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DIAL 2339

MEXIQUE - Don Samuel Ruiz. Bilan des trente dernières années au service de la paix

André Aubry

mercredi 15 décembre 1999, mis en ligne par Dial

Don Samuel Ruiz, évêque de San Cristóbal de Las Casas pendant ces quarante dernières années, a présenté sa démission conformément aux dispositions du Droit canon pour les évêques atteignant l’âge de 75 ans. Il est incontestablement une des très grandes figures de l’épiscopat latino-américain. Fervent promoteur d’une inculturation de la foi chrétienne dans la culture indigène, réformateur audacieux mettant en place un réseau extrêmement développé de responsables laïcs indigènes pour animer les communautés chrétiennes du diocèse, défenseur infatigable des populations pauvres et méprisées du Chiapas face aux injustices dont elles n’ont cessé d’être victimes, il fut enfin médiateur officiel entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le gouvernement fédéral jusqu’au jour où il démissionna de ce poste pour interpeller une fois de plus le pouvoir en place et dénoncer l’inefficacité à laquelle la commission était vouée. Dans le texte original ci-dessous, Andrés Aubry, directeur de l’INAREMAC (San Cristóbal de Las Casas), présente les orientations et le travail effectué par Don Samuel au cours des trente dernières années.


Dans les années 70 naît une Église populaire : l’Église des pauvres

Avant sa séparation d’avec Tuxtla, l’immense diocèse de Don Samuel, à l’arrivée de celui-ci en 1960, devait se contenter d’une douzaine de prêtres. Grâce à l’appui du nonce Raimundi, il reçoit des équipes entières d’agents pastoraux : des jésuites (suite à un engagement de son prédécesseur), des dominicains, des maristes, des religieuses de différentes congrégations, qui ne tarderont pas à attirer de nouveaux volontaires du pays et de l’étranger. Il les mobilise tous pour la formation de cadres dont le fruit en sera les milliers de catéchistes d’aujourd’hui et, dès 1975, les diacres (tu’unel).

Don Samuel avait compris que la Forêt était le nouveau Chiapas. En la parcourant, il observait le peuplement récent de ce qui était le « désert » ou la « solitude » des Lacandons (peuplement commencé dans les années 50, avant son arrivée). Il comprenait que disparaissait progressivement dans les grandes propriétés le vieux système tyrannique du recrutement forcé qui était la règle et le fléau de la vie paysanne. Il comprenait que la Forêt devenait un espace de construction sociale, que l’éloignement et l’isolement - ainsi que l’exode héroïque de pionniers - étaient le prix provisoire de la liberté, qu’en réalité les nouvelles colonies étaient en train de former une société paysanne alternative. Il y réfléchit avec ses catéchistes, il leur délègue des pouvoirs, il les suit régulièrement par des visites pastorales, et en 1969, il commence l’élaboration collective de la catéchèse appelée « Exode » dont l’impact marquera les années 70, catéchèse que l’illustration polémique parue dans Lettres Libres présente comme le petit livre rouge du diocèse.

En 1970, alors qu’il était président du Centre épiscopal national de pastorale indigène (CENAPI), il organise la singulière Rencontre de Xicotepec, à la jonction des États de Veracruz, Hidalgo et Puebla. Non pour enseigner les 19 indigènes qui y assistèrent (tarasques, tzeltales, tojolabales, otomis et totonaques), mais pour écouter aussi bien leur analyse « des personnes, des institutions et des structures qui les affectent », que celle sur eux-mêmes. L’intitulé du compte-rendu de ce séminaire est significatif : Indigènes en polémique sur l’Église. Ensuite, Don Samuel donnera à des agents de la pastorale des facilités pour aller étudier à Mexico avec d’éminents anthropologues (Fábregas, Warman, Palerm, Paoli) et apprendre à manier les outils du dialogue interculturel.

En 1974, le 150ème anniversaire de l’incorporation du Chiapas au Mexique fut marqué par des célébrations civiles, coïncidant avec le 500ème anniversaire présumé de la naissance de Las Casas. Originaire de la ville qui porte ce nom, le gouverneur, Manuel Velasco Suárez, convoqua à San Cristóbal de brillantes réunions académiques, avec d’éminents spécialistes de l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM), du Centre d’études d’histoire de l’Église latinoaméricaine (CEHILA), et aussi de l’étranger, dont Hanke, O’Gorman, León Portilla, Dussel. Don Samuel, consulté en tant que successeur de Bartolomé de Las Casas [1], déclara que la correspondance entre la réalité sociale du Chiapas et Fray Bartolomé invitait à associer les indigènes à la grande célébration prévue. Le gouverneur accepta, encore fallait-il trouver de quelle manière ils se réuniraient et s’exprimeraient, car ils ne pouvaient être à leur aise dans un contexte académique.

Un congrès indigène, novateur et décisif

De la discussion surgit la suggestion, adoptée, d’un Congrès indigène qui prendrait le nom de Fray Bartolomé de las Casas, auquel s’associerait l’organisme d’État chargé des indigènes, le Programme gouvernemental de développement économique et social de Los Altos du Chiapas (PRODESCH), pour souligner l’initiative gouvernementale. Mais l’État, estimant ne pas avoir les contacts nécessaires pour l’organiser avec succès, demanda à l’évêque que le diocèse se charge de sa préparation.

Cette préparation dura neuf mois, avec de longues sessions régionales : tzeltal, tzotzil, tojolabal et chol. Pour garantir la liberté d’expression et favoriser toutes les nuances de la pensée indigène, on décida qu’en dehors des conférences de presse, la langue ne serait pas l’espagnol, mais celles des quatre ethnies. Plusieurs militants expérimentés comme Rigoberta Menchú disent maintenant que c’est alors que naquit leur conscience et qu’ils devinrent ce qu’ils sont. Le linguiste Antonio García de León donna une formation professionnelle à des groupes parlant ces langues pour qu’ils servent d’interprètes d’une langue indigène à une autre. On nomma une direction collégiale indigène, qui se signalait par ses bâtons de commandement [2] si bien que le gouverneur, d’invitant se convertit en invité « pour écouter ». Ainsi, de même que Xicotepec avait donné la parole aux indigènes dans l’Église, les indigènes du Congrès la prirent dans la société, dans le même esprit « polémique », libre et critique ; parole structurée dans chaque session thématique par des dénonciations rigoureusement documentées et rendues publiques dans des conférences de presse, mais aussi par des propositions publiques. On fixa quatre thèmes : terre, commerce, éducation et santé (qui portent en germe presque tous les fameux dix points zapatistes). Une fête mémorable, espèce de happening sui generis avec bolonchón [3], autres danses et musique avec des carapaces de tortue, ferma le Congrès.

Celui-ci eut le succès que l’on sait. Et aussi un impact social : devant autant d’indigènes enthousiasmés, les coletos [4], commerçants de vieille souche, fermèrent marché et boutiques au cas où... La presse nationale couvrit largement l’événement. Le Président Echeverría [5] s’empressa d’organiser au pied levé une réplique nationale au Congrès du Chiapas, suivi d’un autre dans l’île de Janitzio. Et ensuite, les mouvements populaires du pays, officiellement ou clandestinement, essayèrent de s’infiltrer au Chiapas avec le laissez-passer du Congrès [6]. Sans lui et malgré des divisions ultérieures, il n’y aurait aujourd’hui au Chiapas, ni Unión de Uniones de Ejidos [7], ni Association rurale d’intérêt collectif (ARIC), ni Confédération indépendante des ouvriers agricoles et paysans (CIOAC), ni Coordination nationale « Plan de Ayala » (CNPA), ni beaucoup d’autres organisations sociales indépendantes.

Encycliques, concile, voyages et forums dans les points effervescents du monde qui ont donné une identité aux souffrances et aux conquêtes du siècle, expériences latino-américaines et autres rencontres, - reflets du processus créé par la personnalité pastorale de Don Samuel - une fois réapproprié par la base, fécondé dans leur terre, à l’épreuve du terrain, de la culture et des langues indigènes, tout cela acquérait une force sociale et commençait à opérer au Chiapas « les profondes transformations auxquelles notre Amérique latine est appelée » selon ce que proclame Medellín. Comme l’exprimèrent aussi 22 ans plus tard les accords officiels de San Andrés, « les indigènes seront ceux qui, dans le cadre constitutionnel et dans le plein exercice de leurs droits, décideront des moyens et des formes dans lesquels ils devront conduire leur propre processus de transformation. »

La décennie suivante est encadrée par deux dates : en 1980, est assassiné sur l’autel Mgr Oscar Arnulfo Romero à San Salvador, et en 1989, Don Samuel crée le Centre des droits humains Fray Bartolomé de Las Casas. Comme dans la décennie antérieure, les organisations de base diocésaines et avec elles d’autres organisations sociales, s’approprièrent ces événements et leurs leçons.

Avec la mort de Mgr Romero, Medellín avait son premier martyr ; Don Samuel était à l’enterrement. Ainsi, de même que le Verbe se fit chair, la parole du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) se fit lutte, forme locale de son incarnation. La victime de la « première violence », l’institutionnelle selon les termes de Medellín, rendait patente l’explication - mais non la justification - de la « seconde violence » [8], et se convertissait ainsi en martyr de la paix. La parole créatrice, bien au-delà d’El Salvador, devint mobilisation populaire et solidarité internationale qui prit corps progressivement autour du Secrétariat international chrétien de solidarité avec l’Amérique latine « Oscar A. Romero » (SICSAL), présidé alors par Don Samuel. Lutte et paix étaient compatibles, parce que la justice allait de pair.

La création du Centre de droits humains Fray Bartolomé de Las Casas

Ce processus, vécu collectivement sur le terrain, mûrissait au Chiapas jusqu’à ce que surgît, sur l’initiative de l’évêque, un instrument, facteur de justice et de paix : le nouveau Centre des droits humains. Il offrait l’avantage d’être une tradition du diocèse, car, pour la défense des indigènes, la devise de son premier titulaire Fray Bartolomé était « le droit des gens » : l’identité pastorale du diocèse est « comme une rivière », a l’habitude de dire Don Samuel, dont les eaux sont toujours nouvelles, même si elles proviennent de la même source. Plus qu’un centre avec tout le professionnalisme de son équipe centrale, c’est un réseau populaire qui étend ses mailles sur tout le territoire avec des paysans formés et des antennes villageoises comme celles de Chilón et d’Ocosingo ; deux membres de cette dernière paient aujourd’hui leur activisme en prison et, de leur cellule, engagent un travail de terrain inattendu. Ces centres paroissiaux et diocésains de droits de l’homme ne sont pas une affaire de spécialistes - même s’il y en a - mais un patrimoine populaire que l’on défend et pour lequel on lutte.

En juillet 1982, à Amparo Agua Tinta (sur la ligne frontière sud, aujourd’hui chef-lieu de la commune autonome Terre et Liberté), arrivèrent, quelques-uns à quatre pattes à cause de leurs blessures, les rares survivants du massacre de San Mateo au pied des montagnes couvertes de jungle des Cuchumatanes au Guatemala. Leurs hôtes, déjà expérimentés en médecine préventive, surent, sans médecins, extraire les balles des corps des fugitifs ; pour les divers besoins des réfugiés, ils prirent des terrains sur leurs terres communales, et firent même un cimetière. Des dizaines de milliers de réfugiés suivirent et se répartirent dans les communautés chrétiennes de la Forêt et des Vallées centrales.

Le travail du diocèse auprès de ces réfugiés a eu deux dimensions novatrices :

 la première a consisté à dépasser l’assistancialisme classique. Sans cesser de fournir vêtements, aliments et médicaments, le diocèse mit très vite en place des instruments de réadaptation psychologique, improvisa des écoles avec enseignement de l’histoire et de la géographie guatémaltèques, promut l’organisation sociale des camps de réfugiés, facilita la mise en place de programmes économiques pour réduire leur dépendance et fit éclater l’élémentaire charité chrétienne en solidarité avec des réseaux dans tout le diocèse et tout le pays ;

 la seconde, fruit imprévisible de la première, fut pour Don Samuel une préparation diplomatique qui préfigure sa fonction ultérieure de médiateur dans la décennie suivante. C’était alors l’époque de Contadora et ensuite d’Esquipulas ; la guerre (et progressivement la négociation) se propageait dans toute l’Amérique centrale. Le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (ACNUR), étonné par la qualité de ce que faisait le diocèse dans les camps chiapanèques, en fit un modèle, le diffusa, et facilita les relations de l’évêque avec la Commission mexicaine d’aide aux réfugiés (COMAR) et la Commission d’aide aux réfugiés (CEAR) guatémaltèque dont les membres, recrutés à l’intérieur de la police migratoire ou gouvernementale, n’avaient pas toujours la formation nécessaire pour ces nouvelles tâches. Don Samuel, de cette manière, se trouva impliqué, bien que d’une manière marginale, dans la délicate politique internationale de cette aire de conflits.

En 1986, à l’apogée de la répression du gouverneur Absalón Castellano Domínguez, Don Samuel combina une visite surprise épiscopale en plein pénitencier : dans un voyage éclair à la prison Islas Marías [9] en plein Pacifique, avec l’évêque de Tepic (de qui dépendait ce territoire), il rapatria les prisonniers du Chiapas. L’épisode signifie qu’un « non » à l’évêque du Chiapas était politiquement risqué.

Le gouverneur Patrocinio González Garrido était de ces politiciens qui pensent que deux crocodiles ne peuvent pas vivre dans la même mare. En conséquence, en 1991, il décida de tenir Don Samuel en respect et il le défia par personne interposée, en arrêtant comme « prisonnier - suppléant » [10] le curé de Simojovel. Présumé coupable du vol de 4 poules, le Père Joel Padrón fut incarcéré dans une cellule de haute sécurité de Cerro Hueco.

Don Samuel se trouvant sur un autre continent, son vicaire et le chancelier du diocèse essayèrent d’intervenir. Après des heures d’attente chez le gouverneur, celui-ci leur signifia que cette démarche était inutile parce qu’il voulait « parler avec le chef du cirque et non avec ses fauves ». Ce qui arriva alors, c’est que des milliers de Chiapanèques s’estimèrent des fauves bien que d’un cirque lointain ; ils organisèrent des rassemblements devant la prison ; ils bloquaient la circulation sur des kilomètres de routes nationales avec des processions de saints sur des brancards, des sit-in de jeûnes, des prières massives de rosaires commentés, des harangues avec Bible à la main. Dans la foule il y avait des catéchistes et des fidèles de tout le diocèse, des évangélistes de diverses confessions, des militants du Parti de la révolution démocratique (PRD) et des membres d’une multitude d’organisations sociales indépendantes dont l’unique dénominateur commun était leur foi associée à la lutte pour la justice. Un nouveau mouvement populaire était né qui, une fois obtenue la libération du Père Joel, exigea du diocèse d’être enregistré sous le nom de « Peuple croyant » pour se perpétuer et continuer à être écouté dans les affaires qu’il estimait de sa compétence.

Don Patrocinio prétendait faire échec au tout nouveau Centre des droits humains Fray Bartolomé de Las Casas. Mais les avocats de celui-ci, « dans une Pentecôte » hors du temps - exactement 49 jours entre octobre et novembre - obtinrent une remise en liberté sans aucune charge, et déclenchèrent dans la presse un mouvement d’opinion qui faisait du gouverneur le point de mire du pays et du centre de Don Samuel une célébrité nationale.

La bataille politique contre Don Samuel était perdue au Chiapas, mais elle rebondit au niveau national par le nouveau canal des relations diplomatiques récemment instaurées entre Mexico et le Vatican. En mai 1993 à Mérida, l’évêque remettait au Pape sa dernière lettre pastorale Dans ce temps de grâce, (en fait une oeuvre collective avec ses agents de pastorale), laquelle en même temps récapitulait le processus diocésain et formulait un très sévère diagnostic de la réalité socio-politique du Chiapas. L’acteur de la nouvelle bataille fut Mgr Prigione qui inaugurait sa nouvelle nonciature officielle : il exigea la démission de l’évêque, mais le conflit du Chiapas qui le promouvait comme médiateur, l’empêcha de l’obtenir. Avant que l’affaire n’éclate, « Peuple croyant » démontra de nouveau sa force populaire lorsque par toutes les entrées de la ville pénétrèrent des caravanes interminables que la Croix Rouge, stupéfaite, évalua à 18 000 personnes. Au milieu de la tourmente, Don Samuel, dans une homélie de novembre 1993, donna sa propre interprétation : « La mesure ne vise pas ma personne ni mon activité pastorale, mais la réalité du Chiapas parce que maintenant la démocratie passe par le Chiapas. » Ces derniers mots soulignés, sans qu’il le sût, furent repris par le Comisionado [11] Manuel Camacho Solís, en concluant le Dialogue de la cathédrale le 2 mars 1994.

Une année tourmentée

1994, année tourmentée, mit en relief le poids politique et démocratique de Don Samuel.

1 - Devant la frayeur provoquée par les événements du 1er janvier, il contacte entre autres les évêques du Chiapas, lesquels, le 2 janvier, proposent publiquement de chercher une solution au conflit. Dans ces jours-là, des fonctionnaires du gouvernement fédéral demandent la médiation de Don Samuel, qui l’accepte, ainsi que l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN).

2 - En octobre 1994, il décide de partager cette médiation et formule le projet collégial de la Commission nationale de médiation (CONAI), suggérant les noms d’autorités morales, populaires et intellectuelles du Chiapas et de tout le pays, demandant à chacune une réponse rapide pour la rendre publique. Toutes furent affirmatives. Le 13, la toute récente CONAI présentait une nouvelle initiative pour la paix, consolidant Don Samuel dans sa position de médiateur reconnu.

3 - En mars 1995, après deux échecs du dialogue de paix, (celui de la cathédrale en février 1994 et celui de la Forêt le 15 janvier 1995), le pouvoir législatif décida de ne pas laisser le conflit entre les seules mains de l’exécutif et vota la Loi du dialogue du 11 mars qui faisait allusion à une médiation sans l’identifier. Devant l’hésitation de l’exécutif et la reconnaissance de la nouvelle loi par l’EZLN - qui demandait cependant que la communication et l’échange de documents continuent à circuler par le canal de la CONAI - la Commission de la concorde et de la pacification (COCOPA) la ratifia sans ambiguïté comme médiation officielle. Ainsi, l’épiscopat, les rebelles, le gouvernement, les législateurs et les personnalités de la société civile lançaient Don Samuel dans l’arène.

Il ne cessa de manifester par sa parole et ses actes comment il comprenait la médiation. Reprenant les propres termes de notre dernière rencontre de Medellín, il insistait sur les points suivants : la paix ne se réduit pas à la fin de la guerre parce qu’elle est le fruit de la justice : c’est un processus. Ce processus implique tous les acteurs sociaux qui construisent une nouvelle société et un nouveau pays. C’est l’issue politique du conflit. Ainsi la voix de la CONAI sera l’expression de la société civile. Sans rester jamais indifférente devant l’injustice, en toute indépendance vis-à-vis des parties en conflit, la « neutralité active » de la CONAI se mesure aux avancées du processus de paix, c’est-à-dire aux résultats du dialogue qui incluait la société civile aux « tables de négociations » de San Andrés grâce à une initiative que la médiation avait gagnée de haute lutte. Ces présupposés irritèrent le Président Zedillo qui somma la CONAI « de sortir le programme politique qu’elle avait dans sa manche ». Une négociatrice du gouvernement dans le dialogue de la cathédrale, Alejandra Moreno Toscano, expliqua pourquoi : « une tradition autoritaire ne tolère pas qu’une force, un bloc social ou une coalition politique assume des responsabilités nationales qui, comme chacun sait, relèvent de la seule compétence du gouvernement - et du Président. » Quand la CONAI se rendit compte de la situation, elle décida le 7 juin 1998 de se retirer de la médiation. Don Samuel déclara : « ce n’est pas une démission ; c’est une dénonciation. »

L’autre versant de la médiation de Don Samuel a été son habituelle implication à la base. Dans le dialogue de la Cathédrale et dans celui de San Andrés, déjà depuis San Miguel (9 avril 1995), toutes les sessions, (17 en 17 mois, plus les 3 appelées « tripartites » d’octobre - décembre 1996) se déroulèrent sous le contrôle méritoire, presque héroïque, aussi continu qu’austère, de milliers de représentants de la société civile qui se relayaient : paysans, indigènes, organisations sociales, syndicats indépendants du pays, et un flux constant de personnalités mondiales et d’organismes de solidarité internationale.

Les bureaux de la CONAI se sont reconvertis en Service et assessorat pour la paix (SERAPAZ) pour chercher par d’autres moyens les chemins du processus de paix, ouvrant une nouvelle étape du travail de Don Samuel qui ne sera pas sans intérêt alors qu’il ne sera plus évêque de San Cristóbal.

On peut prédire que, hormis accident - pourvu qu’il ne soit pas dramatique ! - la « rivière » continuera à couler, que de nouvelles initiatives alerteront l’opinion publique, et que ce ne seront pas seulement des prises de positions purement personnelles mais la suite logique d’actions collectives qui continueront à se réapproprier, à encourager et à dynamiser un processus qui est né en dehors du Chiapas à des endroits et à des moments particulièrement féconds du siècle mais qui a pris consistance ici par ses forces populaires et qui le dépassera.

Le diocèse commencera le nouveau millénaire sans Don Samuel. Son coadjuteur avec droit de succession s’est engagé à la continuité. Beaucoup de forces populaires nées du processus ont conquis leur autonomie et ont aussi de fortes motivations qui ne reposent pas sur une personne, parce que ce sont des mouvements collectifs. S’il est vrai que le futur est imprévisible parce qu’il se nourrit des surprises de l’histoire et des initiatives de la liberté humaine, c’est-à-dire de nouveaux acteurs, la mémoire créatrice du processus - la source de la rivière - possède ses propres énergies. Le Chiapas est déjà autre, et si la lutte pour la démocratie passe par le Chiapas comme l’ont répété Don Samuel et bien d’autres, c’est à la fois un horizon difficile à effacer et un puissant aimant.

Le P. Michel Chanteau (expulsé du Chiapas par le gouvernement fédéral mexicain) a collaboré au travail de traduction effectué pour DIAL par Mme J. Blanchy ainsi qu’à la rédaction de certaines notes. Qu’ils en soient tous deux vivement remerciés.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2339.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : texte original d’Andrés Aubry, décembre 1999.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
 
 

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[1Fray Bartolomé de Las Casas a été le premier évêque du Chiapas et de la ville qui portera ensuite son nom : San Cristóbal de Las Casas (NdT).

[2Dans les communautés indigènes, les autorités traditionnelles reçoivent un bâton, symbole de leur charge (NdT).

[3Bolonchón : danse des Indiens de Chamula qui évoque le jaguar en tant qu’animal sacré (NdT).

[4Coletos : surnom donné aux Blancs (puis à tous les gens) originaires de San Cristóbal qui, autrefois, avaient derrière la tête une touffe de cheveux en forme de petite queue de cheval à la manière des toreros. Il s’agit ici des gens, en général de la classe moyenne (banquiers, hôteliers, gros commerçants) opposés à la Pastorale du Diocèse, et tout spécialement à Don Samuel (NdT).

[5Le Président Echeverría, avec son gouvernement, ainsi que le gouverneur du Chiapas ne virent pas d’un bon œil la célébration du Congrès indigène organisé par le diocèse de San Cristóbal (NdT).

[6Le gouvernement mexicain reprocha aux néo-zapatistes et à des groupes extrémistes du centre et du nord du pays de s’infiltrer au Chiapas en utilisant les réseaux de communautés de bases établis par Don Samuel pendant trente ans de travail pastoral.

[7Ejidos : terres communautaires (NdT).

[8La « première violence », ou violence institutionnelle est celle des gouvernements. La « seconde violence » est celle des guérillas.

[9Le pénitencier de Las Islas Marias est considéré comme une prison de haute sécurité. Il se trouve en pleine mer et est entouré de requins (NdT).

[10Le gouverneur ne peut pas jeter Don Samuel en prison ; « à sa place », il arrête le Père Joel (NdT).

[11Le rôle de Manuel Camacho Solís, en tant que « comisionado », c’est-à-dire, « représentant ou chargé d’affaires » du gouvernement, était de rétablir la paix et la réconciliation au Chiapas (NdT).

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