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DIAL 3591

Notre Che : Un voyage en utopie, chapitres XX-XII

Bruno Serrano Ilabaca

dimanche 24 octobre 2021, mis en ligne par Dial

Comme nous l’avions fait pour le récit d’Ilka Oliva Corado, Histoire d’une sans-papiers, DIAL publie, en plusieurs livraisons, la traduction française du livre du Chilien Bruno Serrano Ilabaca, Notre Che : Un voyage en utopie, paru en espagnol en 2018 ( Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.). L’ouvrage a été traduit en français par Pedro Tapia [1]. L’auteur raconte son périple, dans l’Amérique latine des années soixante du Chili au Brésil, l’Uruguay et l’Argentine, en passant par la Bolivie.


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XX. Le voyage à Mendoza. Le cauchemar. La traversée de la Cordillère

Le premier camion qui me prit en stop allait à Entre Ríos, à deux jours de Buenos Aires par une autoroute droite sans aucune courbe, sans collines ni montagnes. J’avais encore un peu d’argent gagné à Hurlingham. Avec le reste j’avais acheté un modeste anneau de fiancailles, prétendument en or, pour Giuliana et une jolie boîte de chocolats choisie avec la complicité de sa sœur qui s’était engagée à lui remettre cette nuit-là après mon départ, accompagnés d’un poème d’amour hâtivement écrit pour elle.

Je divaguais plusieurs jours, jusqu’à ce que les péripéties du voyage et la fin de mon maigre capital me ramène de nouveau à la dure réalité du nomade : trouver chaque jour un moyen de transport, quelque chose à manger, un endroit où dormir… Vaille que vaille, il y avait plus de mille kilomètres à parcourir jusqu’à Mendoza.

En outre, en coupant des rondelles de saucisson pour les mettre dans du pain, j’avais réussi à m’entailler profondément le pouce. Le couteau du camionneur était extrêmement aiguisé et coupait un cheveu en vol. Il fallut du temps pour que le doigt cicatrise et en attendant que cela soit fait, j’utilisai un bandage assez voyant fait d’un mouchoir blanc d’une hygiène douteuse. Bien que, ayant franchi déjà la rivière Desaguadero, je me trouvais à quelque 400 kilomètres de la cordillère des Andes – qui était comme le mur arrière du jardin de mon pays –, je ne me sentais plus aussi fort et invulnérable que lorsque j’étais parti de Santiago du Chili dans la vieille Hillman du Péruvien, à la recherche de la guérilla de Che Guevara en Bolivie.

En Argentine, les distances d’un village à l’autre sont interminables et invitent à la métaphysique avec ses immenses étendues plates sans âme qui vive, ni vache, ni personne.

Après plusieurs changements de camion, j’arrivai à Mendoza, la dernière grande ville avant de franchir la cordillère vers ma terre. Je fus content d’entendre parler avec l’accent chilien et de trouver certaines choses qui me rappelaient le pays, maintenant tant apprécié. Il y avait en outre une gare de chemin de fer avec des wagons de transport de bestiaux qui franchissaient la cordillère par le col du Cristo Redentor jusqu’à la ville de Los Andes.

Cette possibilité m’attira et après d’intenses vérifications avec d’autres vagabonds également aux aguets dans la gare, j’appris qu’on pouvait voyager à l’œil dans le wagon des vaches, parce qu’il y avait un espace où l’on empilait les bottes de luzerne avec lesquelles les bêtes feraient banquet en chemin.

Le train commençait son parcours le lendemain au lever du jour, je crois que c’était un mardi. Profitant d’un orage qui s’était déchaîné avec pluie, éclairs et tonnerre, je me fourrai dans le wagon indiqué avec un Argentin qui tentait de passer la frontière pour des raisons personnelles, que je ne lui demandai pas. La situation était idéale : du bon fourrage, c’est-à-dire un lit douillet, un toit pour la pluie et deux jours de voyage assurés.

Pour mon malheur, le sommeil m’emporta et un cauchemar monstrueux m’envahit, avec beaucoup de morts empilés qui remplissaient les rues au milieu de la fumée et des décombres d’une ville détruite : Santiago. Je criai et finit par me réveiller, avec tellement peu de chance que justement passaient le long du quai les policiers chargés du contrôle du chargement.

Ils me firent d’abord descendre du wagon avec une certaine considération, me croyant malade. Mais quand ils se rendirent compte que je comptais voyager à l’œil et que j’étais chilien, malgré la pluie torrentielle, ils me chassèrent de la gare à coups de pied. Mais le plus grave, c’est qu’ils firent de même avec tous les vagabonds qui s’étaient mis à l’abri de l’orage sous ce toit. Y compris deux vieilles, que je revis plus tard, trempées, essayant de se couvrir la tête avec des châles, recroquevillées dans l’embrasure d’une porte. L’une d’entre elles me fit un geste de colère avec le doigt du milieu.

Quand la pluie cessa, le jour commençait à se lever et je décidai de marcher les quinze kilomètres jusqu’au village suivant… Je crois qu’il s’appelait Cacheuta.

Je fis du stop et une antique Ford 38, noire, 4 portes, pleine d’adultes, s’arrêta. C’était des Argentins descendants d’Italiens, qui allaient faire la fête dans une ferme près d’Uspallata. Ils me prirent, debout sur le marchepied, me tenant de la main à la galerie. Mais je commençai à me geler avec le vent glacé, situation dont l’un d’entre eux se rendit compte. Il fit arrêter la voiture pour me caser entre les trois passagers du siège arrière. Tous dans le secteur de l’ingénierie, ils venaient de contrôler un pont délabré sur le point de s’écrouler et apportaient un « petit » morceau de viande, de quoi se bâfrer sur le « petit » terrain de l’Italien – c’est ainsi qu’ils nommaient la ferme de Vivaldi, le chauffeur et propriétaire de la voiture.

Quand après les questions de rigueur ils surent de mon épopée, l’enthousiasme s’accrut et je commençai à raconter des histoires du voyage, le Mato Grosso, la forêt…

Vivaldi, secouant la tête, avoua que, dans sa jeunesse, il avait eu la ferme intention de faire un voyage comme celui-ci, prenant tous les risques, pour le goût de l’aventure. Et il raconta avec admiration que le Che Guevara avait parcouru la moitié de l’Argentine sur un vélo qu’il avait équipé avec un moteur Mosquito. Je sursautai à l’idée que nous étions peut-être sur des terres que le guérillero avait parcourues. Mais, poursuivit Vivaldi, le voyage désiré fut remis à plus tard à cause de la remise de diplôme. Facha di culo ! Et après par le mariage. Et les enfants. Et la voiture. Et après, après…

En tant que représentant des désirs de jeunesse inaccomplis, je fus invité à un barbecue mémorable où je mangeais pour combler toutes les protéines qui me manquaient, c’est-à-dire à outrance.

Avec quelques verres de vin de plus et l’éloquence débridée, je leur proposai de venir un jour au Chili en voiture, qui était si près de l’autre côté de la Cordillère des Andes que San Martin et O’Higgins l’avaient franchie à dos de cheval tant de fois, comme les contrebandiers, le poète Neruda, Manuel Rodríguez, et moi, modestement. Je leur racontai les vertus enjolivées de mon pays : le climat incomparable, les habitants si accueillants, l’incroyable géographie, les empanadas, etc. Vivaldi fut tout de suite partant et consulta avec sa voix de baryton :

– Lequel de ces vieux quinquagénaires va avec moi dans huit mois ?

Enthousiasmés et avec déjà pas mal de vin rouge derrière la cravate, ils levèrent tous la main et s’y engagèrent. Quand ils me laissèrent à nouveau sur la route, car ils retournaient à Mendoza, je leur donnai l’adresse de ma maison, rue Florencia, dans le quartier San Miguel, au sud de Santiago.

Un an plus tard, Vivaldi apparut à l’improviste avec ses copains dans la vieille voiture, provoquant un scandale dans tout le quartier avec son style sotto voce. Ils étaient rajeunis, et accumulaient déjà une série d’aventures, y compris amoureuses. Ils partaient ensuite vers le port de Valparaiso, au Cerro Alegre, pour connaître la maison du grand-père Francesco Vivaldi. Il était arrivé au Chili avec son épouse par le canal de Panamá. Il s’y était établi pendant quelques années avant de déménager à Mendoza, où était né son petit-fils… Ce même Vivaldi qui parcourait à nouveau la route du grand-père Francesco.

Nous nous envoyâmes presque quatre litres de tintolio [2]. Ils partirent ensuite pour le port, avec ma recommandation de passer boire des canons au Roland Bar et au légendaire Cinzano sur la petite place Aníbal Pinto… Mais ceci se passa bien des années après qu’ils me laissèrent sur le chemin de la cordillère, bien nourri et prêt à presser le pas.

D’après une carte simplifiée que j’avais trouvée à la gare de Mendoza, en continuant par cette même route en direction de la cordillère des Andes, devait se trouver un village à une dizaine de kilomètres.

Trois heures plus tard, la nuit déjà tombée, je découvris avec inquiétude qu’existait seulement un monolithe en mémoire de l’unique rue du village microscopique disparu il y a un paquet d’années. Traitant les fabricants de cartes de tous les noms, je tirai la conclusion qu’il devait y avoir un autre village plus loin. C’est ainsi que je continuai à avancer à marche forcée plusieurs heures de plus, tandis que le froid augmentait sous un ciel obscur rempli d’immenses étoiles scintillantes, la lune colorant la plaine étroite d’une blancheur fantomatique.

Il régnait maintenant un silence absolu et j’entendais le bruit inquiétant de ma respiration, le crissement de mes bottes, le raclement de ma veste produit par le mouvement des bras. J’arrêtai de marcher un moment et par-dessus mon gilet, je mis deux chemises qui avaient survécu au voyage. J’enfilai ensuite une paire de chaussettes de laine pour renforcer les bottes, déjà bien trouées, parce que la baisse de température s’intensifiait.

Le chemin dessinait un virage fermé et une fois la courbe terminée, apparu un tunnel dans lequel j’entrai d’un pas rapide pour ne pas perdre le rythme. Mais après quelques mètres l’obscurité devint totale. Je ne voyais plus rien du tout, ni derrière, ni devant, ni sur les côtés… Un début de panique me saisit et je m’approchai comme un aveugle, la main droite tendue jusqu’à toucher une paroi du tunnel. Elle était gelée, humide et des aspérités tranchantes dépassaient des rochers de la paroi. Je continuai très lentement pendant un temps éternel, à tâtons, luttant contre la peur pour ne pas perdre le contrôle. C’est la mort, me disais-je à moi-même. C’est la mort, et je pensais à la force de volonté du Che, asthmatique, se traînant dans la Sierra Maestra, pour ne pas céder. Finalement, je distinguai une lueur floue au loin : c’était la sortie du tunnel. Cela me redonna de l’énergie et j’accélérai le pas jusqu’à me trouver dehors, où la lune baignait toute la pente d’une lumière blanchâtre.

Le cœur battant à un rythme accéléré, je m’appuyai sur un rocher au bord du chemin. Ensuite, pour compenser ma frayeur, je mangeai le morceau de grillade que je réservais pour les jours suivants. Le froid augmenta et devint douloureux. Je repris alors la marche calculant que si je marchais sans m’arrêter toute la nuit, je pouvais rester vivant jusqu’au lendemain.

À la sortie d’un tournant apparue soudainement un second tunnel, je fus submergé par la certitude décourageante que nous exécutons des actions très risquées quand nous ignorons le danger que cela implique. « L’ignorance est téméraire » répétait toujours mon beau père me pointant d’un doigt inquisiteur. Mais quand tu connais déjà la transe, la mémoire te rend vigilant et craintif… Je présageais une nuit interminable et j’étais épuisé. Mes jambes tremblaient, j’avais les oreilles et le visage gelés. Je m’appuyai contre un rocher plat comme une dalle et glissai jusqu’à me retrouver recroquevillé. Lentement un doux sommeil m’envahit. Le sommeil de ceux qui meurent congelés, m’avertissait l’alarme de l’instinct, mais l’endormissement croissait et croissait, irrésistible et séducteur. Alors, les yeux fermés, je vois apparaître le petit cheval dont mon grand-père m’avait fait cadeau dans son domaine de Chillán lorsque j’étais enfant. Il était maintenant devenu un imposant poulain noir de jais. Soufflant des jets de vapeur par les naseaux, il me porte sur son dos, galopant invincible sous les étoiles, avec la queue ondoyante, ses sabots résonnant sur le sol pierreux, chaque fois avec plus de force… jusqu’à me réveiller violemment avec le retentissement assourdissant de ses fers à côté de moi.

En ouvrant les yeux, il me sembla l’entrevoir comme une ombre s’éloignant entre les falaises de la cordillère. Je me redressai brusquement et commençai à sauter frénétiquement pour me désengourdir. Mon sac sur le dos, j’aperçus plein d’angoisse le ciel obscur et transparent. J’aspirai une bouffée d’air froid et me précipitai vers l’entrée du tunnel, tâchant de maintenir le pas et l’orientation quand tout devint une obscurité impénétrable. C’était comme flotter dans le néant. La cécité totale et nos antennes qui n’ont pas évolué pour un monde sombre ne nous guident pas. Je répétais : « Un, deux, trois Vietnam » et évoquais les hallucinants champs de blé de Van Gogh pour ne pas perdre la notion du temps écoulé et me perdre dans le désespoir.

À la fin du tunnel, une luminosité imperceptible grandit jusqu’à devenir l’ouverture en arc de lumière ténue qui indiqua la bouche de sortie.

Dehors brillait une lune gigantesque qui blanchissait les sommets et éclairait vers l’ouest un grand lac entre les montagnes. Encore anxieux, je fus subitement traversé par l’image de la ravissante camarade des Beaux-Arts qui était originaire de Valdivia. Je me dis qu’elle aurait été enchantée de peindre ce paysage hallucinant.

Je commençai la descente par un chemin de terre sinueux. Au loin, de petites lumières pâles scintillaient. Je tombai presque à genoux sous le coup du miracle et de la fatigue qui ordonnait à mes jambes tremblantes de s’arrêter. Mais j’arrivai enfin à la gare du chemin de fer transandin de Punta de Vacas, me traînant avec mes bottes déchirées par la route poussiéreuse.

C’était une gare construite en dur, certainement à cause du froid et de la neige qui devaient être habituels. Je me jetai de dos sur un banc en bois adossé au mur et je ne m’endormis pas : je m’évanouis.

Une vingtaine d’heures plus tard le chef de gare me réveilla en me secouant :

– Eh mon garçon, ça fait déjà presque deux jours que tu ronfles. Allez, lève-toi et allons à ma cabane manger quelque chose… et aussi nous envoyer un canon de gnôle contre le froid.

Sa modeste maison de pierre avec un toit en tôle était l’unique construction humaine debout, en dehors de la gare. Elle s’élevait au bord du chemin, entre deux immenses falaises : pour regarder le ciel, il fallait tourner la tête en arrière. En réalité, c’était une claire invitation à la claustrophobie.

Rosendo Cabrera, le chef de gare, était chilien. Il était né sur la plage d’Iloca, un petit hameau côtier proche de Curicó, mais ça faisait des années qu’il vivait en Argentine. Il s’était marié avec une portègne [3], qui, fatiguée de la solitude de la cordillère, avait émigré avec les gamins à Mendoza. Il y avait plein d’histoires à raconter de sorte que nous fîmes marcher notre langue presque toute la nuit, mangeant du pain de campagne avec du fromage de chèvre et buvant en abondance de la gnôle contre le froid, jusqu’à s’endormir comme tous les ivrognes du monde, la tête appuyée sur la table rustique de la salle à manger.

Je me réveillai quelques heures après. Il faisait soleil et j’étais à une vingtaine de kilomètres du tunnel frontalier. Bref, j’étais déjà au Chili.

Il était dix heures du matin, quand je pris congé de Rosendo Cabrera. Il me fit promettre de lui écrire de temps en temps parce qu’en hiver il était fichtrement seul. Nous nous donnâmes une solide embrassade d’adieu et je repartis d’un pas détendu, comme quelqu’un qui se promène profitant du soleil et de l’air pur. Peu après, j’entendis dans mon dos le bruit allant crescendo d’un moteur qui se rapprochait et, par réflexe conditionné, je levai le pouce. La voiture continua son chemin mais freina un peu plus loin, comme si elle hésitait, et recula ensuite jusqu’à moi. Ils baissèrent les vitres et me regardèrent de haut en bas.

– Vous allez au Chili ? me demanda celui qui faisait le copilote.

– Oui, répondis-je, presque désinvolte.

– Avez-vous un passeport ? continua-t-il.

– Oui, répondis-je avec indifférence et un peu intrigué.

– Montez, dit-il, en ouvrant la portière arrière où se trouvait installé un autre personnage en train de lire Fils de voleur de Manuel Rojas. Nous pourrons peut-être faire affaire.

C’était les patrons de l’usine de chaussures Gino, installée à San Miguel et limitrophe du légendaire quartier populaire de La Legua, qui était habité par de vieux mineurs de l’industrie salpêtrière du nord et leurs descendants. Les Gino étaient en outre d’origine italienne. Je me souvins un instant de ma tendre Giuliana qui avait peut-être déjà mangé les chocolats en pensant à moi. Mais la proximité du pays l’enveloppait dans l’oubli, et je m’appliquais seulement à arriver rapidement au Chili.

Désormais installé dans la voiture et en route vers la douane frontalière, il m’expliqua :

– À Mendoza, nous avons acheté plus d’électroménager que ce que nous pouvons justifier… Nous vous emmènerons jusqu’à Santiago si vous dites que vous venez de Mendoza avec nous et que vous avez acheté un tourne-disque, une cireuse, une radio à piles et un grille-pain… Vous êtes d’accord ?

– Pas de problème, dis-je, tâchant d’améliorer un peu ma présentation pour avoir l’air d’un touriste, tout en sachant que c’était mission impossible.

Malgré le regard de travers des douaniers quand je déclarai mes « achats », tout se passa bien et une heure après nous étions en train de traverser l’interminable tunnel du Christ rédempteur, par lequel on entre au Chili. La voiture se déplace sur la voie ferrée, secouée tandis qu’elle roule sur les traverses. En réalité, c’est un tunnel pour le train transandin, mais, faisant d’une pierre deux coups, on en profite pour faire passer tous types de véhicules. La merveille apparaît en sortant vers l’ouest quand apparaît la route qui descend entre les montagnes jusqu’à la vallée et qu’apparaît d’en haut un horizon flou où l’on devine la mer… L’émotion me gagna et de grosses larmes coulèrent. Le chauffeur me regarda surpris par le rétroviseur.

– Drôlement sensible l’aventurier, me dit-il.

De là, tout se déroula incroyablement vite. À deux heures de l’après-midi, nous étions déjà descendus jusqu’à la vallée où se situe la petite ville de Los Andes.

Les chefs d’entreprise étaient contents, ils avaient fait une bonne affaire, raison pour laquelle ils m’invitèrent à déjeuner dans un restaurant avec huasos [4] chiliens, guitares et ragoûts de volaille.

– Commandez ce que vous voulez, me dit Gino, le propriétaire de l’entreprise, en me passant le menu.

– Vous êtes sûr que vous ne le regretterez pas ? lui répondis-je.

– Bien sûr que non, jeune homme, affirma-t-il en souriant.

Je commandai alors un plat de haricots et spaghettis que je dévorai rapidement.

– J’ai l’impression que vous aviez une petite faim, plaisanta Gino. Commandez encore quelque chose si vous voulez.

J’appelai le serveur, habillé en huaso jusqu’aux éperons, et commandai des palourdes arrosées de citron et de petits oignons hachés, qui connurent le même sort que le plat précédent, accompagnés de trois verres de vin blanc Santa Emiliana. Mes amphitryons venaient de terminer leur salade commandée en entrée. Ils se regardèrent et ils firent des paris.

– Vous êtes capable de manger encore un petit plat ou non ? me demandèrent-ils avec un soupçon de doute.

Je commandai alors un « bistec a lo pobre [5] » avec trois œufs, plein d’oignons frits et une bouteille de vin rouge. Je mis un peu plus de temps à l’engloutir mais j’en vins aussi à bout. Ils doublèrent les mises. Je commandai alors des saucisses avec de la purée et séchai la bouteille. À ce stade le déjeuner était devenu une fête. Et pour ne pas les pousser à la banqueroute, je décidai d’en rester là et commandai un dessert géant de glace au chocolat avec des fruits et un grand café.

Cela faisait au moins deux heures que nous étions à table.

Gino regarda sa montre et décida qu’il était l’heure de partir. Il appela le serveur, demanda la note, fronça les sourcils et me dit :

– Heureusement que ce soir vous mangez chez vous, sinon nous courons à la faillite.

Tout se déroula à grande vitesse, la route bien connue, la Montée de Chacabuco, les panneaux routiers, les amicales maisons des pauvres des alentours de Santiago, l’entrée par la rue Independencia, la Vega Central pleine de fruits et de légumes odorants, le marché aux Fleurs, la rivière… Et soudain : la gare Mapocho !

J’étais arrivé à mon cher Santiago, à la gare située à quatre pâtés de maison de l’École des Beaux-Arts, marchant à grands pas à travers le Parque Forestal…

J’étais enfin au Chili.

XXI Santiago du Chili. Le rêve de la « Chocolita »

Je marchai ravi le long des rues bruyantes avec ses vieilles maisons grises et ses immeubles minuscules, jusqu’au petit appartement de la rue San Antonio au croisement de l’Alameda, que nous avait prêté ma mère. Là, au huitième étage et à un demi pâté de maisons d’Il Bosco, j’habitais quelques années avec Patricia – mon épouse légale –, avant la naissance de ma fille Onae.

Quand j’ouvris la porte elle poussa un cri et s’évanouit presque. Je compris que mon retour ne la rendait pas particulièrement heureuse.

– Quelqu’un m’a raconté qu’au Brésil tu t’étais embarqué pour l’Europe, balbutia-t-elle confuse.

Elle alluma ensuite le chauffe-eau pour que je me lave de fond en comble, parce que, sans qu’elle l’ait explicité clairement, mon parfum corporel n’était pas très agréable. Quelques jours après, elle m’avoua que mon odeur était insupportable.

Je commençai à me dépouiller des habits qui me collaient à la peau, le pantalon qui tenait droit tout seul, un slip immonde… Le pire fut quand je retirai mes pauvres et malmenées bottes avec leurs semelles retenues par une ficelle et qu’apparurent les couches de crasse incrustées entre mes doigts des pieds.

La douche chaude avec shampoing et savon fut longue et délicieuse. Peu à peu la crasse accumulée sur tout le corps lâchait prise et l’exquise normalité bourgeoise commençait à me bercer dans ses bras séducteurs.

Le lendemain, bien rasé, n’ayant presque plus faim, avec des sous-vêtements et des vêtements propres, je décidai de rendre visite à ma mère qui ne soupçonnait pas mon retour.

À cette époque, circulaient par l’Alameda des minibus baptisés « lièvres », parce que, du fait de leur petit gabarit, ils roulaient très vite comparés aux vieux et gigantesques bus Berliet de la Compagnie de transport de l’État, l’ETC. Le trajet Colón - El Llano était le parcours normal pour arriver au quartier San Miguel où vivait ma mère, la « Mamasha », et aussi les parents de Cochín.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce qu’au moment de monter avec Patricia dans le « lièvre », nous tombâmes sur Cochín et la Chocolita, qui allaient déjeuner à la maison paternelle, rue Rey Alberto, et fîmes le voyage installés tous sur la banquette du fond, en bavardant.

– La nuit où j’ai franchi la cordillère, j’ai vu un lac hallucinant et j’ai beaucoup pensé à toi, racontai-je à la Chocolita.

Elle resta pétrifiée et répondit :

– J’ai rêvé que j’étais dans la cordillère, qu’elle était rose… Tu me tenais serrée par la taille et tu me montrais un lac émeraude entre les montagnes et me disais : « Regarde, Chocolita, quel merveilleux paysage… »

Je restai interloqué et sans réponse.

Le temps se chargea de résoudre ce mystère onirique, quelques années plus tard, quand les militaires assénèrent le coup d’État qui renversa le président Allende. Tout changea alors et la Chocolita et moi mîmes fin à notre relation.

Cochín, après m’avoir mis au courant de la situation politique nationale et internationale et de la vie des amis du quartier, me raconta que Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda étaient arrivés depuis quelques mois à Santiago et que le Maigre était tout honteux de m’avoir plaqué à Buenos Aires.

– C’est un connard de merde, lui confiai-je.

Il me raconta alors que l’armée bolivienne avait arrêté, à Cochabamba, semble-t-il, Régis Debray et un dessinateur argentin, Ciro Bustos, accusés d’être des contacts du Che à Ñancahuazú, et que la guérilla était désormais active à l’est de la Bolivie, plus précisément autour de Santa Cruz de la Sierra…

Je perdis presque mes cheveux à cause du choc : c’était la confirmation que lorsque le Papy Bush nous avait engueulé à Porto Alegre, il savait avec certitude que le Che était en Bolivie.

Mais la vie continua et j’intégrai l’École de Théâtre, m’efforçant d’être un bon étudiant, et un bon élève de Víctor Jara, notre professeur d’interprétation, avec lequel, six ans plus tard, je fus emprisonné au Stade Chili après le Coup d’État de 73.

XXII. Retrouvailles avec Charme le Maigre et Darío Bush. La photo du Che

Plusieurs nuits plus tard, à la Peña des Parra, j’ai rencontré Charme le Maigre, qui est devenu tout rouge en me saluant. Je fus très sec avec lui et l’ignorai, me consacrant à écouter une nouvelle fois Ángel Parra chanter « Río Manzanares / laisse-moi passer / que ma mère malade / m’a fait appeler… » Et d’autres chansons de la guerre civile espagnole dont les prémonitions bouleversaient l’âme.

Tous les jours, les journaux publiaient des nouvelles de la guérilla, qui attaquait durement l’armée bolivienne malgré le renfort des Rangers, à l’aide desquels l’impérialisme yankee cherchait à anéantir le foyer de la guérilla.

Je les imaginais se traînant dans la forêt bolivienne, transpirant à grosses gouttes avec cette maudite chaleur, escaladant les versants escarpés des canyons, affamés, assiégés et contre-attaquant, convaincus de la victoire finale.

Cependant, on apprit que le parti communiste bolivien, dirigé par un traître – un certain Monje –, qui, à cause de ses ambitions personnelles stupides et sa soif de pouvoir, avait abandonné le Che et sabotait l’incorporation des militants communistes à la guérilla.

Nous prîmes conscience de la gravité de la situation dans laquelle se trouvait le Che, quand l’armée bolivienne informa en fanfare de l’embuscade tendue à la deuxième colonne de la guérilla sous le commandement de Joaquín, au Vado del Yeso, où ils furent presque tous décimés. Y compris Tania, la guérillera argentino-allemande Tamara Bunke, dont le corps fut entraîné par le fort courant de la rivière.

Grande fut notre impuissance de ne rien pouvoir faire pour les appuyer.

Et finalement, ce jour d’octobre, la nouvelle brutale nous laissa abasourdi :

« Un espion de l’armée, qui parcourait la zone déguisé en paysan, détecta les guérilleros dans la Quebrada del Yuro, et est allé à La Higuera donner l’alerte. Plusieurs compagnies de l’armée bolivienne furent mobilisées vers ce lieu. Se voyant encerclé, le Che ordonna à ses hommes de se cacher dans un canyon latéral du ravin par lequel ils pourraient s’échapper si le combat s’engageait. S’ils n’étaient pas découverts, ils pourraient rompre l’encerclement pendant la nuit. Le Che envoya Nato et Aniceto relever Pombo et Urbano, ils furent aperçus par l’armée et se déclencha une fusillade. Le premier guérillero abattu fut le Bolivien Aniceto Reynaga. Quand le Che essaya de sortir du ravin, l’armée avait déjà achevé l’encerclement. Il se heurta frontalement à la section du sergent Bernardino Huanca. Le Che fut blessé à une jambe et son fusil rendu inutilisable par une balle dans le chargeur. Son pistolet n’avait pas de chargeur. Les guérilleros Antonio, Arturo et Pacho, pris entre deux feux, résistèrent jusqu’à ce qu’une grenade explose au milieu d’eux. Les soldats qui capturèrent le Che et Willy étaient trois, du nom de Balboa, Choque et Encinas. Se joignit à eux Bernardino Huanca, qui assénat un coup de crosse dans la poitrine au Che, qui était désarmé. Le guérillero Willy Cuba s’interposa et cria d’une voix autoritaire : « Nom de Dieu, c’est le commandant Che Guevara et vous allez le respecter ». Le Che, Willy et le Chino, avec aussi Pacho, gravement blessé, et les cadavres d’Antonio, Aniceto et d’Arturo, furent emmenés jusqu’à la petite école rurale de La Higuera. On ne permit pas au Che de porter secours à Pacho, qui mourut sans recevoir aucun soin médical. Face à ses interrogateurs, le Che resta silencieux et avec ses mains attachées frappa le visage du colonel Andrés Selich, qui l’avait tiré par la barbe. Et quand celui-ci essaya de le frapper, le Che lui cracha au visage. Plus tard, on donna l’ordre au soldat Mario Terán, entraîné par les rangers états-uniens, de tuer le Che. Le soldat déclara par la suite qu’il aida le Che à se remettre debout, lequel, alors qu’il savait qu’il allait mourir, restait serein. Terán affirma qu’il était si impressionné qu’il ne pouvait pas tirer parce que ses mains tremblaient. Il dit que les yeux du Che brillaient intensément, qu’il le vit grand, très grand et qu’il venait vers lui ; il ressentit de la peur et sa vue se brouilla en même temps qu’il entendait : « Tire, couillon, tire ». À nouveau, les officiers boliviens et l’agent de la CIA pressèrent Mario Terán de tirer sur le Che. Il ferma les yeux et tira. Les autres militaires présents firent de même après.

Il était une heure de l’après-midi, le 9 octobre 1967… »

Ils avaient arrêté le Che dans cette maudite embuscade.

Et ils l’avaient tué.

Sa photo, étendu sur un brancard, les cheveux longs, sans chaussures, la bouche et les yeux ouverts, nous frappa comme un cataclysme… Le Che Guevara était mort et seuls trois de ses compagnons de la guérilla, les plus anciens et les plus fidèles, survivaient et étaient en fuite, poursuivis par l’armée bolivienne maintenant triomphante, tentant de passer au Chili par la cordillère des Andes.

Notre douleur était immense. À la tombée du jour, une manifestation massive se forma, spontanément, sans rien de pacifique, qui marcha dans le désordre, avec le portrait du Che et son béret à l’étoile, vers le Parque Forestal. Une foule arriva devant l’ambassade des États-Unis, protestant, peinés et furieux, pour l’assassinat du Che et contre l’impérialisme yankee. Nous lançames des pierres et tout ce qui nous tombait sous la main aux cris de « Yankee go home », et toutes sortes d’autres insultes contre la bâtisse dont les balustrades de pierre regardaient la rue. Nous affrontâmes ensuite les carabiniers qui nous poursuivirent à coups de matraque et avec force grenades lacrymogènes, entre les grands arbres du Parque Forestal.

Je passai la nuit enfermé au Commissariat n°1, dans la rue Santo Domingo, passablement amoché, mais sentant que je m’acquittais au moins de mon devoir de révolutionnaire et de ma grande dette envers le Che.

Plusieurs jours après, dans un journal du soir, ils publièrent d’autres informations et photos du Che Guevara, des guérilleros et de l’armée bolivienne. Encore endolori par les coups de pieds dont m’avaient gratifié les flics, je commençai à feuilleter les pages tout en me préparant un café avec les derniers morceaux de sucre du maigre garde-manger de l’appartement.

Et soudain, je restai atterré un long moment. La nuit tombait. Le journal à la main, je descendis l’escalier en courant et me rendis à Il Bosco.

Ils étaient là, découragés, s’envoyant quelques bières, Darío Bush, qui était revenu au Chili pour continuer ses études, et Charme le Maigre, qui me présenta encore une fois ses excuses d’avoir été aussi con.

– Ça n’a plus d’importance, répliquai-je, impatient, et je m’assis avec eux.

Tremblant, je commandai une bière et demandai à Darío Bush :

– Tu te souviens de la réunion dans le bar de Santa Cruz de la Sierra ?

– Bien sûr, couillon, c’est moi qui vous y ai conduit, répondit-il surpris.

Ensuite, m’adressant aux deux, je continuai :

– Et vous vous souvenez du mulâtre qui nous a interrogés ?

Ils acquiescèrent de la tête. Pour arriver rapidement au cœur du sujet, je ne leur dis pas qu’il s’agissait de Pombo.

– Et vous vous souvenez qu’il y avait un gars costaud à demi-chauve, avec des lunettes, qui nous regardait avec insistance de sa table, qui se trouvait derrière Charme le Maigre, et que j’ai fait signe discrètement au Noir… et qu’il nous a dit de ne pas nous en faire ?

– Mais oui, couillon, insista Darío Bush.

Je dépliai ensuite sur la table le journal où apparaissait la photo du passeport avec lequel le Che était entré en Bolivie : la photographie en noir et blanc montrait un homme costaud, à moitié chauve, avec des lunettes et de profession commerçant.

– C’était le Che ! s’écrièrent à l’unisson Darío Bush et Charme le Maigre.

Oui, c’était le Che, notre Che et il avait été à côté de nous évaluant ses nouveaux combattants qui venaient du Chili pour s’intégrer à la guérilla… Et nous n’avions pas réussi l’examen.

Quelque chose craqua dans nos âmes et tout changea : pour nous, la vie ne serait plus jamais comme avant.

Et cette nuit, sous le coup du chagrin et de la colère, nous nous bourrâmes la gueule à Il Bosco. Au petit matin, nous traversâmes titubant la Alameda, et nous allâmes tous les trois pisser contre les portes monumentales de l’église San Francisco.

FIN

À la mémoire de :

Darío Bush, mort à 23 ans, le 29 août 1970, en combattant dans la forêt contre l’armée bolivienne, dans la guérilla de Teoponte. Il était membre de la colonne du Chato Peredo, sous le nom politique de « Chongo ».

Eduardo Charme le « Maigre ». Emprisonné au camp de concentration de Ritoque dans les premières années de la dictature. À sa libération, il n’accepta pas de s’exiler et intégra la résistance dans la clandestinité, au Chili. Il mourut en combattant dans une embuscade tendue par la Direction nationale d’intelligence (DINA) Avenida La Paz à Santiago du Chili, le 14 septembre 1976.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3591.
 Traduction de Pedro Tapia.
 Source (espagnol) : Bruno Serrano Ilabaca, Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.

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[1Le traducteur remercie pour leur aide à la relecture Jacqueline Quatrecotes, Vincent Gerbe et Guy Michel Isnard.

[2Vin rouge – NdT.

[3Argentine originaire de Buenos Aires – note DIAL.

[4À l’origine, les huasos sont des cavaliers chargés de s’occuper du bétail, comme les gaúchos argentins ou les cow-boys états-uniens. Avec leurs habits traditionnels et chapeaux à large bord, ils font désormais partie intégrante du folklore chilien – note DIAL.

[5Beefsteak accompagné de frites, d’un œuf au plat et d’oignons frits – NdT.

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