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DIAL 2870

AMERIQUE DU SUD - Salut, salut au peuple guarani

João Pedro Stedile

samedi 1er avril 2006, mis en ligne par Dial

Quelques 1 500 Guaranís, en provenance de 4 pays : Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay, accompagnés de plusieurs milliers d’autres personnes, se sont réunis en février pour célébrer leur histoire et celle de leur leader Sepe Tiaraju. La culture guarani, une des plus importantes d’Amérique latine, a été violemment mise à mal lors de la conquête coloniale. L’histoire de ce peuple et de son héros nous est ici rappelée par João Pedro Stedile, dirigeant du Mouvement des sans-terre au Brésil et de Via Campesina . Article paru dans ALAI, 14 février 2006.


Entre le 5 et 10 février 1756 ont été écrites quelques-unes des plus belles pages de l’histoire de notre peuple. A cette époque se livrèrent des batailles qui ont défini la propriété du territoire, appelé aujourd’hui le Rio Grande do Sul. D’un côté, deux armées fortement équipées et unies, celle de l’empire espagnol et celle de l’empire portugais, bénies par l’empire du Vatican qui les accompagnait. De l’autre coté, le peuple guarani qui vivait tranquillement, organisé en sept agglomérations, défendant sa culture, son mode de vie et son territoire.

250 ans plus tard, nous nous sommes rassemblés pendant quatre jours à plus de 10 000 personnes, en majorité des jeunes, des militants sociaux de la ville et de la campagne, de tout le sud du Brésil. Et parmi nous, 1 500 représentants du peuple guarani, venus de quatre pays : Brésil, Argentine, Paraguay et Bolivie. Nous avons organisé un campement à San Gabriel, Rio Grande do Sul, pour commémorer le peuple guarani et le martyr de son leader Sepe Tiaraju.

En réalité, que sommes-nous venus célébrer à San Gabriel, alors qu’il y a eu là une défaite, un massacre du peuple guarani ?

Pour comprendre l’importance de notre campement et des hommages rendus aux vaincus, rappelons l’histoire. Les peuples Guaranís, Charruas, Minuaos et Tapes, ont habité depuis des temps immémoriaux le territoire aujourd’hui connu comme Rio Grande do Sul. Selon les études d’anthropologie, il y a des preuves sur le territoire brésilien de présence humaine provenant probablement d’Asie et qui date de près de 50 000 ans. Entre 1600 et 1756 a fleuri une civilisation extrêmement avancée dans la région nord-est du territoire gaucho. Ce territoire s’étend du nord de l’Uruguay jusqu’au nord-est du Rio Grande do Sul en bordure du rio Uruguay et, de l’autre côté de ce fleuve, jusqu’à ce qui aujourd’hui est la province de Misiones en Argentine et la partie sud du Paraguay. Sur ce territoire se sont concentrés les peuples guaranis et leurs alliés charruas. Ils y créèrent une organisation sociale impressionnante. Ce fut une alliance entre le savoir millénaire de leur peuple et l’encyclopédisme européen arrivé avec la Compagnie de Jésus. Pendant ces 150 années, 33 villes se sont développées, qui en moyenne atteignirent le nombre de 5 000 à 15 000 habitants chacune.

Toute la terre était d’usage et de propriété collective. Le travail était organisé de deux manières : une partie du temps était pour toute la communauté et utilisée de manière collective ; et une autre plus petite pouvait être consacrée à des travaux domestiques et à des cultures familiales. La faim n’existait pas. Il n’y avait pas d’inégalité sociale. Il n’y avait ni pauvres ni riches. Tous étaient égaux. A cette époque il y avait déjà des écoles et, selon les registres, tous les enfants devaient y aller à partir de 6 ans. Rendez-vous compte que la première école publique au Brésil fut fondée bien après par D. Pedro II, dans les années 1840. Dans ce système économique, il y eut jusqu’à 4 millions de têtes de bétail et même plus, apportées à l’origine par les jésuites et adaptées aux pampas. Il y avait abondance de nourriture. Les gens consacraient une grande partie de leur temps à des activités culturelles, à des fêtes, à des chants, à des échanges. Dans la ville de San Miguel de las Misiones, il apparaît dans les registres qu’il y avait un orchestre d’enfants et d’adolescents qui jouait même du violon ! Tout cela, rappelez-vous, exista dans les années 1700.

Bien des années avant la civilisation européenne, a été mis en place un régime politique reconnu ensuite comme une république : en effet, dans la structure de pouvoir des Guaranís le choix de ses leaders était le résultat du vote de chaque habitant, hommes et femmes. C’est sous ce régime qu’en 1751 fut élu, par le vote de tous, une sorte de préfet ou de cacique de San Miguel, le jeune guerrier Sepe Tiaraju. Sepe parlait, et écrivait en trois langues : guarani, latin et espagnol !

Tout cela était regardé avec beaucoup de méfiance par les empires de l’époque. Las de se faire la guerre entre eux et de se disputer le marché commercial du capitalisme naissant, les empires portugais et espagnols signèrent en 1751 le traité de Madrid qui mettait fin à leurs disputes mercantiles. Et par cet accord aussi, ils échangèrent la Colonie de Sacramento, aujourd’hui Montevideo, une petite ville sous contrôle portugais, contre un immense territoire guarani qui allait du nord de Montevideo à Asunción au Paraguay, comme s’il avait été espagnol. Il était guarani.

En réalité, une alliance fut scellée entre les deux empires pour empêcher que cette civilisation si riche qui contrôlait un si grand territoire ne se consolidât hors du contrôle du capitalisme naissant. Ils décidèrent alors que les peuples d’origine devraient abolir leur organisation sociale, abandonner leur territoire, leurs maisons, les sept villes de la rive droite du rio Uruguay et se transporter tous à l’ouest de ce fleuve. Ainsi d’un côté du fleuve ce serait l’Espagne et de ce côté-ci [1] ce serait le Portugal. Grande décision ! Mais les peuples guaranis ne l’acceptèrent pas malgré les menaces du Vatican et la trahison du plus grande nombre des jésuites qui vivaient avec eux. Et ils résolurent de défendre leur territoire et leur mode de vie. Sepe Tiaraju, comme autorité la plus haute des sept villes, prit la tête de la résistance avec 30 000 guerriers ; mais armés à peine de lances et de flèches, ils durent affronter le pouvoir de la poudre et du canon des armées les plus puissantes de l’époque.

La majeure partie des guerriers furent massacrés, mais ils ne se rendirent pas ! Des milliers de femmes et d’enfants traversèrent le rio Uruguay et allèrent vivre dans ce qui est aujourd’hui la province de Misiones et le Paraguay. D’autres se cachèrent par milliers dans la forêt et prirent la fuite : ce sont les ancêtres des derniers Guaranís d’aujourd’hui dans tout le sud du pays. Sepe Tiaraju tomba au combat le 7 février 1756 près d’une petite rivière, où par la suite s’éleva l’actuelle ville de San Gabriel. Ce fut le début de la fin. Et la bataille finale eut lieu le 10 février dans les collines de Caiboaté, à quelques 30 kilomètres de San Gabriel. Là furent massacrés plus de 15 000 guerriers guaranis, attirés par l’espoir d’un accord de paix. Leurs corps sont enterrés là, à l’ombre d’une énorme croix. Personne ne s’est soucié de procéder à une quelconque fouille ou recherche sur eux jusqu’aujourd’hui.

C’est ainsi que le territoire des Guaranís cessa de leur appartenir, passa au Portugal et devint plus tard le Rio Grande do Sul. Leurs terres furent distribuées aux militaires portugais pour contrôler le nouveau territoire et ont constitué les grandes haciendas d’élevage. Ainsi est né le latifundio [2] du territoire gaucho [3] racine d’une société inégalitaire et oppressive jusqu’aujourd’hui. Ces batailles et la figure de Sepe Tiaraju s’inscrivent dans les glorieuses luttes de résistance des peuples natifs d’Amérique latine qui opposèrent aux puissants empires leur fierté et leur culture. Ainsi firent les Incas avec leur Túpac Amaru au Pérou ; ainsi firent les Quechuas avec leur Túpac Katari en Bolivie, tous à la même période historique que Sepe et les Guaranís.

Nous sommes allés à San Gabriel nous alimenter de cette bravoure, de cette volonté de défendre notre territoire, notre culture, notre rêve d’une société plus juste et plus égalitaire. Nous sommes allés là-bas chercher l’énergie des guerriers guaranis qui dans le passé s’affrontèrent aux mêmes empires. Maintenant, l’empire ne vient pas envahir notre territoire avec les canons et la cavalerie : maintenant il arrive avec ses banques (achetant même nos meilleurs joueurs…) ; ils viennent avec leurs capitaux, achetant nos entreprises, nos terres… ils viennent nous exploiter, gagnant de l’argent avec les services de téléphone, d’énergie électrique que nous-mêmes avons installés et dont ils se sont emparés. Ils viennent avec leurs taux d’intérêt les plus hauts du monde ! Mais la domination et l’exploitation des richesses sont toujours les mêmes.

Maintenant ils ne peuvent plus compter sur une partie des jésuites dans la défense de leur idéologie. Maintenant ils nous envahissent avec la télévision, ses mensonges et ses bêtises. 250 ans après, en réalité, la lutte est la même ! Le peuple face à l’empire du capital !

C’est peut-être pour cela qu’aucun grand journal, aucune grande chaîne de télévision n’a voulu aller à San Gabriel. Seuls y sont allés la TV Educativa du Paraná et TELESUR qui prétendent être la voix et l’espace des peuples d’Amérique latine. Salut, salut au peuple guarani qui survit héroïquement en résistant depuis maintenant 250 ans. La consolation qui nous reste est que tous les empires ont été vaincus. Et ceux d’aujourd’hui le seront aussi.

 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2870.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : ALAI, 14 février 2006.

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[1Brésilien.

[2Régime de la grande propriété.

[3Gaucho. : les habitants de la région Rio Grande do Sul portent ce nom qui désigne les célèbres cavaliers gardiens de troupeaux. La « frontera gaucha » désigne la frontière brésilienne.

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