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DIAL 2766

HAITI - Dans la violence des « chimères »

Marc-Arthur Fils-Aimé

mercredi 1er décembre 2004, par Dial, Marc-Arthur Fils-Aimé

Depuis la chute de l’ex-président J.-B. Aristide, qui a quitté l’île le 29 février 2004, Haïti n’a pas connu une ère vraiment nouvelle. Les violences persistent. Le gouvernement prépare les élections mais la situation économique reste dramatique. L’influence des grandes puissances est prépondérante. Les forces armées des Nations unies sont largement critiquées. Dans un texte qu’il nous a envoyé en date du 2 novembre, Marc-Arthur Fils-Aimé, directeur du Centre culturel Karl Levêque (Haïti), nous présente une analyse d’ensemble de la situation présente en Haïti.


Dans la nuit du 29 au 30 septembre, Port-au-Prince s’est réveillé sous les balles et les barricades des chimères [1] qui brandissaient leur principale revendication : le retour au pouvoir de l’ex-président Aristide pour qu’il termine son mandat et qu’il prépare les prochaines élections. Cette violence qui persiste encore s’est surtout cantonnée dans les quartiers populaires de Bel-Air, de Cité Soleil et de Martissant. Elle a déjà causé plus d’une centaine de morts et un chiffre encore plus important de blessés. L’opération dénommée « opération Bagdad » est censée être menée par un groupe qui s’autoproclame « Lame san tèt ». Cette bande de gens dont la grande majorité sont de jeunes défavorisés des deux sexes de 12 à 20 ans sont très lourdement armés et ont déjà décapité plusieurs personnes. Malgré les arrestations par les forces de l’ordre de plusieurs fortes personnalités très liées à Aristide et celles de nombreux « chimè », les turbulences ont continué à perturber le grand et le petit commerce, les activités des écoles, surtout celles logées dans ces quartiers à risque. La capitale vit une tension horrible, terrifiante, qui s’empare de tous ses habitants.

Le rôle du gouvernement de transition dans cette situation de terreur indiscriminée

Le pouvoir dirigé par un chef d’Etat semi-effacé, Boniface Alexandre, et un premier ministre omniprésent, Gérard Latortue, qui ne rate aucune occasion pour prendre la parole, porte les stigmates des conditions de l’occupation. Les deux premiers personnages de cet Etat mutilé par ses propres fils ont les poings et les pieds liés aux puissances occidentales qui les ont, soit directement nommés, soit de façon voilée, par le truchement d’un certain Conseil des sages méprisé par ce même pouvoir. La dette des nouveaux occupants du palais national et de la primature vis-à-vis de leurs bienfaiteurs a foiré tout l’espoir d’un peuple.
Deux grands événements ont, parmi tant d’autres, contribué à intensifier la déception presque générale : d’une part, les mesures d’urgence inadéquates et leur incapacité à gérer l’aide internationale pour courir au secours des victimes du cyclone Jeanne dans les départements du Nord, de l’Artibonite et du Nord-Ouest et, d’autre part, leur inefficacité à mater la terreur indiscriminée des partisans de l’ex-président. Le pouvoir s’est retrouvé paralysé du fait d’avoir sous-estimé la crise préparée par Arisitide, qui couvait dès le lendemain de son départ.

Dans cette perspective, la transition tarde à se faire vraiment sentir. En dehors des démarches entreprises pour permettre à un Conseil électoral provisoire (CEP) tourmenté par des luttes intestines, de préparer les prochaines élections et de transmettre le pouvoir aux nouveaux élus, la transition s’arrête là. Au niveau des faits quotidiens, la continuité prédomine sur tous les terrains.

Ces deux nouveaux arrivés, l’un tiré de son fauteuil de président de la Cour de Cassation et l’autre de sa villa de retraité des Nations unies à Boca Raton en Floride, n’ont pas eu la prévoyance ou la liberté permise de prendre les mesures décisives du moment : celles de désarmer les différents camps politiques, y compris ceux de l’opposition à Aristide. On se rappelle les tergiversations de la classe politique électoraliste et celles de la police relatives à ce sujet. Cette dernière n’a pas non plus profité de l’incertitude des chimères due aux premières heures de la chute de la dictature grandissante, de la brusque perte de leur soutien officiel et de leur crainte des soldats américains pour les neutraliser. Un tempo psychologique idéal perdu. On se contentait de leur demander de renoncer à la violence et de se convertir en démocrates pour participer à la reconstruction du pays.

En même temps, de petits employés sont révoqués au sein des appareils d’Etat et dans l’administration publique et autonome à cause de leur appartenance idéologique ou tout simplement opportuniste à Lavalas [2]. Parado-xalement, de hauts cadres y maintiennent leur place, même dans les champs sensibles de la diplomatie et du pouvoir judiciaire. Il faut « éviter toute chasse aux sorcières », dixit le pouvoir ! Des anciens membres de la garde présidentielle révoqués de manière équivoque sont cités parmi ceux qui sèment ou qui alimentent la terreur dans les rues de Port-au-Prince depuis le 30 septembre dernier. Les plus faibles d’esprit, ou peut-être les plus malins de cette catégorie sociale frustrée, tombée du jour au lendemain dans une insécurité de nature, cette fois-ci, organique, sont offerts sur un plateau d’or aux revenchards lavalassiens.

Le manque de courage du gouvernement pour trancher définitivement le dilemme des anciens militaires alimente aussi l’insécurité. Si dans leurs premières déclarations, certains ministres, comme le ministre de l’intérieur, l’ancien lieutenant-général Abraham, appuyaient la reconstitution de l’armée, Collin Powell, lui, allait dans le sens contraire. Depuis lors, les membres de cet ancien corps tortionnaire bénéficient d’un double statut. Officiellement, ils sont dépourvus de toute reconnaissance légale. Pourtant dans la réalité, ils sont plus que tolérés dans certains endroits du pays où ils prétendent soit seuls, soit de concert avec la police nationale ou avec la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti), « protéger et servir » la population. Certains signes indiqueraient qu’ils contribueraient clandestinement à fomenter les dernières violences pour montrer leur indispensable rôle dans la conjoncture. Malheureusement, de plus en plus de courants politiques de droite, de la social-démocratie amnésique et une certaine opinion des rues appuient le retour de ces forces armées d’Haïti. L’ambivalence des dirigeants haïtiens quant à réformer ce corps répressif est liée à leur totale dépendance des puissances tutrices.

La mission du gouvernement de transition

En février dernier, Haïti a servi de plate-forme aux présidents Bush et Chirac pour se rappeler leur mission impériale au-delà de leur approche contradictoire par rapport à la question de l’Irak. Ils ont imposé au peuple haïtien et à ceux du monde, parmi tant d’autres personnalités politiques, nos deux principaux dirigeants. Ces derniers qui n’avaient aucune participation active aux luttes anti-lavalassiennes qui embrassaient de plus en plus de classes et de couches sociales diverses, même celles qui se disaient ou que l’on croyait viscéralement attachées à Aristide. Les occupants ont visiblement pris en main le domaine de la sécurité publique et cédé au pouvoir la tâche civile et administrative de redresser l’économie à travers le Cadre de coopération intérimaire, divulgué sous le nom de CCI et d’organiser les élections. Celles-ci se sont transformées en panacée qui, aux yeux de la bourgeoisie internationale, guérit tous les maux de la démocratie. Haïti a joué aussi le rôle de laboratoire à la puissance émergente brésilienne qui a adopté dans cette circonstance une attitude de sous-impérialisme pour convaincre l’ONU de sa capacité à gérer des conflits mondiaux et à intégrer le Conseil de sécurité [3].

Ainsi, le désarmement des bandes pro-lavalassiennes et de divers autres secteurs politiques n’a-t-il pas connu un meilleur sort qu’en 1994 lors du retour d’Aristide. Les occupants ont sur ce désarmement pourtant indispensable à la stabilité sociale et politique du pays, une position qui ne répond pas forcément aux intérêts de la majorité de nos concitoyens et concitoyennes.

La MINUSTAH qui s’apparente davantage à un service d’observation, soulève la critique générale, même celle des partis politiques traditionnels qui ont accueilli l’occupation les bras ouverts. En même temps, un certain courant international qui répand l’idée qui gagne du poids, celle d’une Haïti chaotique et ingouvernable, s’acharne à le prouver. Un diplomate américain durant le coup d’Etat des militaires en 1994, Stanley Schragger, avait publiquement déclaré que l’Haïtien possède un chromosome en plus ou en moins.

La seule issue possible et rationnelle dans cette optique est une mise sous tutelle, au moins pour les 20 prochaines années, de cette grande et fière nation sortie des ornières de l’esclavage grâce exclusivement à la bravoure de ses fils. Le secrétaire général des Nations unies, M. Koffi Annan, l’avait suggéré lors des premières négociations qui préparaient cette nouvelle occupation postaristidienne. Déjà dans un article paru le 15 mars 2003 dans la revue montréalaise L’Actualité, intitulé « Haïti mise en tutelle par l’ONU », Michel Vastel a cité un propos de Denis Paradis alors secrétaire parlementaire du ministre des affaires étrangères John Manley du Canada : « Si les Canadiens traitent leurs animaux comme les autorités haïtiennes traitent leurs citoyens, on les mettrait en prison. »

Si au niveau des préparations des prochaines élections, le gouvernement exécute son mandat, au niveau économique, le constat diffère. Le mode d’emploi des dons et des crédits accordés à Haïti, qui correspond exactement aux méthodes des riches pour endetter et subjuguer les nations appauvries, aggrave notre situation socio-économique. La ventilation du milliard et de quelques millions de dollars du CCI en est un exemple frappant. La MINUSTAH, seulement pour la simple fourchette de juin à décembre, aspire plus de 250 millions de dollars de ce portefeuille. Une somme qui apporterait un nouveau souffle à cette police si elle était débarrassée des germes létaux inoculés à cette nouvelle institution créée par l’ex-président Aristide pour les besoins de sa cause. Sans verser dans un nationalisme béat, l’avenir pourra démontrer qu’elle est la seule force capable, à la suite d’une préparation adéquate, et en étroite collaboration avec le peuple qui lui fait confiance, de pénétrer les couloirs des bidonvilles pour mater les violences qui, en plus du prétexte politique, charrient des motivations diverses comme celles des narco-trafiquants. Loin de faire croire que tous ces millions de gens qui croupissent dans la misère sont des bandits et des criminels indomptables, la réduction du chômage, de l’analphabétisme et de l’inégalité sociale criante demeure la voie incontournable pour placer Haïti sur le rail d’un développement durable et renforcer le rôle positif de l’Etat. La bourgeoisie locale a toujours failli à cette tâche minimale. La débilité déjà trop longue du mouvement populaire, à cause de l’isolement presque total dans lequel sont, les unes par rapport aux autres, les multiples organisations populaires et autres forces sociales alternatives, le rend inapte à proposer à très court terme une alternative.

Les élections, enjeu principal de la période de transition

Les élections sont un enjeu de taille. Elles constituent le principal mandat de cette équipe dirigeante et leur réussite équivaudra à celle de ladite communauté internationale et, au moins à moyen terme, à la paralysie ou à la fin de la carrière politique définitive d’Aristide. Les élections en soi, cependant, ne suffiront pas pour y arriver. Il faudra que le gouvernement qui en sortira soit avisé et déterminé, en dehors du canon néolibéral, à attaquer à leurs racines « les causes de nos malheurs » comme dirait Edmond Paul. A l’inverse, l’échec de ces élections qui serait imputable aux erreurs de toutes sortes de cette équipe plutôt qu’à la popularité réelle ou supposée de l’ancien prêtre charismatique, renforcerait l’attente de ce dernier sur le terrain.
A travers tous les actes de terreur de ses partisans, Aristide s’inscrit comme le personnage incontournable au déroulement des prochaines élections. De plus en plus de doutes planent légitimement sur leur réalisation, cependant. La mobilité des chimères et leur connaissance du terrain les aideront à créer la panique et à se fondre tranquillement au sein de la population terrorisée qui, à cause de leur proximité géographique, a peur de les dénoncer. Cette politique se montre progressivement payante. Déjà une voix comme celle de M. Valdez, le représentant des Nations unies en Haïti, et les démarches entreprises par un émissaire spécial du gouvernement brésilien, préconisent le dialogue national. Dans leurs premières réactions, les politiciens qui escomptent isoler Aristide d’une aile de son parti qui l’a nommé son chef à vie, en évoquant la potentialité d’une certaine base saine de Lavalas, ont récusé cette proposition. La valeur et la faisabilité de celle-ci, dans la pratique, dépendra du poids que le pouvoir américain lui donnera. La classe politique traditionnelle a l’habitude de ces rebuffades, mais elle ne résiste pas longtemps au grand patron du Nord.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2765.
 Texte (français) envoyé par l’auteur et daté du 2 novembre 2004.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Gangs émanant des quartiers pauvres et se revendiquant de J.-B. Aristide.

[2Parti de l’ex-président Aristide.

[3Le Brésil assure le commandement des forces armées des Nations unies en Haïti.

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