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DIAL 2936
AMÉRIQUE DU SUD - La Communauté andine des nations et l’intégration sud-américaine
Enrique Daza
vendredi 1er juin 2007, mis en ligne par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
À l’heure actuelle, deux modèles d’accords de libre-échange et/ou d’intégration s’opposent en Amérique latine, en Amérique du Sud surtout. Certains pays, comme le Chili, le Pérou, la Colombie, la majeure partie des pays d’Amérique centrale et maintenant, semble-t-il, l’Uruguay paraissent vouloir privilégier des accords bilatéraux de commerce avec les États-Unis. D’autres gouvernements cherchent plutôt à développer l’intégration régionale, comme c’est le cas par exemple au sein du Mercosur, rejoint par le Venezuela en juillet 2006. Ce texte d’Enrique Daza, qui est membre du Réseau colombien d’action contre le libre-échange et contre la Zone de libre-échange des Amériques, revient sur l’histoire de la Communauté andine des nations et met en évidence l’incompatibilité des deux types d’accords. Article publié dans le numéro 414-415 de la revue América latina en movimiento (ALEM), daté du 4 décembre 2006.
Le sujet de l’intégration régionale a suscité un regain d’intérêt avec la proposition de création d’une Communauté sud-américaine des nations. Après l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques [1], différentes idées ont surgi, comme l’Alternative bolivarienne proposée par le Venezuela (ALBA) et les traités de commerce entre les peuples préconisés par la Bolivie (TCP). De même, dans le sillage du sommet entre l’Amérique latine et l’Europe, la possibilité est actuellement étudiée de commencer à négocier des accords de coopération incluant un traité de libre-échange entre l’Amérique centrale et l’Europe, ainsi que d’entamer des négociations entre l’Europe et la Communauté andine des nations (CAN) dans le même esprit.
Cette relance du débat sur l’intégration ne pouvait plus mal tomber pour la CAN. Le Venezuela en est sorti parce qu’il a estimé que la signature, par plusieurs de ses membres, d’un accord de libre-échange avec les États-Unis rendait irréalisable la proposition d’intégration sous-régionale, et qu’il a préféré rejoindre les rangs du Mercosur. De son côté, la Bolivie est membre associé du Mercosur, tandis que le Chili a annoncé qu’il adhérait à la CAN, lui aussi en tant que membre associé. Le Pérou et la Colombie mettent désespérément tous leurs œufs dans le panier d’un accord de libre-échange avec les États-Unis mais participent en même temps aux réunions et aux plans en vue d’autres propositions et concernant, par exemple, la réorientation de la CAN et de la Communauté sud-américaine. Pendant ce temps, l’Équateur reste en attente des prochaines élections présidentielles [2], en vue desquelles la question donne lieu à des propositions radicalement opposées entre les candidats Correa et Noboa.
Les péripéties de la CAN
À l’origine, dans les années soixante-dix, le Groupe andin, ou Pacte andin, devenu Communauté andine, se proposait de réaliser l’intégration en créant un marché élargi, en encourageant l’industrialisation et en canalisant l’investissement étranger destiné au développement. Malheureusement, la crise de la dette et l’absence de projets nationaux ont condamné à l’échec ce processus de substitution des importations. Dès 1990, une tentative avait eu lieu pour le remettre sur les rails mais, avec Fujimori [3], Febres Cordero [4] et César Gaviria [5] à la tête des gouvernements, et avec leurs théories du régionalisme ouvert centrées sur une adaptation des vieux postulats aux nouvelles tendances allant dans le sens de l’ouverture économique et de la mondialisation, une espèce d’hybride est apparue, qui n’a jamais pu aboutir à un tarif extérieur commun ni réfléchir à l’harmonisation des politiques macroéconomiques ou à d’autres objectifs définis au départ.
On avait prévu, pendant les négociations de la ZLÉA, une participation en bloc pour que des positions communes puissent être adoptées, mais le projet a échoué et les pays andins se sont présentés en ordre dispersé à la table de négociation. Les États-Unis ont fait prévaloir leur point de vue, pour obtenir que le Pérou et la Colombie sortent du G-20 [6] au sein de l’OMC et, finalement, pour les soumettre à leur volonté en les liant à une proposition d’accord de libre-échange bilatéral qui, bien que se voulant un traité andin, reste un accord entre le Pérou et la Colombie, et dont on attend encore de voir les résultats, surtout depuis le triomphe des démocrates aux élections aux États-Unis [7].
Pendant les négociations de l’accord de libre-échange, la Bolivie a renoncé à son rôle discret d’observateur et l’Équateur a été prié de se retirer pour avoir adopté une politique pétrolière contraire aux intérêts états-uniens. Le Pérou et la Colombie se sont creusé la tête pour essayer de rendre compatibles la CAN et l’accord de libre-échange, mais les normes juridiques sont finalement entrées en collision et les deux pays ont dû prendre l’engagement de ne pas accorder à d’autres pays des avantages qu’ils n’octroyaient pas aux États-Unis ; l’essence même de l’intégration sous-régionale, qui consiste à donner à ses partenaires des choses que l’on donne pas à des tiers, est ainsi partie en fumée, ce qui a sonné le glas de la CAN. On trouvera une illustration de cette reculade dans les principes arrêtés en matière de propriété intellectuelle, qui allaient à l’encontre de ceux définis par la CAN, raison pour laquelle on n’a pas eu d’autre choix que de changer les règles de la CAN pour qu’elles soient compatibles avec l’accord de libre-échange.
La Colombie, principal bénéficiaire du processus de la CAN, du fait de son développement industriel relatif, a décidé de se ranger aux côtés des États-Unis, considérant que les accords de la CAN étaient transitoires et moins importants, bien qu’une bonne partie des ses échanges avec l’extérieur, notamment de biens manufacturés, se fasse avec les pays voisins. Son choix était clair : elle a préféré exporter des produits tropicaux et de base aux États-Unis plutôt que des biens industriels aux pays andins.
Uribe [8] est devenu le principal allié des États-Unis dans la zone ainsi qu’un apôtre de la politique militariste et néolibérale de Bush. Le nouveau venu Alan García [9] rivalise avec lui, et c’est à qui fera, le plus vite, le plus de concessions. L’affinité entre Uribe et Bush est sincère et solide, et ils se ressemblent jusque dans les scandales où ils ont trempé. García, quant à lui, du fait de son passé douteux, se voit contraint à des concessions plus importantes pour se faire une virginité. Une chose est sûre : personne n’en sortira gagnant.
Ayant défini une structure tarifaire souple, assortie d’une libéralisation complète du commerce, les pays andins, menés par le Pérou et la Colombie, ont renoncé à créer un marché commun qui ne serait pas dominé par la présence états-unienne. Et au chapitre des avantages accordés, ils se sont montrés moins généreux entre eux qu’envers les États-Unis.
Aujourd’hui, l’Union européenne (UE), qui ne souhaite pas être évincée de la sous-région, veut signer un accord de libre-échange mais exige un tarif extérieur commun pour que le marché trouve grâce à ses yeux. Le Pérou, opposé depuis toujours à un tel tarif et toujours sur la défensive à l’égard de ses voisins, s’en est entièrement remis aux États-Unis, mais, du fait de la condition posée par l’UE, il doit se rendre à l’évidence qu’un tel type de tarif douanier n’existe pas et n’est pas concevable. C’est pourquoi chacun se creuse la tête et tente d’inventer un semblant de tarif extérieur commun pour pouvoir négocier avec l’Europe. Le Pérou suit la logique selon laquelle, comme il a accepté de tout céder aux États-Unis, il ne lui reste plus qu’à faire la même chose avec tout le monde pour noyer le poisson.
Cependant, la situation n’est pas simple. Les États-Unis ont installé de solides bases de domination en Colombie. Le Plan Colombie, qui est aligné sur la politique infructueuse de lutte contre les narcotrafiquants suivie par les États-Unis, et qui vise, sans succès, à rétablir la paix, a une incidence sur les pays frères. L’Équateur est dans l’embarras, mais n’ose pas fermer la base de Manta [10].
Chávez, désormais sorti de la CAN, continue de faire des propositions d’intégration dans le domaine de l’énergie, et d’intensification des échanges commerciaux, mais il lorgne plus du côté du Mercosur.
La Bolivie, qui rejette les accords de libre-échange, demande que l’on tienne véritablement compte des asymétries existantes et que l’on exclue des négociations des points capitaux comme l’investissement et les marchés publics, outre qu’elle préconise la défense de la petite agriculture contre l’agro-industrie exportatrice. Uribe et García rêvent du jour où les entreprises agroalimentaires mettront la main sur leur pays.
La faute est à l’accord de libre-échange avec les États-Unis
Le Secrétariat de la CAN avait prédit que 56% du commerce andin serait menacé par la signature de l’accord de libre-échange. C’est ce qu’on peut lire en toutes lettres dans l’étude intitulée Análisis de la Sensibilidad del Comercio Subregional Andino en el Marco del TLC con Estados Unidos [11], publiée en 2004. Les données utilisées correspondent à la période comprise entre 1996 et 2003, et sont issues du Système sous-régional d’information statistique de Secrétariat général de la Communauté andine (SICEXT-SG CAN). Cette étude avait pour objet d’analyser le degré de sensibilité du commerce intérieur de la sous-région andine à une libéralisation des échanges avec les États-Unis.
Pour cela, ils ont utilisé comme base de leur analyse l’ensemble des cinq pays andins (Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou et Venezuela) et les répercussions qu’aurait une libéralisation des échanges sur le commerce communautaire, en prenant en compte la structure tarifaire en vigueur, les flux commerciaux andins, leur composition, leur importance et leur dynamique par rapport au reste du monde et aux États-Unis. Dans cette étude sont qualifiés de sensibles les produits pour lesquels il existe « une menace ou un risque non négligeable de perte du marché sous-régional, à la suite de l’octroi de préférences aux États-Unis par des pays de la CAN du fait de la signature d’un accord de libre-échange ». La principale conclusion de l’étude est la suivante : environ 56% du commerce sous-régional (64% avec le pétrole) présente une sensibilité élevée ou moyenne à une libéralisation des échanges avec les États-Unis.
« Le degré de sensibilité du commerce intracommunautaire (du point de vue des importations effectuées par chaque pays andin de la sous-région) à une libéralisation des échanges avec les États-Unis se définit comme suit : sensibilité élevée, 34% ; sensibilité moyenne, 22% ; sensibilité faible, 25% ; sensibilité nulle, 19% (si l’on inclut le pétrole, les chiffres sont de 40,8%, 23,2%, 19,9% et 16,1% respectivement) », peut-on lire dans ce document.
De manière générale, les secteurs de l’agriculture, des industries minières, de la pétrochimie et des industries connexes, ainsi que celui des produits de l’acier et de leur transformation, apparaissent les plus sensibles dans l’ensemble de la sous-région. Doivent également être mentionnés les secteurs du plastique et du caoutchouc, des automobiles et de leurs pièces, du textile et de la confection, du bois et du papier. Dans une étude récente (Impacto de las Negociaciones Hemisféricas : Un Balance [12]), fruit d’une coopération technique avec la Banque interaméricaine de développement, Alan Fairlie Reinoso affirme que les résultats des estimations sur l’accès aux marchés (dans le cadre de l’accord de libre-échange avec les États-Unis) ne sont pas concluants dans les études correspondantes. « Si des résultats positifs sont enregistrés au titre des exportations et de la production, la balance commerciale et l’intérêt général font ressortir, en revanche, des soldes négatifs dans plusieurs des scénarios imaginés. Dans le cas de l’accord de libre-échange, les résultats sont non seulement inférieurs à ceux d’autres scénarios, comme le maintien du statu quo ou la signature de la ZLÉA, mais ils affichent des valeurs négatives. »
L’élimination, dans l’accord de libre-échange avec les États-Unis, de la fourchette de prix, seul mécanisme de protection du secteur agricole, la suppression d’office du régime spécial concernant l’automobile, la nécessaire révision des décisions prises par les pays andins sur la propriété intellectuelle, ainsi que la redéfinition des normes applicables aux mesures sanitaires et phytosanitaires et aux marchés publics, ont provoqué l’éclatement de la CAN. Le Tribunal andin de justice sera remplacé par les mécanismes de règlement des différends prévus dans l’accord de libre-échange, et les préférences commerciales que s’accordaient les pays partenaires sont devenues lettre morte, comme en témoigne l’affaire du soja bolivien [13]. Les institutions andines sont devenues inopérantes. Leur fonctionnement dépend des ressources que l’Union européenne leur octroie gracieusement, elles licencient du personnel, et le départ du Venezuela les prive d’un important soutien financier.
Dans ces conditions, qu’apporte la CAN à l’intégration sud-américaine ? Elle apporte la division. Elle enrichit notre expérience, en démontrant qu’il faut un minimum de volonté solidaire. Elle nous enseigne que l’influence des États-Unis est pernicieuse quand on parle d’intégration entre pays égaux. Malheureusement, on retiendra plus de la CAN ses effets négatifs que ses bons côtés. Tant que les Uribe, García et consorts auront le regard rivé sur le Nord, la Communauté sud-américaine des nations ne pourra pas dépasser le stade de l’utopie rhétorique.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2936.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : revue America latina en movimiento (ALEM), n° 414-415, 4 décembre 2006.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] ZLÉA en français, ALCA en espagnol, FTAA en anglais - NDLR. Toutes les notes de l’article sont de la rédaction Dial.
[2] Ce texte a été rédigé un peu avant les élections. Lors du second tour, dimanche 26 novembre 2006, le candidat du Parti socialiste - Front ample (PS-FA) et de la coalition Alliance pays, Rafael Correa, a largement devancé son rival conservateur Álvaro Noboa, du Parti rénovateur institutionnel d’action nationale (PRIAN), qui était partisan de la signature d’un accord de libre-échange avec les États-Unis. Une délégation équatorienne a assisté au cinquième Sommet de l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA) qui s’est tenu samedi 28 et dimanche 29 avril à Barquisimeto au Venezuela
[3] Alberto Fujimori a été président du Pérou entre 1990 et 2000.
[4] León Febres Cordero a été président d’Équateur entre 1984 et 1988.
[5] César Augusto Gaviria Trujillo a été président de la Colombie entre 1990 et 1994.
[6] Groupe de 20 pays su Sud réunis pour peser plus fortement dans les négociations sur les productions agricoles et le problème des subventions accordées par les pays du Nord à leurs producteurs.
[7] En novembre 2006.
[8] Álvaro Uribe est président de la République de Colombie depuis 2002.
[9] Président du Pérou entre 1985 et 1990, il a été réélu en juin 2006.
[10] Le nouveau président élu, Rafael Correa, s’est engagé à ne pas renouveler l’accord sur la base de Manta qui arrive à expiration le 25 novembre 2009 (voir « AMÉRIQUE LATINE - Des activistes s’unissent pour réclamer la fermeture des bases militaires étrangères de la région »).
[11] Analyse de la sensibilité du commerce sous-régional andin dans le cadre d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, en français.
[12] Impact des négociations hémisphériques : un bilan, en français.