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DIAL 3719 - Dossier « L’Amérique du Sud, terre d’accueil »
URUGUAY - La grande boucle du Sud : Les vagues migratoires qui traversent le pays
Betania Núñez
jeudi 28 novembre 2024, mis en ligne par
Si les États-Unis restent encore pour beaucoup de migrants la destination préférée, un nombre important migrent aussi depuis une dizaine d’années vers d’autres pays, en Amérique du Sud notamment, comme au Pérou, au Chili ou en Uruguay. Les deux premiers textes de ce numéro évoquent le cas uruguayen, tandis que le numéro de décembre s’intéressera au cas péruvien. Ce premier article a été publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 4 octobre 2024.
Sur le chemin de l’Uruguay, et à leur arrivée, les migrants voient leurs économies fondre et s’exposent à différents dangers, comme d’être victimes de l’exploitation au travail et de la traite des êtres humains. Tandis qu’augmente le nombre d’arrivées de Latino-Américains du nord, ce pays créé par des immigrés n’est pas particulièrement ouvert ni accueillant et exige de celui qui arrive qu’il ressemble à ses ancêtres, les immigrants européens.
La ligne droite tracée en direction du nord s’est peu à peu estompée. Beaucoup de migrants latino-américains prennent aujourd’hui la route du sud, notamment lorsqu’ils aspirent à gagner les États-Unis. Leur parcours est en zigzag. Seuls ceux qui en ont les moyens financiers, c’est-à-dire très peu d’entre eux, migrent vers l’Uruguay en avion. « L’immense majorité arrive par voie terrestre et le point d’entrée ne dépend pas tant de la nationalité que de l’endroit d’où l’on vient », résume Katia Marina, présidente de l’organisme Idas y Vueltas.
Si la destination projetée est l’Uruguay, les Cubains ont coutume de se rendre d’abord au Guyana puis de traverser le Brésil ; de même, les Vénézuéliens parcourent ce pays du nord au sud, avant d’entrer en Uruguay par la frontière terrestre de Chuy ou Rivera. Une autre voie terrestre choisie par les migrants, qui les fait arriver à Fray Bentos, Paysandú ou Salto, implique de traverser la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili et l’Argentine, et elle est empruntée non seulement par des ressortissants de ces pays mais aussi par des Cubains, des Dominicains, des Vénézuéliens, tous ceux qui ont migré dans ces pays, ont été déplacés de nouveau et ont recommencé leur migration.
Ce sont des journées entières de marche et, à chaque passage de frontière, les maigres économies s’amenuisent, en paiement de la liberté de voyager sans papiers. Aujourd’hui, la fuite de certains lieux de l’Amérique latine est la conséquence non pas d’un plan mais d’une urgence. Les gens vendent tout ce qu’ils ont acheté leur vie durant, raconte Vanessa Sarmiento, qui a émigré en Uruguay à partir du Venezuela il y a 24 ans – bien avant qu’il soit courant de descendre autant dans le sud – et a participé à la création de Manos Veneguayas, organisme qu’elle préside et qui a pour vocation d’épauler les Vénézuéliens qui arrivent en Uruguay. Des récits qu’on lui fait chaque jour, elle conclut que vendre une vie d’épreuves rapporte quelques milliers de dollars qui, en Uruguay, ne produisent pas ce qu’ils devraient : c’est un pays où le coût de la vie est très élevé. Si, à leur arrivée en Uruguay, les migrants ne trouvent pas de travail rapidement, l’argent fond très vite et la vie devient impossible. Il faut reprendre la route.
La décision de tenter sa chance en Uruguay est liée à la stabilité politique et à la possibilité d’avoir des papiers – même précaires, provisoires, en attendant mieux – qu’on ne peut obtenir ailleurs. « L’Uruguay est un pays qui n’expulse personne, dit Marina, et il est relativement facile d’y organiser une première installation. » De toute manière, l’afflux de demandes a débordé le système, et le délai pour obtenir un permis de séjour peut dépasser deux ans. « On te demandera premièrement pourquoi tu as quitté le Venezuela et deuxièmement pourquoi tu as choisi l’Uruguay. Je reçois des personnes qui me disent qu’elles sont parties du Venezuela parce qu’elles n’avaient plus que la peau sur les os », raconte Julieta Bengochea, docteure en études des populations et détentrice d’un master en études démographiques. « Après avoir voyagé du Venezuela à la Colombie, de la Colombie à l’Équateur, puis au Pérou, du Pérou au Chili, avant de revenir au Pérou et de passer en Bolivie et en Argentine, au terme de tout ce périple, ce que les gens apprécient en Uruguay c’est que les démarches pour obtenir des pièces d’identité se font sans trop de difficultés. Ces trajectoires géographiques sont révélatrices de mouvements migratoires beaucoup plus vulnérables », ajoute la chercheuse de la Faculté de sciences sociales de l’Université de la République (Udelar).
Cette vulnérabilité existe depuis le point de départ, mais s’accentue au fur et à mesure de la migration. Au cours du voyage, le risque d’une exposition à l’exploitation sexuelle et du travail est élevé. Un seul exemple : selon un document paru en juin de cette année, des adolescents migrants ont révélé qu’à leur arrivée en Uruguay par la frontière avec le Brésil ils ont été « trompés par des adultes voulant les exploiter et les forcer à travailler », et que des adolescentes « arrivent au pays pour être exploitées sexuellement ». Dans ce document, produit par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, l’Organisation internationale pour les migrations et diverses organisations uruguayennes spécialisées, il est également écrit que certaines affaires sont passées en jugement et qu’il a été possible d’instaurer des mesures de protection et de restauration des droits », mais que « lorsque les victimes expriment le désir de regagner leur pays d’origine, des problèmes de coordination se posent [1] ».
Histoires d’immigrants
Les Italiens et les Espagnols, immigrants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, « ont en effet jeté les bases démographiques du pays », estime Pilar Uriarte Bálsamo, docteure en anthropologie sociale et l’une des coordonnatrices du projet MigraMedios. Elle le précise pour faire la distinction avec le processus actuel, parce qu’aujourd’hui « l’alluvion » d’immigrants n’a pas le poids de celle du passé, bien qu’aux yeux de l’opinion publique elle puisse être surévaluée. Même plus près de nous, dans les années quatre-vingt-dix, le flux migratoire en Uruguay a été très important, mais comme il s’agissait fondamentalement de populations qui arrivaient au pays pour travailler au service domestique de personnes de la classe supérieure « avec le gîte et le couvert » et « que l’on ne voyait que le dimanche dans les rues de la vieille ville », elles ne provoquaient pas la « surchauffe sociale » observée aujourd’hui, affirme-t-elle.
Il existe toutefois un point de ressemblance, qui va à l’encontre de l’imaginaire collectif : hier comme aujourd’hui, la réaction face à celui « venu d’ailleurs » a été et est toujours violente et abusive. « Les personnes migrantes ont été réprimées », par exemple, à cause des dialectes dans lesquels elles s’exprimaient, et « exploitées au travail, elles ont vu leurs droits niés », explique Uriarte. L’image du « grand-père travaillant du lever au coucher du soleil le dos courbé », perdu dans le maquis de cette population migrante européenne « arrivée avec rien » et qui est décrit dans les contes comme quelqu’un de « fier », montre « ce que la société d’accueil faisait de ces gens à l’époque » : elle les transformait en une main d’œuvre qu’elle exploitait.
« Nous nous croyons façonnés par la population migrante et nous nous voyons comme une société ouverte, accueillante, tolérante, qui a intégré les personnes reçues », résume Uriarte, mais l’image à laquelle on compare l’immigré d’aujourd’hui est celle de ces ancêtres qui ont travaillé dur, ont fondé une famille et ont « fait souche », vision qui oublie qu’en ce temps-là beaucoup ont été expulsés vers d’autres destinations. « C’est le récit rétrospectif de ceux qui ont réussi à s’intégrer. Il est très facile de bâtir l’histoire d’une intégration avec les personnes intégrées. » Cet imaginaire continue à avoir un impact aujourd’hui et contribue à une perception négative des migrants actuels qui décident, après être venus en Uruguay, de reprendre leur migration. Uriarte explique : « On est devant un récit de la trahison, de l’ingratitude, de la non-appréciation de ce que nous avons fait pour eux. Pour nous, la migration est toujours une histoire rétrospective, pour les personnes qui émigrent, c’est un projet d’avenir. »
Dans l’attente du recensement
Les seuls chiffres du dernier recensement publiés à ce jour révèlent que la population d’immigrés arrivée en Uruguay entre 2012 et 2023 s’élève à 61 810 personnes, dont la majorité de Vénézuéliens (27%), d’Argentins (22%) et de Cubains (20%). Sans les migrants, a affirmé le directeur de l’Institut national de statistique, Diego Aboal, « nous serions au regret d’annoncer une baisse de la population » par rapport à 2011. Mais, pour être plus précis, il ne faut pas avoir plus de données parce que le recensement de 2011 « n’a pas enregistré cette nouvelle dynamique migratoire », et l’Enquête continue auprès des ménages, réalisée sur la base de ces données de recensement, n’inclut pas la population « nouvelle », ce qui la rend invisible.
« Nous ne faisons pas l’impasse sur les autres origines, mais ce que nous savons c’est que, dans cette nouvelle dynamique, les plus nombreux sont les Vénézuéliens, les Cubains et les Dominicains », précise Bengochea. La nouveauté est que l’immigration la plus nombreuse ne vient pas, ou ne vient pas toujours, des pays limitrophes, comme cela a toujours été le cas en Uruguay, conformément au fonctionnement général des processus migratoires plus ou moins habituels. « De tout temps, l’Argentine et le Brésil ont été les grands pays émetteurs », tendance qui, durant les années précédant la pandémie, s’est trouvée contrée par le poids du Venezuela, de Cuba et de la République dominicaine : « C’est ce changement de dynamique qu’on a commencé à observer, l’essor de ce que nous appelons les origines latino-américaines non traditionnelles », explique la démographe.
Cependant les Argentins sont redevenus ceux qui font le plus de demandes de permis de séjour : la présidente d’Idas y Vueltas soutient que c’est devenu « une immigration fragilisée » qu’on n’avait pas vue depuis des décennies et qui, telle qu’elle est, a commencé à devenir plus fréquente « y compris avant Javier Milei », avec les taux d’inflation élevés enregistrés pendant le gouvernement d’Alberto Fernández. Marina fait uniquement référence aux circonstances difficiles dans lesquelles arrivent les Argentins ces derniers temps, parce que la question n’est pas qu’auparavant ils émigraient moins nombreux en Uruguay : ce qui a changé, c’est la précarité, pas le nombre.
En 2023 des demandes de séjour ont été déposées par 2 545 Argentins, 2 347 Cubains, 1 567 Brésiliens et 1 282 Vénézuéliens, selon les données de la Direction nationale des migrations publiées dans son annuaire [2]. La seule option pour beaucoup de migrants sans visa et sans papiers est de se présenter comme des réfugiés ; en juin 2024 le ministère de relations extérieures avait reçu 20 950 demandes de Cubains, 3 870 de Vénézuéliens et 1 207 de Dominicains (El País, 29 août 2024).
Selon l’Ethnoenquête sur l’immigration récente réalisée pour la ville de Montevideo en 2018, et comme il ressort de l’analyse présentée dans l’article « Patrones de migración familiar de personas migrantes nacidas en Venezuela, Cuba, Perú y República Dominicana que llegan a Uruguay » [3], les arrivées de Péruviens sont constantes depuis les années quatre-vingt-dix, la population dominicaine a connu deux pics (l’un en 2013-2014 et l’autre en 2017-2018, avec une baisse dans les années intermédiaires qui pourrait s’expliquer par l’obligation de visa à partir de 2015), tandis que la plus forte augmentation du nombre de Vénézuéliens et de Cubains a commencé en 2017, tendance qui a connu un coup de frein à partir des restrictions imposées par la pandémie, mais qui pourrait s’être inversée à compter de 2023 [4].
Le logement est l’un des sujets qui créent le plus de problèmes, d’après ce qu’observent les organisations et les chercheurs. On sait que la grande majorité des immigrants se concentre à Montevideo et, dans la capitale, au sein des zones centrales, où l’on dénombre le plus de pensions, solution qui, d’abord temporaire, devient parfois permanente. Toutefois, il existe aussi des signes d’une certaine ségrégation vers la périphérie de la ville : les auteurs bien informés d’une étude [5] réalisée pour la municipalité de Montevideo ont assuré qu’il y a des immigrés qui vivent « dans des conditions de vulnérabilité extrême dans les zones voisines des bidonvilles ou dans des espaces impropres au logement ».
Selon Uriarte, les clés pour comprendre les processus de discrimination et le « destin » qu’ont les migrants sont liées au genre, à la classe sociale et à la race, beaucoup plus qu’à la nationalité d’origine : « Le temps qu’il leur faut pour dénicher un travail ou le type de travail qu’ils trouvent, les dynamiques qui existent dans les écoles et les centres de santé, tout cela est très différent pour les personnes dont on ne s’aperçoit qu’elles ont immigrées que lorsqu’elles parlent. Les personnes dont la peau dénonce l’origine étrangère rencontrent beaucoup plus de difficultés ». Les Dominicains, à cause de leurs racines africaines, ont plus de mal à trouver du travail, ce qui trouve son aboutissement, comme une « prophétie qui se réalise d’elle-même », dans la sentence selon laquelle « ils ne veulent pas travailler » et dans une supposée autoségrégation à la périphérie de la ville. Uriarte se refuse, fort justement, à généraliser, mais ne manque pas de signaler qu’en Uruguay il y a du racisme et de la xénophobie : « Quand deux ou trois personnes te font sentir que tu n’es pas d’ici, qu’on ne veut pas de toi, que ton fils n’ira pas à l’école, que parce que tu es une immigrée noire je peux te considérer comme une travailleuse du sexe… Ce n’est pas une société qui rejette ou qui violente de prime abord, mais elle est très imperméable. Les migrantes à qui on a parlé nous ont dit qu’ils n’avaient aucun ami uruguayen. »
L’anthropologue suggère que la population migrante de la fin du XIXe siècle et du début du XXe « est parvenue, avec le passage des générations, à réinterpréter le stigmate du migrant en termes géopolitiques et raciaux à partir de la valorisation de l’Européen. Ça sera plus difficile pour les migrants latino-américains ».
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3719.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Brecha, n° 2028, 4 octobre 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Inés Invernizzi, La situación de niños, niñas y adolescentes en contexto de movilidad humana en Uruguay y sus derechos, UNICEF-R4V, 2024.
[2] Sont retenus uniquement les pays à l’origine de plus de 1 000 demandes.
[3] En français : « Schémas de migration familiale de personnes migrantes nées au Venezuela, à Cuba, au Pérou et en République dominicaine ».
[4] Julieta Bengochea, Mariana Fernández Soto, Rafael Grande et Clara Márquez, « Patrones de migración familiar de personas migrantes nacidas en Venezuela, Cuba, Perú y República Dominicana que llegan a Uruguay », Revista Latinoamericana de Población, vol. 17.
[5] Julieta Bengochea, Clara Márquez et Victoria Prieto, « Informe final » [Rapport final], juin 2023. Ce rapport a été rédigé dans le cadre de l’accord entre le Programme population de la faculté de sciences sociales de la Udelar et l’Observatoire des bidonvilles de la mairie de Montevideo.