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DIAL 2682

BOLIVIE - Le pays qui veut exister

Eduardo Galeano

dimanche 16 novembre 2003, mis en ligne par Dial

Après la démission du président Gonzalo Sánchez de Lozada le 17 octobre dernier, son remplacement a été assuré sans difficultés par Carlos Mesa. Le nouveau président s’est donné trois objectifs principaux : la convocation d’un référendum sur l’opportunité d’exporter le gaz bolivien - question qui fut décisive dans le conflit avec la président sortant -, la réforme de la loi sur les hydrocarbures et la convocation d’une Assemblée constituante. Nous publions ci-dessous l’article que l’écrivain Eduardo Galeano écrivit juste après la chute du président sortant, tant il donne à comprendre la situation bolivienne. Texte paru dans La Jornada (Mexique) 24 octobre 2003.


Comme une immense explosion de gaz : c’est cela qu’a été le soulèvement populaire qui a secoué la Bolivie et atteint son sommet avec la démission du président Gonzalo Sánchez de Lozada , qui a pris la fuite en laissant derrière lui une multitude de morts.

Le gaz était sur le point d’être envoyé en Californie, à vil prix et en échange de minables compensations, à travers des territoires chiliens qui, en d’autres temps avaient été boliviens. L’exportation du gaz par un port chilien a jeté du sel sur la plaie, dans un pays qui depuis plus d’un siècle, ne cesse de réclamer , en vain, la récupération du passage vers la mer qu’il a perdu en 1883 dans la guerre gagnée par le Chili.
Mais la route du gaz n’a pas été le motif le plus important de la colère qui s’est déchaînée de toutes parts.

L’indignation populaire, à laquelle le gouvernement, comme à l’accoutumée, répliqua par des tirs d’armes à feu, parsemant ainsi de cadavres rues et chemins, a eu une autre source fondamentale. Les gens se sont soulevés parce qu’ils refusent d’accepter qu’il se passe avec le gaz, ce qui auparavant s’était passé avec l’argent, le salpêtre, l’étain et tout le reste.

La mémoire est douloureuse et instructive : les ressources naturelles non renouvelables s’en vont sans crier gare et ne reviennent jamais.

Dans les années 1870, un diplomate anglais eut à subir en Bolivie, un pénible incident. Le dictateur Mariano Melgarejo lui offrit un verre de chicha, la boisson nationale à base de maïs fermenté, et le diplomate tout en remerciant indiqua qu’il préférait le chocolat. Melgarejo, avec sa délicatesse bien connue, l’obligea à boire une énorme jarre de chocolat puis le fit promener à travers les rues de La Paz à califourchon sur un âne, face vers sa croupe. Lorsque la reine Victoria, à Londres, prit connaissance de l’affaire, elle se fit apporter une carte, marqua le pays d’une croix à la craie, et décréta : « La Bolivie n’existe pas. »
J’ai souvent entendu cette histoire. Les choses se sont-elles passées ainsi ? Peut-être oui, peut-être non.

Mais cette phrase là, attribuée à l’impériale arrogance, peut aussi se lire comme une involontaire synthèse de l’histoire tourmentée du peuple bolivien. La tragédie se répète, tourne en rond comme un carrousel : depuis cinq siècles la fabuleuse richesse de la Bolivie est une malédiction pour les Boliviens qui sont les pauvres les plus pauvres de l’Amérique du Sud. « La Bolivie n’existe pas » : elle n’existe pas pour ses enfants.
Autrefois, du temps de la colonie, l’argent de Potosi a été pendant plus de deux siècles, la source principale du développement capitaliste de l’Europe. « Ça vaut un Potosi » disait-on pour faire l’éloge de ce qui n’avait pas de prix.

Au milieu du XVIème siècle, la ville la plus peuplée, la plus coûteuse et la plus gaspilleuse surgit et se développa au pied de la montagne d’où jaillissait l’argent. Cette montagne du nom de Cerro Rico (Riche Colline) dévorait de l’Indien. « Les chemins étaient noirs de monde au point qu’il semblait que le royaume tout entier était en déplacement » écrivit un riche industriel de la mine : les communautés se vidaient de leurs hommes qui de toutes parts s’en allaient, prisonniers, vers la bouche qui s’ouvrait sur les galeries. Dehors, des températures de glace. Dedans, l’enfer. Sur dix hommes qui entraient, seuls trois ressortaient vivants. Mais ces condamnés à la mine, à la vie éphémère, généraient la fortune des banquiers flamands, génois et allemands créanciers de la Couronne d’Espagne, et c’étaient ces Indiens qui rendaient possible l’accumulation de capitaux qui a fait de l’Europe ce que l’Europe est aujourd’hui. Qu’est-il resté en Bolivie de tout cela ? Une montagne creuse, un nombre incalculable d’Indiens assassinés par épuisement et quelques palais habités par des fantômes.

Au XXème siècle la Bolivie fut le fournisseur principal d’étain sur le marché international.

Les emballages de fer blanc qui firent la célébrité d’Andy Warhol venaient des mines qui produisaient de l’étain et des veuves. Au fin fond des galeries l’implacable poussière de silice tuait par asphyxie. Les ouvriers allaient y pourrir leurs poumons pour que le monde puisse consommer de l’étain à bon marché.

Pendant la Seconde Guerre mondiale la Bolivie a apporté sa contribution à la cause des alliés en vendant son minerai à un prix dix fois plus bas que le prix de toujours. Les salaires des ouvriers se réduisirent à rien, il y eut grève, les mitraillettes crachèrent du feu. Simón Patiño, propriétaire de ce commerce et maître du pays, n’eut pas d’indemnisations à payer parce que le massacre à la mitraillette n’est pas classé accident du travail.

A cette époque-là, Don Simon payait cinquante dollars par an d’impôt sur le revenu mais il donnait beaucoup plus au président du pays et à tout son cabinet. Il avait été un crève la faim touché par la baguette magique de la déesse Fortune. Ses petits enfants s’intégrèrent à la noblesse européenne, épousèrent comtes, marquis et membres de familles royales.

Lorsque la révolution de 1952 enleva son trône à Patiño et nationalisa l’étain il ne restait que peu de minerai. Seulement les restes d’un demi siècle d’exploitation acharnée au service du marché mondial.
Il y a plus de cent ans, l’historien Gabriel René Moreno découvrit que le peuple bolivien était « déficient dans sa constitution physique » ». Il avait mis en balance cerveaux indigène et métis et avait constaté que l’indigène pesait de cinq, sept à dix onces de moins que le cerveau de race blanche.

Le temps a passé et le pays qui n’existe pas est toujours malade de racisme.

Mais le pays qui veut exister, où la majorité indigène n’a pas honte d’être ce qu’elle est, ce pays ne crache pas dans le miroir. Cette Bolivie lasse de vivre dans la dépendance du progrès d’autrui, est le véritable pays. Son histoire, ignorée, abonde en déroutes et trahisons, mais aussi en miracles, de ces miracles dont sont capables les méprisés quand ils cessent de se mépriser eux mêmes, quand cessent les luttes internes.
Sans chercher plus loin, les événements qui sont en train de se produire par les temps qui courrent sont stupéfiants, ils manifestent une grande énergie.

Par exemple, en l’an 2000, un cas unique au monde : un groupement de villages déprivatisa l’eau. Ce que l’on a appelé « la guerre de l’eau » survint à Cochabamba. Les paysans se mirent en marche depuis les vallées et firent le blocus de la ville qui elle aussi se souleva. On leur répondit par des tirs de balles et des lances à gaz ; le gouvernement décréta l’état de siège. Mais la révolte collective se poursuivit, inébranlable, jusqu’à ce que, lors de l’assaut final, l’eau soit arrachée des mains de l’entreprise Bechtel et que les gens aient remis la main sur l’eau nécessaire à leurs besoins corporels et à l’arrosage des cultures. A titre de compensation le président Bush offre actuellement à l’entreprise Bechtel, dont le siège social est en Californie, des contrats multimillionnaires en Irak.

Voici quelques mois une autre explosion populaire, à travers toute la Bolivie, a vaincu le Fond monétaire international (FMI), rien de moins. Le fond a fait payer cher sa déroute, il s’est payé de trente vies assassinées par ce qu’il est convenu d’appeler les forces de l’ordre, mais le peuple a accompli une prouesse. Le gouvernement a eu pour seul recours d’annuler l’impôt sur les salaires que le FMI avait ordonné d’appliquer.

Et maintenant voici la guerre du gaz. La Bolivie renferme d’énormes réserves de gaz naturel. Sánchez de Lozada avait donné le nom de capitalisation à sa privatisation mal déguisée, mais le pays qui veut exister vient de démontrer qu’il n’a pas une mauvaise mémoire. De nouveau la vielle histoire de la richesse qui part en fumée dans des mains étrangères ? « Le gaz est à nous de droit » proclamaient les pancartes dans les manifestations. Les gens exigeaient et continueront à exiger que le gaz soit mis au service de la Bolivie au lieu que la Bolivie soit soumise une fois de plus à la dictature de son sous-sol. Le droit à l’autodétermination que l’on invoque tant et que l’on respecte si peu commence là.

La désobéissance populaire a fait perdre une affaire juteuse à la Corporation Pacific LNG, dont font partie Repsol, British Gas et Panamerican Gas, associé de Enron, célèbre pour ses comportements vertueux. Tout indique que la corporation restera sur sa faim quant à son désir de gagner, comme elle l’espérait, 10 dollars pour chaque dollar investi.

Quant au fugitif Sánchez de Lozada il a perdu la présidence. Il n’a, sans aucun doute, pas perdu le sommeil. Un crime pèse sur sa conscience, la mort de plus de 80 manifestants, mais il n’en est pas à sa première boucherie et ce porte-drapeau de la modernisation n’est tourmenté par rien de ce qui n’est pas rentable. En fin de comptes il pense et il parle en anglais, mais pas dans l’anglais de Shakespeare, dans l’anglais de Bush.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2682.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : La Jornada (Mexique), 24 octobre 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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