Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2010-2019 > Année 2015 > Mai 2015 > Internet.org : politique publique ou business model ?
DIAL 3325 - Dossier Autonomie numérique
Internet.org : politique publique ou business model ?
Paz Peña
mercredi 20 mai 2015, mis en ligne par
DIAL publie plus souvent des articles sur les paysans sans terre brésiliens [1] que sur les problématiques en lien avec le développement de l’informatique et d’Internet. Si les deux thèmes peuvent sembler sans rapport, ils soulèvent en fait le même type d’enjeux en termes de rapports de pouvoir et d’autonomie. Dans le monde numérique, comme dans le monde rural brésilien, des luttes sont en cours entre des « grands propriétaires » (Google, Apple, Facebook, Microsoft…) qui cherchent à maintenir et à étendre leur emprise, et des groupes et des individus qui se mobilisent pour construire et défendre des pratiques et des espaces plus autonomes [2]. Le premier texte de ce dossier, publié ci-dessous, est consacré à une initiative récente de Facebook pour, soi-disant, fournir un accès Internet aux populations qui pour l’instant n’en disposent pas. Le second est un entretien avec Carlos Eduardo Parra Falcón, chef des opérations du Projet Canaima, le système d’exploitation GNU/Linux développé par l’État vénézuélien. L’autrice de ce premier texte, Paz Peña, est journaliste diplômée de l’Université pontificale catholique de Valparaiso et étudiante du Master genre et culture de l’Université du Chili. Elle travaille pour l’ONG Derechos digitales [droits numériques] (Chili) depuis 2008. Article publié sur le site de l’ONG Derechos digitales le 4 février 2015.
Internet.org est une initiative de Facebook qui prétend connecter les endroits du tiers monde qui n’ont pas accès à Internet. Elle a récemment débarqué en Colombie. Le projet de Mark Zuckerberg [3] arrive en Amérique latine avec la promesse de donner l’accès gratuit à Internet à des populations largement exclues et nos États accueillent l’initiative à bras ouverts. Mais Internet.org peut-il être une politique publique viable ?
« Internet.org » n’est pas Internet, affirme, avec raison, Carolina Botero de la Fondation Karisma, à propos de l’arrivée en fanfare, en Colombie, du projet phare de Mark Zuckerberg, PDG de Facebook. L’arrivée prochaine du projet a été annoncée au Mexique et, au cours de l’année dernière, un programme pilote a déjà été développé au Paraguay.
Au début de 2014, Zuckerberg a présenté, en Zambie, ce projet qui a pour finalité de connecter à Internet les 60% de la population mondiale qui, pour l’instant, n’y a pas accès, grâce à un accord entre Facebook, un opérateur d’Internet local et le gouvernement concerné. Les utilisateurs de téléphones bas de gamme peuvent alors obtenir « gratuitement » l’application Internet.org et avoir accès a des services limités du réseau, comme Facebook, Google, Wikipedia ou AccuWeather, entre autres.
Un modèle de coopération publique-privée qui, nous dit-on, n’a que des avantages : Facebook, l’opérateur local et les applications sélectionnées pour faire partie d’Internet.org disposeront d’un énorme nouveau marché à explorer, les gouvernements résoudront leurs problèmes d’accès Internet et, bien sûr, un très grand nombre de personnes pourra, enfin, accéder aux bénéfices d’Internet.
Mais s’agit-il vraiment d’une situation où il n’y a que des gagnants ? Sous l’idée altruiste d’en finir avec les barrières d’accès à Internet, il est nécessaire d’analyser surtout le rôle joué par les États qui adoptent Internet.org comme politique publique.
Business model ou politique publique ?
Un des grands problèmes du projet est son nom. On dit que ce qui est offert, c’est Internet mais en réalité il s’agit simplement d’une fenêtre qui montre quelques services. Ce point est fondamental. Si le réseau est un océan, Internet.org n’est qu’un verre d’eau.
Internet.org, tout comme les autres services « Zero-rating » [4], discrimine les contenus d’Internet et, comme cela a été répété maintes fois, viole le principe de neutralité du réseau — parce que c’est précisément sur cela que se base son modèle économique : ouvrir de nouveaux marchés — les usagers largement exclus — et leur offrir des services d’Internet ayant passé un accord préalable avec Facebook.
Dans cette logique, derrière le slogan très populaire de « permettre l’accès gratuit à quelques applications d’Internet » à la population, nous nous trouvons plutôt face à un modèle lucratif de commerce privé et, par conséquent, face à un problème de politique publique plus complexe, qui devrait être sérieusement analysé par nos États quand Zuckerberg frappe à leur porte.
La question la plus urgente est de savoir qui décide finalement de quelles sont les applications qui sont accessibles par Internet.org dans chaque pays. Selon le vice-président de Facebook, la décision est prise d’un commun accord entre Facebook, le gouvernement concerné et l’opérateur (Tigo, dans le cas de la Colombie). Comment l’intérêt public est-il garanti lors de cette décision ? Quels standards de transparence sont appliqués ?
Il est nécessaire aussi de se demander comment les États prétendent résoudre le problème évident de la libre concurrence qu’ils provoquent en optant pour Internet.org. Comment justifient-ils, par exemple, que WhatsApp [5] peut avoir la priorité sur tout autre service de messagerie en ligne qui, par ailleurs, pourrait offrir de meilleures mesures de sécurité à ses utilisateurs ?
La question est encore plus pertinente quand on sait que nombre des États qui considèrent aujourd’hui d’un bon œil Internet.org ont chacun leur projet de développer des versions locales de la « Silicon valley » pour développer l’industrie nationale d’Internet. Les applications locales auront-elles une place dans ce « nouveau marché » qu’ouvre indéniablement « Internet.org » ?
Les interrogations ne s’arrêtent pas là. Il y a aussi des conséquences sur les droits humains fondamentaux, comme celui du respect de la vie privée des utilisateurs d’Internet.org, vu que le modèle économique sur lequel est basé Facebook repose essentiellement sur la vente de publicité. Plus Facebook en sait sur ses clients, mieux il peut segmenter la publicité sur sa plateforme.
Et en cela il faut être très clair : affirmer qu’Internet.org est un service gratuit est un mensonge. Les utilisateurs d’Internet.org paieront en livrant leurs données personnelles aux entreprises et aux institutions impliquées dans cette initiative, de la même manière que nous, qui avons accès à Internet, le faisons chaque jour, mais avec une différence fondamentale : nous avons la possibilité d’opter pour d’autres services nous offrant des solutions plus respectueuses de nos données personnelles et de leur protection. Sur Internet.org, le libre choix n’est pas possible.
De surcroît, tenant compte des révélations préoccupantes faites par Snowden, Carolina Botero fait part aussi de son inquiétude pour ce qui est de la sécurité de notre vie privée : « Comme Internet est décentralisé, bien que l’espionnage de masse soit possible, il n’est pas si aisé ; en revanche, pour les utilisateurs d’Internet.org, il sera plus facile car il s’agit d’une offre de services centralisés. Des mesures sont-elles envisagées pour l’éviter ? »
Internet.org soulève de nombreux sujets d’inquiétude, la plupart en raison du fait que, lors du processus de mise en place dans nos pays, la société civile et l’université ont été totalement exclues du dialogue : il s’agit d’un accord entre un gouvernement, Facebook et l’opérateur local. Cela fait non seulement peser des soupçons sur Facebook, qui assume le rôle fâcheux de l’entreprise du monde développé qui vient nous dire comment nous devons résoudre nos problèmes locaux, sans prendre en considération notre opinion, mais aussi fondamentalement sur nos États, qui ne comprennent pas toujours pas qu’Internet et sa gouvernance, en tant que sujets d’intérêt public, doivent être une instance de participation et d’expression de la diversité.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3325.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : ONG Derechos digitales (Chili), 4 février 2015.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir par exemple dans le numéro de janvier 2015 : DIAL 3312 - « BRÉSIL - Nova Conquista : quand les travailleurs de Piauí se mobilisent pour rompre le cercle du travail esclave ».
[2] Pour un exemple français de mobilisation en cours, voir par exemple la campagne de Framasoft, Dégooglisons Internet.
[3] Mark Zuckerberg est le Président-directeur général de Facebook — note DIAL.
[4] Le « Zero-rating », encore appelé données non taxées, ou données sponsorisées est une pratique commerciale des opérateurs de téléphone mobile qui ne facturent pas à leurs usagers le transfert des données utilisées par certaines applications ou services Internet transitant via leur réseau mobile — note DIAL.
[5] Application de messagerie instantanée rachetée en 2014 par Facebook — note DIAL.