, je commence à vous parler en aymara, vous n’allez rien comprendre », affirme Quispe, avant de lâcher quelques mots en aymara. « Rien compris, non ? Il ressemblait à un perroquet, avec un beau plumage, mais les gens disaient : “Il est nul. Pourquoi tu nous l’as amené ? Il n’y connaît rien.” Comment croyez-vous qu’un type comme lui pourrait devenir le maître à penser des Indiens ? Pour ça, il faut d’abord connaître notre langue parce que la langue, c’est des idées, la langue, c’est de la pensée. Et nous, nous pensons différemment, nous venons d’une autre culture, nous ne sommes pas nés à l’hôpital mais dans une masure, c’est là qu’on nous a coupé le cordon ombilical », assène le Mallku.
Mais cette amorce de guérilla n’a pas duré longtemps elle non plus. En 1992, alors qu’elle se trouve encore « au stade de l’organisation et de la propagande », l’armée katariste est démantelée par la police. « Malheureusement, le frère aîné d’Álvaro, Raúl, a craqué et a tout révélé, les centres de sécurité, les noms, tout. Sur les 500 et quelques que nous étions, une trentaine est tombée. » Le 19 août, Felipe Quispe est arrêté et enfermé à la prison de sécurité renforcée de Chonchocoro durant cinq ans. « Pourquoi faites-vous tout ça ? », lui a alors demandé la journaliste Amalia Pando. Felipe Quispe lui a répondu en la regardant droit dans les yeux : « Pour que ma fille ne devienne pas votre domestique. »
Il a fallu remettre à plus tard le projet consistant à « planter le drapeau de Tupaj Katari au sommet de l’Illimani », l’énorme montagne située à quelques kilomètres de La Paz. Quant à la whipala, le drapeau aux sept couleurs et aux 49 carrés de Tupaj Katari, « jusque-là personne ne la connaissait », précise Quispe. « La whipala nous appartient, c’est nous qui l’avons imposée, par la force des armes, pour le meilleur et pour le pire », ajoute-t-il. Aujourd’hui, elle est le symbole officiel de l’État bolivien à égalité avec le drapeau national. Les policiers eux-mêmes la portent sur leur uniforme.
L’altiplano en flammes
Felipe Quispe a mis à profit ces années de réclusion pour achever ses études de premier cycle et entamer une carrière d’historien. Les mobilisations qui se sont succédé ont abouti à sa libération en 1998. Il a été élu la même année secrétaire général de la CSUTCB. Durant les années qui ont suivi, il s’est fait connaître sous le surnom de Mallku à cause de la combativité avec laquelle il exerçait sa fonction. Entre 1998 et 2001, Quispe s’est transformé en une des figures dominantes de l’opposition à la politique économique du président Hugo Bánzer, en prenant la tête de barrages routiers et d’autres actions de contestation sur l’altiplano qui ont contribué à la démission de l’ex-dictateur en 2001.
« Habituellement, on arrivait les mains vides, affamés comme des chiens errants qu’on était. Les gens dans les communautés nous donnaient à manger. Ce travail remonte aux années 70. Cela n’est pas tombé du ciel, ce n’est pas un miracle et ce n’est pas non plus nos maîtres dieux qui nous l’ont donné… À cette époque, nous avons marché de communauté en communauté en nous exprimant en aymara, dans notre langue. Cela devait aboutir à une guerre civile, à une lutte armée, mais comme on nous a capturés, les choses en sont restées là. Quand je suis sorti de prison comme dirigeant, le moment était venu de nous réorganiser, de réactiver le mouvement », se souvient le Mallku.
« Mais on y est arrivé facilement, on y avait déjà travaillé… Pour nous organiser tous ensemble, nous nous sommes inspirés de nos ancêtres, de l’inca, de la mita [système de travail communautaire par roulement]. Par exemple, trois communautés venaient bloquer la route à sept heures du matin, et y restaient toute la journée et la nuit entière. Le lendemain, à sept heures, une autre communauté se pointait pour assurer la relève. À faire ça tous les jours, on se serait vite fatigué, mais pas avec des troupes fraîches. »
En avril 2000, pendant que les habitants, les paysans dont les cultures s’appuient sur l’arrosage et les cocaleros paralysaient Cochabamba et réussissaient à chasser le consortium de multinationales Aguas del Tunari, les blocus se généralisaient dans les provinces de l’altiplano de La Paz. En plus d’anciennes revendications concernant l’éducation et l’économie et liées au développement rural, la population indienne et paysanne s’est mobilisée contre une loi qui ouvrait la voie à la privatisation de l’eau, ressource jusque là gratuite pour les paysans.
« Nous avons dû bloquer ce projet de loi qui allait être déposé au Parlement, obliger à le reporter, pour le moment, parce qu’on voulait nous faire payer l’eau », raconte le Mallku. « Les gens disaient : “Ces Espagnols, ces q’aras [blancs], sont venus ici pour qu’on travaille à leur service et qu’on paye des impôts. Mais on ne paiera pas. C’est à eux de payer. C’est eux les locataires.” Voilà ce qu’on pense, mais Álvaro García et les autres n’ont pas compris parce qu’ils ne savent pas l’aymara ». Aux exigences concrètes s’ajoute la revendication de la « nation aymara », la création d’un État indien nouveau pour cause d’incompatibilité des « deux Bolivie ».
Selon ce qu’a observé la sociologue Carmen Rosa Rea Campos, le soulèvement indien présentait deux caractéristiques qui lui sont propres : pour la première fois était mis à exécution le « Plan Pulga » [8], comme l’appellera Felipe Quispe, « qui consistait à bloquer toutes les routes auxquelles les populations rurales avaient accès en y « semant des pierres » en long et en large. Cette stratégie a été complétée par d’autres comme la suspension de l’envoi de produits agricoles aux centres urbains ». Pour cette sociologue, le report de l’examen de la loi sur l’eau et l’engagement pris par le gouvernement de répondre aux besoins de développement rural ont représenté « une victoire politique » puisque l’Indien a fait plier l’État et l’a obligé à prendre connaissance d’une réalité paysanne et indienne qu’il ignorait ».
L’épicentre de toutes les batailles
Ce « premier essai », comme le qualifia alors Felipe Quispe, a été suivi d’un nouveau soulèvement. « Pour nous, les ministres d’État, ainsi qu’on les appelle, sont tous les mêmes, qu’ils soient de gauche ou de droite. Ils ont étudié dans les grandes écoles des États-Unis et de l’Europe, où ils se sont formés pour nous manipuler, pour nous tuer », déclare le Mallku. « Ils disaient qu’ils allaient tenir leurs promesses, nous apporter des tracteurs, nous construire une université, nous offrir un système de sécurité sociale spécialement pour les Indiens, créer une banque pour nous, des routes, etc. Mais nous leur avons donné un délai de 90 jours, un ultimatum. Le gouvernement s’est pas exécuté, et il a fallu recommencer à bloquer routes et chemins, et faire le siège de La Paz pour qu’aucun produit agricole n’y entre. »
Le nouveau soulèvement, commencé en juin 2000, s’est radicalisé en septembre et s’est étendu à tout le pays. Aux pierres semées sur les voies qui mènent à La Paz, se sont ajoutés les cocaleros d’Evo Morales qui ont bloqué les routes reliant Cochabamba à la capitale et à Oruro. Répétition du siège de Tupaj Katari en 1781, la capitale a été complètement coupée de l’extérieur. Seuls les avions Hercules de l’armée pouvaient apporter des provisions à La Paz. »
L’« épicentre de toutes les batailles » a été la localité d’Achacachi, sur la berge du lac Titicaca. « À Achacachi, nous avons détruit tous les pouvoirs de l’État : il n’avait plus de juge, plus de police, plus d’agent de circulation, plus de (sous)préfet, plus rien. Tout ce qui restait était indien. Et les dirigeants locaux ont pris les choses en mains », se remémore Quispe. « Le soulèvement d’Achacachi a été une prise de pouvoir totale. Il faut être maître du pouvoir, y compris de soi-même, et revenir au Qollasuyo [mot inca qui désigne l’occident bolivien], pas à la Bolivie », a-t-il affirmé d’un ton sentencieux.
Depuis l’expulsion des institutions républicaines d’Achacachi, les autorités traditionnelles communautaires se sont installées. « Le gendarme attire le voleur ; l’armée, la guerre ; et le sous-préfet, la corruption », a ensuite répondu le Mallku aux accusations de la presse selon lesquelles Achacachi était devenue une « ville sans loi ». L’intention affichée par l’armée de « récupérer » Achacachi et les environs a conduit à la création du quartier général de Qalachaka, situé à l’entrée du bourg. « Pour impressionner la presse, on déposait de vieilles armes datant de la Seconde Guerre mondiale, utilisées par les Allemands – on les a toujours –, par-dessus on mettait les armes automatiques, et au-dessus des armes plus lourdes. Du coup, l’armée avait peur d’entrer, parce que nos gens étaient prêts à en découdre », explique le Mallku.
En juillet 2001 les chars de l’armée encerclent Achacachi pour mettre fin au soulèvement. Mais ils ne réussiront pas à entrer ni à déloger l’équipe communale d’administration de la zone. « En 2001, à Huarina, ils ont tué nos frères, en les bombardant, en utilisant des chars, des mitrailleuses, des avions… Il y a eu beaucoup de morts, mais nous aussi on a fait des victimes », a poursuivi le Mallku. Aucun des gouvernements postérieurs n’a réussi à entrer à Achacachi. Jusqu’à l’arrivée d’Evo Morales. « Quand l’Evo est arrivé, il a tout rétabli, tout. Aujourd’hui, on a l’armée, la police… », regrette-t-il.
Le second siège de La Paz
Après le succès du blocus, en novembre 2000 Quispe forme son propre parti politique, le Mouvement indien Pachakuti (MIP). Aux élections nationales de 2002, il obtient 6% des voix et fait élire six députés, dont lui-même. Cependant, les conflits internes et les accusations que s’échangent les députés du MIP plongent le parti dans la crise. Quelques années plus tard, Quispe démissionne, considérant que le Parlement n’est pas une institution légitime.
La montée en puissance d’Evo Morales et du MAS [9], qui recueillent plus de 20% aux élections de 2002, avec un discours moins ethniciste et radical, commence à faire de l’ombre à Felipe Quispe. Toutefois, le Mallku va encore jouer un rôle important dans les mobilisations de masse organisées l’année suivante, lors de la désormais célèbre Guerre du gaz.
L’explosion sociale a été précédée par une série de mobilisations, au début indépendantes les unes des autres. Face à la menace d’une augmentation des impôts fonciers, les habitants d’El Alto ont contraint le maire José Luis Paredes à reculer. Le 8 septembre, Felipe Quispe, en tant que leader de la CSUTCB, a pris la tête d’une marche sur La Paz pour exiger la libération du leader paysan Edwin Huampo, accusé d’avoir participé à un acte de justice communautaire qui s’est terminé par la mort des deux voleurs de bétail présumés. Le 10 septembre, le Mallku a entamé une grève de la faim avec des centaines de paysans dans les locaux de la radio San Gabriel d’El Alto pour obtenir la libération du dirigeant, entre autres exigences qui feraient date.
L’assassinat par la police de quatre Indiens sur un barrage à proximité de Warisata, localité voisine de La Paz, le 20 septembre, a provoqué la furie de la population aymara, sur l’altiplano comme à El Alto, attisant la contestation de ceux qui exigeaient l’application des accords signés en 2002. Le projet d’exportation de gaz aux États-Unis à travers le Chili, sans industrialisation et au prix d’avantages minimes pour le pays, n’a fait que tendre encore plus le climat général. À une grande manifestation organisée le 19 septembre s’est ajoutée une grève générale lancée à l’appel de la COB. Les mineurs de Huanuni, accompagnés de leurs femmes, ont entamé une marche sur La Paz. La grève générale décrétée par toutes les organisations sociales à partir du 8 octobre s’est accompagnée de barrages routiers montés par les cocaleros à Cochabamba et dans les Yungas, et par les paysans membres de la CSUTCB de Felipe Quispe sur les autres voies d’accès à la ville de La Paz.
À mesure que les barrages routiers se sont étendus et que la nourriture et le combustible ont commencé à manquer à La Paz, les revendications se sont concentrées sur la démission de Sánchez de Lozada, la convocation d’une assemblée constituante et l’organisation d’un référendum pour la souveraineté en matière d’hydrocarbures. « Nous avons fait un saut qualitatif », se souvient Quispe. Dans les jours qui ont suivi, la répression de l’armée et de la police a débouché sur la généralisation des barrages et le soulèvement des habitants d’El Alto.
Les organisations sociales ont été dépassées par la population, tout comme des leaders tels que Felipe Quispe et Evo Morales, que la presse s’est empressée de désigner comme les seuls responsables de la révolte. Il a fallu des manifestations, des batailles rangées, des barrages routiers et la mort de 65 manifestants pour que Sánchez de Lozada présente sa démission. Cette fois, le siège de La Paz avait atteint ses objectifs.
Après avoir d’abord soutenu le nouveau gouvernement présidé par Carlos Mesa, qui promet de répondre à de nombreuses demandes des paysans, Felipe Quispe ne tarde pas à se transformer en un ardent opposant et même à conclure une alliance éphémère avec Evo Morales pour en finir avec le nouveau régime. Toutefois, les élections de décembre 2005 scellent la fin de sa carrière parlementaire : le MIP obtient à peine 2,15% des voix. Evo Morales devient ainsi le premier président indien de l’histoire de la Bolivie avec 54% des suffrages.
Le nouveau gouvernement a repris à son compte une bonne partie des symboles et du discours du katarisme et de l’indianisme, notamment en ressuscitant le passé précolonial ou des expressions comme « socialisme communautaire » ou « État plurinational ». Mais, pour le Mallku, ces symboles ont été vidés de leur contenu. « Ils parlent d’un État plurinational, mais c’est un État entièrement sous leur contrôle. Nous, nous voulons notre propre État, contrôlé par nous, et pas un État blanc, un État q’ara. Evo est bolivianiste. Si Tupaj Katari était vivant, il aurait destiné l’Evo Morales à la potence ou à la pointe d’un couteau », dit Felipe Quispe. « C’était plus facile de combattre le néolibéralisme, parce qu’il n’avance pas masqué », reconnaît-il.
Le Mallku compare les dernières années du gouvernement d’Evo Morales à une époque historique qu’il a bien connue. « Evo a pratiquement mis un terme aux mouvements comme du temps du Pacte militaro-paysan. Il y a bien quelques chiens qui aboient, mais sans mordre. » Il admet cependant qu’après l’affaire de l’essence en décembre 2010, quelque chose a changé. « Ce n’est pas qu’ils se soient réveillés. Ils regardaient toujours d’un seul côté parce que l’autre œil était fermé à ce que faisaient les gens du MAS », explique-t-il. « Je crois qu’un mouvement plus fort est en train de naître, et je ne suis pas le seul à le dire. C’est un mouvement d’en bas, pas d’en haut. Un tremblement de terre vient toujours d’en bas, pas d’en haut. »
L’héritage du Mallku
Bien qu’il ait pris ses distances avec les hautes sphères de la politique, le Mallku demeure une figure qui fait polémique. Son discours indianiste et sa dénonciation de la persistance du colonialisme continuent de représenter une menace pour certains secteurs des classes supérieures et moyennes. Une enquête de février 2011 a révélé que Felipe Quispe était la troisième des personnalités les moins appréciées dans 11 quartiers de La Paz, dépassé seulement par Evo Morales et García Linera.
« Nous avons renversé trois gouvernements et, pour cela, il faut continuer de travailler, de nous organiser, de nous préparer, parce que c’est une tâche qui nous revient. Seul le peuple peut libérer le peuple », a déclaré le Mallku lors d’un congrès récent de la revue katariste Pukara. « Qui va faire le travail pour nous si ce n’est nous ? Qui va redonner une idéologie au peuple, qui va le réindianiser ? Ces messieurs qui sont aujourd’hui au gouvernement ? »
Le Mallku nous offre de partager son bifteck à la plancha. « Pratiquement depuis l’an 2000 et jusqu’en 2005, nous avons réduit à néant les partis politiques de droite. C’est pour ça qu’ils sont délaissés actuellement. Mais ils ont fait des petits qu’on retrouve au gouvernement », ajoute Quispe en terminant sa gelée.
Denise Y. Arnold écrit dans son étude sur les identités régionales en Bolivie que « le Mallku a poussé les acteurs sociaux de la région à revisiter leur passé syndicaliste et à récupérer la structure des ayllus comme la forme identitaire politique la plus appropriée à une nouvelle phase de la lutte politique dans la période 2000-2005 ».
Felix Patzi, ministre de l’éducation durant les premières années du gouvernement du MAS, a comparé au cours du même congrès katariste les contributions des deux figures dominantes du cycle de mobilisations récent. « Je crois qu’Evo, comme Felipe Quispe, a déjà rempli sa mission historique. La mission historique de Felipe Quispe, entre 2000 et 2002, a été de réveiller la fierté indienne à la campagne et à la ville. La nouvelle génération est redevable du succès de cette mission historique. La mission historique d’Evo Morales a été de battre la droite en 2005 et à d’autres élections démocratiques. On se souviendra toujours du succès de cette mission, mais je crois qu’il n’a plus la capacité de remplir une autre mission historique, celle d’achever les transformations profondes, structurelles, dont le pays a besoin. »
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3175.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : El Viejo Topo, n° 284, septembre 2011.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir, du même auteur, DIAL 3170 « PÉROU - Miguel Palacín : « Il y a cinq ans, il n’y avait pas de mouvement indien ; maintenant nous sommes acteurs » » et DIAL 3171 « ARGENTINE - les mères contre l’agrobusiness ».
[2] Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie – note DIAL.
[3] Mouvement nationaliste révolutionnaire – note DIAL.
[4] L’ayllu est une communauté de plusieurs familles travaillant de façon collective sur des terres dont la propriété est commune – note DIAL.
[5] Inspiré de Tupaj Katari – note DIAL.
[6] Front Farabundo Martí de libération nationale, FMLN, en El Salvador – note DIAL.
[7] Ejército Guerrillero de los Pobres, Armée de guérilla des pauvres – note DIAL.
[8] Plan puce – NdT.
[9] Mouvement vers le socialisme – note DIAL.