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DIAL 3101

NICARAGUA - Vivre et travailler sur les navires de croisière du tourisme international, première partie

José Luis Rocha

lundi 5 avril 2010, par Dial

Ce texte de José Luis Rocha décrit la vie des ship-out nicaraguayens, ces jeunes femmes et jeunes hommes qui embarquent sur les navires de croisière avec des contrats de neuf mois. Les salaires offerts, beaucoup plus attractifs que ceux qu’ils peuvent espérer recevoir dans leur région d’origine, les poussent au départ. Cet article a été publié par le numéro 333 de la revue Envío (décembre 2009). La deuxième partie du texte est publiée dans le numéro de mai.


« Les étrangers qui voyagent à bord de navires de croisière et les personnes de la Côte qui embarquent sur ces navires de croisière pour les servir sont comme un livre. Et sur chaque page de chaque livre, il y a beaucoup d’histoires ». En voici quelques unes à lire.

« Mon parcours n’a rien de beau ni d’excellent. Il n’est pas laid non plus. Je suis parti à 17 ans. Je suis parti avec ma sœur et sans savoir que j’allais être embarqué. Ils m’ont entraîné ainsi, en criant : tu embarques ! Bon allons-y. Ce fut la fin de ma vie, la fin de ma jeunesse, parce que, lorsque tu grandis, tu te mets au niveau de personnes adultes, qui ont d’autres préoccupations que les tiennes. Et quand je suis arrivé au bateau, j’ai pensé : bienvenu en enfer… Mon histoire, comme je te le répète, est très longue. Je ne peux pas te la raconter. Je ne peux même pas te la résumer ». Voilà les paroles d’Álvaro Morgan, natif de Bluefields [1], âgé de 23 ans, embarqué en 1997 et débarqué huit mois après.

Poussés vers la mer, embarqués

« Je me suis embarquée en 2003 – me dit Jessica Gordon. Avant je travaillais ici, comme secrétaire. Dans la capitainerie du port, j’ai travaillé comme promotrice technique et ensuite je me suis embarquée. Je suis partie avant tout pour le salaire. Je trouvais du travail, mais les salaires étaient trop bas. Ici je gagnais seulement quelque deux mille córdobas. Je voulais aussi tenter l’expérience. J’ai fait ma demande d’entretien, je devais remplir des papiers, après ils te convoquent pour un entretien… et je me suis retrouvée embauchée. Voilà maintenant six ans que je travaille à la Royal Caribbean ».

Cheveux blancs, 53 ans, Harvey Bradford se rappelle ses sept ans d’embarqué – de 1980 à 1987 – comme son âge d’or : « Je suis parti à 24 ans sur un navire de croisière de la Commodore Cruise Line. J’ai adoré ce style de vie. Ce fut épatant. La meilleure expérience que puisse avoir un homme dans sa vie, c’est d’être embarqué. Il y avait une nourriture de qualité et l’occasion d’aller d’un endroit à l’autre. J’ai visité Río de Janeiro, Belém, l’Île de Naranjo, Salvador de Bahía, Recife et Fortaleza au Brésil, Philadelphie, Miami, Jackson Village, Free Port, Nassau, Cozumel, Grand Cayman, Haïti, la Jamaïque, la République dominicaine, les Îles Vierges, la Martinique, Trinité, Porto Rico, Cuba, l’Uruguay, Buenos Aires, le Chili et plusieurs ports d’Amérique centrale sur le Pacifique. Chaque semaine je communiquais avec des centaines de personnes ».

Alvaro, Jessica et Harvey font partie d’un genre de migrants-transhumants sur lesquels on a peu écrit, ni au Nicaragua ni ailleurs. Ils sont ou ont été les ship-out boys and girls – les embarqués – à propos desquels beaucoup disent : « Il n’y a pas de famille à Bluefields, Laguna de Perlas, Orinoco et El Bluff qui n’ait au moins un ship-out ». (Quand je l’entends en créole cela donne « chipotte »).

Depuis des décennies les compagnies de bateaux de croisière – et depuis beaucoup plus longtemps les cargos – viennent recruter des Nicaraguayens de la Côte Caraïbe. La facilité avec laquelle ils peuvent transformer leur anglais créole en un anglais standard a été leur grand avantage comparatif. Ils leur établissent un contrat de neuf mois d’affilée et leur accordent ensuite entre deux et trois mois de vacances. Ce sont des gens de mer. Des pirates et colons britanniques, ils ont hérité les noms que nous voyons aujourd’hui briller sur les plaques de leurs maisons : Hodgson, Downs, Bradford, Bacon, Bent, Miller, Myer, Gordon, McField, Green, Jones, Ferguson, Robinson, Williamson, Lawrie, Grandison, Briton, Nelson, Pitts, Cuthbert, Brautigam, Downes, Quinn, Bowden, Halford, Rigby, Brown, Copper, Dixon, Hooker, Taylor, Archbold, Thomson, Kingsman, Hawkins…

Comme le Morgan de Steinbeck dans Cup of gold (« La Coupe d’or »), ils veulent dépasser leur horizon limité, quotidien, rompre avec leurs routines, fuir le lieu où « année après année, on engrange les récoltes et les vaches lèchent leur veau ; année après année on tue le cochon et on fume les jambons. Le printemps arrive, certes, mais il ne se passe rien ». La stagnation de l’économie familiale, la conviction que les titres universitaires sont dévalués et ne signifient rien sur l’étroit marché du travail de la Côte, les poussent vers la mer. Filles et garçons se lancent et naviguent parce qu’ils refusent de devenir ces déchets humains si bien décrits par le sociologue polonais, émigrant lui-même, Zygmunt Bauman.

Un excellent gisement de main-d’œuvre

Les compagnies de bateaux de croisière, depuis des décennies, recrutent garçons et filles de la Côte. Elles préfèrent les jeunes, à qui elles offrent du travail comme serveurs de restaurant, femmes de chambre, barmen, femmes de ménage. Elles les engagent pour leur maîtrise de l’anglais et de l’espagnol, pour leur capacité à fournir un effort physique et pour leur « disponibilité » à rester éloignés de leur famille.

Les navires de croisières sont apparus comme une opportunité qui étend les possibilités de travailler en un lieu au-delà des frontières, de la terre ferme et du continent. La terre nullement ferme – assez marécageuse, en réalité – de l’économie nationale n’offre pas de quoi vivre. Les ship-out doivent regarder et nager plus loin. Les habitants devenus invisibles de la côte du Guatemala, les Caracoles et Caracolas honduriens, les Créoles, Miskitos et Garífunas nicaraguayens sont un excellent gisement de main-d’œuvre pour les plus prestigieuses compagnies de navigation.

La Royal Caribbean et la Norvegian Cruise Line sont les plus agressives dans leur recrutement. Leurs itinéraires sont très cosmopolites, et il en va de même pour leurs équipages. La Royal Caribbean voyage de la Méditerranée à l’Alaska. Son navire de croisière Rhapsody of the Seas évolue aux environs d’Hawaï. Le Legend et le Brillance of the seas vont jusqu’en Chine. Le Splendour et le Vision of the Seas naviguent dans les eaux de la Méditerranée : Venise, Istanbul et autres villes légendaires figurent sur leur route. Les garçons et les filles de Bluefields qui travaillent pour la Norvegian Cruise Line ont voyagé à bord du Crown, du Dawn, du Dream, du Majesty, du Spirit et du Pride of America.

Sur le dos, avec les mains et au rythme des pieds des ship-out des Caraïbes et d’autres régions du globe, la Royal Caribbean a édifié une fortune et elle peut maintenant proclamer orgueilleusement le lancement à Miami du navire de croisière le plus grand du monde : l’Oasis of the Seas, un navire de 360 mètres de long, capable d’accueillir 5 400 passagers dans ses 2 700 cabines. Pour le moment, il est destiné aux seules Caraïbes, mais l’orgueilleux président de la compagnie, Adam Goldstein, a annoncé qu’à moyen terme ce navire s’aventurera dans les eaux de la Méditerranée.

Le tourisme officiel parie sur les navires de croisière

Toute la fanfaronnade autour de l’Oasis of the Seas et les 1 400 millions de dollars engloutis dans sa construction et ses aménagements ne peuvent cacher le coup que la crise économique mondiale assène sur les finances de la Royal Caribbean. Ses bénéfices ont chuté de 72% dans les neuf premiers mois de 2009. Son chiffre d’affaires a baissé de 10%, descendant à 1 763 millions de dollars, de sorte que son bénéfice net – de 230,4 millions de dollars (1,07 dollars par action) – a été très inférieur au bénéfice de 411,9 millions de dollars (1,92 dollar par action) pour la même période en 2008 À la fin de 2009, la Royal Caribbean espère un gain de 70 à 80% par action. Ces réalités et ces prévisions ont réduit de 5 cents la valeur de chaque action, montant relativement considérable sur des actions cotées à 19,28 dollars.

Faisant abstraction des signes des temps et des coups de roulis à Wall Street, les fonctionnaires de l’Institut nicaraguayen de tourisme (INTUR) continuent à parier sur le lustre et la splendeur des navires de croisière. Mario Salinas, directeur de l’INTUR, a prévu l’accostage au Nicaragua de 21 navires de croisière durant la période 2009-2010, un vrai record dans les ports du Pacifique nicaraguayen. Salinas a estimé que les navires de croisière transporteraient 91 885 touristes et génèreraient 2 324 000 dollars. Chargés de miroirs, de colifichets et de milliers de dollars, les 1 916 touristes – en provenance des États-Unis, du Canada et du Panamá – qui voyageaient sur le Zuiderdam, sont arrivés dans les premiers jours d’octobre et furent reçus sur le quai de Corinthe par le Président de l’Entreprise nationale des ports, Virgilio Silva, par des fonctionnaires de l’INTUR et par Enrique Saravia, maire de Corinthe. Au cours de la cérémonie de bienvenue, entre musique et danses folkloriques, le président-directeur de l’Entreprise nationale des ports remit une plaque de reconnaissance au capitaine du Zuiderdam.

Un impressionnant cortège et un pompeux cérémonial, puisqu’il s’agissait des fonctionnaires d’un gouvernement, celui du Nicaragua, dont le vice-chancelier considère la Hollande comme un pays de poche et dont le Président [2] considère dédaigneusement la coopération des pays européens comme des « miettes ». L’INTUR soutient que de chaque bateau descendent quelque 700 touristes, pour visiter les villes environnantes, et que chacun dépense une moyenne de 60 à 70 dollars en nourriture, « miettes » qui paraissent plus appréciables pour l’actuel gouvernement.

Mieux vaut être embarqué que diplômé

Cette histoire a une autre facette, la facette de ceux d’en bas, celle de ceux qui nettoient, servent, astiquent, chargent, portent et apportent. Durant des décennies, le chargé du recrutement pour la Royal Caribbean à Bluefields a été Wade Hawkins. Son nom était prononcé « ouédi »ou même « ouedí » et jamais « oueid ».

Mister Hawkins arriva à recruter jusqu’à 400 jeunes chaque année. À lui seul, il en a sans doute recrutés plus de 8 000. Si à ces derniers nous ajoutons les recrutés à Puerto Cabezas et la masse des travailleurs de la Norvegian Cruise Line, le chiffre explose. Cela signifierait-il – déduction faite des désertions, renvois et retraites - qu’il y a plus de 5 000 habitants de la Côte embarqués ? C’est possible. Il peut même y en avoir davantage. Quelques-uns des ship-out assurent qu’un bateau comptant 1200 employés peut avoir jusqu’à 300 Nicaraguayens originaires de Bluefields, El Bluff, Laguna de Perlas, Orinoco, Corn Island et Puerto Cabezas.

En 2006 le volume des recrutés a chuté : la Royal Caribbean a réduit son quota à 150 nouveaux contrats par an. Deux éléments ont provoqué le déclin. Du côté de l’offre de main-d’œuvre, la disponibilité croissante de Philippins et de Grecs acceptant de se contenter de salaires plus modestes. Du côté de la demande, la Royal Caribbean est devenue plus stricte dans sa sélection de Centroaméricains en raison de leur propension à intenter des procès à la compagnie pour réclamer des millions au titre de présumés accidents du travail.

Le recrutement continue. Il promet des ascensions vertigineuses : de cleaners à pool supervisors. La preuve de cette opportunité de gravir l’échelle est le fait que tous ceux qui ont derrière eux 20 ou 30 ans sur les navires travaillent comme surveillants de piscines. Ce qui intéresse l’entreprise, c’est la maîtrise de l’anglais. Peu lui importe que les recrues aient ou non le baccalauréat ou un cursus universitaire ; elle émet ainsi un signal sur le marché du travail qui éteint l’envie d’étudier.

C’est ainsi que le perçoit Jessica Clarence, de Bluefields, 30 ans, embarquée et débarquée : « Moi je travaille actuellement avec des jeunes. Mon rôle est d’écouter, surtout ceux de race noire. Je leur demande : qu’est-ce que vous voulez étudier ? Ils ont maintenant deux universités à Bluefields. Chaque jour il y a davantage d’options de carrières et ils n’ont pas besoin d’aller sur la côte Pacifique. Mais ils me disent : Je ne cherche pas à être diplômé en vue d’une carrière quelconque, car après mes études secondaires, je m’embarque, parce que là est l’argent. Voilà leur vision : terminer le secondaire et s’embarquer. Pourquoi vais-je étudier ? À quoi me sert d’étudier ? En fin de compte, je termine comment ici ? Conduisant un taxi, ce qui ne me rapporte rien. Et la mentalité des filles, la voilà : j’étudie, je m’habille bien et je cherche un embarqué qui m’entretienne. C’est une mentalité tellement… que souvent tu as envie de les étrangler ! Mais c’est cela la réalité actuelle, tout au moins pour ceux de ma race. Va dans les salles de cours de l’université et compte combien de Noirs il y a dans les sections. La majorité est métisse. Et si tu trouves des Noirs, ce sont des femmes. Les garçons n’aspirent pas à se dépasser, à se former à une profession. Le dépassement qu’ils lorgnent, c’est d’être embarqué.

« J’ai perdu tout mon temps sur ce bateau »

Avec un pragmatisme évident, Anel Howard exprime la logique des embarqués : « Là où je suis, j’ai vu des professeurs et même une fille qui avait travaillé au guichet d’une banque ». Le poste qu’il occupe n’est pas une profession. Il travaille en cuisine à laver des ustensiles, mais il gagne le triple de ce qu’il gagnerait à Bluefields. Il se moque bien de l’éducation. « J’ai arrêté les études pour la même raison. Car j’ai deux voisins qui ont passé presque dix ans à étudier à la BICU [Bluefields Indian and Creole University] et ils ont plus d’un métier, mais je gagne plus qu’eux. C’est pourquoi les gens se moquent bien de l’éducation. Ils veulent seulement savoir lire et écrire, comprendre, puis ils quittent le pays pour chercher du travail ».

Le bilan final, cependant, peut être négatif. Ce que l’on obtient ne compense pas ce que l’on abandonne, d’après l’expérience de Victor Bacon : « J’ai passé tant d’années à étudier… pour après partir sur un bateau. J’ai obtenu un diplôme en administration d’entreprises. Et quand j’ai été administrateur diplômé, je n’ai pas eu d’autre choix que d’embarquer : cinq ans de perdus. Toutes mes connaissances ne m’ont servi à rien. Là, j’ai perdu tout mon temps, j’ai perdu ma vie de famille et mes amis, je n’ai pas profité de ma jeunesse. Tu laisses tout derrière toi, et tu perds tout cela ».

Wilbert Gordon, 26 ans, décida d’embarquer après avoir observé les signaux du marché : « Je pense qu’étudier ne sert à rien. La famille investit et après tu te retrouves sans rien. Les gouvernements locaux ne font rien ici et ne peuvent rien faire. Ici, il n’y a rien pour les jeunes. Même s’il y avait des universités publiques favorisant les jeunes, il faudrait qu’à la sortie de l’université tu aies accès à un travail sûr, que l’on donne un bon salaire, une paye digne pour les jeunes. J’ai beau chercher ici, je ne trouve rien. Tant que l’on n’offrira pas aux jeunes des opportunités, ils continueront à s’embarquer.

Le même Wilbert Gordon a constaté, sur le navire à bord duquel il travaillait, les conséquences du manque d’études : « Il y a des jeunes gens qui postulent alors qu’ils n’ont même pas suivi les cours de la première année du secondaire. C’est la seule opportunité qu’ils avaient. On leur a donné leur chance et ils ont embarqué. Mais ils font pitié parfois parce qu’ils ne savent même pas écrire leur nom. Ils l’écrivent mais doivent passer une demi-heure à repasser les lettres. Il ne s’agit pas seulement de gens du Nicaragua, il y en a de Colombie, de San Andrés et d’autres îles des Caraïbes ».

Aucun des interviewés, garçon ou fille, n’a eu de formation préliminaire. Leur baptême du feu a lieu sur le bateau même, où les rares opportunités de formation qui se présentent sont calculées en fonction des seuls intérêts de la compagnie. « Je connais l’expérience d’un ami, raconte Wilbert Gordon. Un chef s’occupait de sa promotion et mon ami a demandé à recevoir une formation plus approfondie. On lui a donné une opportunité à Miami pour qu’il apprenne ce qui a trait au traitement des ordures. C’est-à-dire qu’il n’allait pas là-bas pour étudier ni pour obtenir un diplôme, mais seulement pour apprendre quelque chose au profit de la compagnie. Eux ne te donnent pas l’occasion de progresser ou d’être quelque chose dans la vie, ils te donnent seulement les opportunités qui sont axées sur leur propre profit. Je crois que ce n’est pas une opportunité, parce que s’ils te congédient et que tu postules ailleurs, tu reviens au point de départ ».

Le livre, très savoureux et coloré, de Deborah Robb Taylor, The Times and Life of Bluefields (« Époques et vie de Bluefields »), présenté comme un dialogue intergénérationnel, déplore la migration des natifs de Bluefields, qualifiée de fuite des cerveaux, et présente l’éducation comme un investissement pour promouvoir la migration. Les arguments ne lui manquent pas. Pourtant, il est certain que le bateau est aussi une école de cosmopolitisme…

« J’ai connu des gens qui ne s’attendaient pas à me connaître et j’ai beaucoup appris »

« Être sur un bateau c’est comme être dans un collège parce que tu apprends des choses, me dit Ludwig Wilson, jeune homme de Bluefields de 24 ans. J’ai des amis qui parlent d’autres langues et ils me les enseignent. Ils m’apprennent d’autres choses, ce qu’ils font, leurs cultures, leurs traditions. J’apprends d’eux et ils apprennent de moi. »

Voyage après voyage, un regard cosmopolite a enrichi peu à peu la perception du monde des ship-out : Leur ouverture aux étrangers, la conscience que les choses peuvent être et se faire de manières différentes, l’apprentissage d’autres langues, la diversité des paramètres de comparaison et l’orgueil de maîtriser deux langues et d’avoir vu Paris, Venise, Rome, Barcelone, Acapulco, la Russie, l’Australie, Amsterdam, Río de Janeiro, Philadelphie, Les Bermudes, l’Afrique, New-York… Quelques autres bénéfices de cet ordre sont recensés par Wilbert Gordon : « J’ai appris beaucoup de choses : j’ai appris à communiquer avec les gens, avec les jeunes, comment m’exprimer face à eux, le respect, la camaraderie, à pouvoir survivre sans ta maman et sans ta famille, parce que tu vas connaître des gens de 76 pays du monde. Sur ces bateaux, il y a des gens qui parlent différentes langues : il faut t’habituer à vivre ensemble. J’ai eu beaucoup d’amis originaires de l’Inde. Mes amis n’ont jamais été nicaraguayens ni caribéens, mais colombiens, chiliens, asiatiques ».

Quelques-uns gagnent la liberté que suppose le dépassement de la xénophobie, de cette volonté de ségrégation – parfois d’auto-ségrégation –, qui empêche de se lier et d’apprécier ceux qui sont différents. Victor Bacon a vécu cette expérience : « Des gens qui ne me connaissaient pas ou qui ne se seraient jamais attendu à me voir, qui étaient philippins, ont été ceux qui m’ont apporté leur aide. Pour moi, ce sont les gens les meilleurs du monde. Ils ne m’auraient jamais laissé mourir, pourtant je n’étais ni de leur sang ni rien du tout ». Harvey Bradford corrobore cette appréciation, mais il l’étend à tous les Asiatiques : « Asians are the best people to work with » [« Les Asiatiques sont les meilleurs collègues de travail »].

Jessica Downs valorise surtout le monde de relations qui s’est ouvert pour elle : « J’ai établi des liens avec des filles d’autres pays et ça c’est très bien passé. J’ai des amis de la Jamaïque, de Roumanie…Et comme on change ! On échange des idées et jusqu’à la nourriture parce que tout est différent. Je n’ai pas à me plaindre, car la cabine où je vis est pour deux personnes, et finalement je me suis mieux entendue avec des gens d’ailleurs qu’avec mes compatriotes ». L’ouverture à l’étranger a aidé beaucoup de ship-out à se dépouiller de leur chauvinisme et non seulement ils tolèrent et respectent les différences, mais ils les apprécient et les vantent. Voilà déjà des décennies que les ship-out ont initié leur processus de globalisation avant la lettre [en français dans le texte].

Les dures contraintes de la ville flottante

Le prix à payer pour cette globalisation se calcule en travail sonnant et trébuchant. « J’ai vécu une autre expérience, se souvient Wilbert Gordon. Ce n’est pas la même chose d’être à terre et là-bas. Là-bas, en mer, tu ne vois pas le soleil. Tu passes 24 heures à travailler dans cette ville flottante ». Une fois embarqués, les ship-out ont à peine le temps de respirer. Ils travaillent plus de 10 heures par jour. À ces horaires ordinaires ils ajoutent des heures supplémentaires afin d’arriver à une paye décente. La dépense d’énergie est continuelle et les droits du travail sont réduits au minimum. Les femmes enceintes et les malades ne reçoivent aucun subside. Les victimes d’accidents reçoivent une indemnisation relativement symbolique ou, en tout cas, non conforme à la législation en vigueur.

Il n’y a aucune garantie de continuité. Les contrats ne vont jamais au-delà des neuf mois. Les compagnies se réservent le droit de renouveler ou non le contrat des ship-out après leurs « vacances », qui sont en réalité un subterfuge pour échapper aux obligations patronales liées à un contrat permanent. La temporalité du ship-out, bien qu’il appartienne à un groupe qui touche du doigt la globalisation et atteint un niveau de gain bien supérieur à la moyenne des Nicaraguayens, ne le libère pas des chaînes que traînent les migrants : tâches en dessous de leur niveau de préparation, violation des droits de base du travail, instabilité de l’emploi, éloignement de la famille – qui parfois devient désintégration familiale – et discrimination avec connotations racistes.

Toujours sur la brèche pour satisfaire les clients

Le témoignage d’un ship-out qui a demandé à être identifié comme « Advisor » (« conseiller ») a révélé bien des pénuries dont on souffre dans la ville flottante. Advisor a gravi rapidement les échelons, passant en seulement six mois de hotel cleaner (homme de ménage) à room service attendant (garçon d’étage) puis à pool supervisor(surveillant de piscine). Advisor a consacré 12 de ses 39 ans à travailler sur les navires de croisière de la Royal Caribbean et a été le témoin de l’assaut du capital contre la main d’œuvre.

La compagnie n’a jamais été très généreuse quant aux salaires. Entre 1997et 2001, la majeure partie des revenus venait des heures supplémentaires. Qui ne faisait pas d’heures supplémentaires se condamnait à une paye en dessous du seuil de survie. Après l’attaque terroriste du 11 septembre, les conditions ont empiré. Les revenus ont commencé à dépendre essentiellement des fluctuants et hasardeux pourboires donnés par les clients. La compagnie prit aussi prétexte des attentats contre les Tours jumelles pour supprimer les 280 dollars habituellement accordés aux travailleurs pour leurs vacances. Mais le fait de dépendre des pourboires est comme jouer à la roulette. « Je sais ce que je dois faire, explique Advisor, pour satisfaire les clients. Mais quelques-uns sont peu sympathiques. Et nous ne pouvons rien leur demander. Nous, nous ne pouvons qu’être aimables, et cela dépend de ta personnalité. Il faut être sympathique, professionnel et humble. Tu ne dois pas attendre que ton client te demande de le faire. C’est toi qui dois charger ses bagages. Si tu fais une erreur, tu t’en vas. Ils m’utilisent pour leurs affaires et je dois répondre à leurs attentes. On reçoit habituellement 3,5 dollars par passager et par jour, mais souvent tu ne reçois rien ».

Après chaque période de vacances, les ship-out doivent payer le billet de retour au bateau : par exemple de Miami à Barcelone. Ils doivent payer billet, hébergement et alimentation dans des villes coûteuses jusqu’au départ du navire. Mais le pire arrive les jours d’embarquement et de débarquement. Ils doivent préparer les chambres en un temps record, un exploit impossible à réaliser sans l’engagement de personnel auxiliaire, qui est finalement payé de la poche des room service attendants. Le jour de l’embarquement, Advisor paie 120 dollars à une personne qu’il charge de mettre de la glace dans les chambres et de les nettoyer. Autrement il n’aurait pas les chambres prêtes pour 13h pile. Tous les 11 jours il dépense 110 dollars pour payer ses collaborateurs. « Comme je suis responsable du transport des valises, explique-t-il, je dois donner 20 dollars à un bagagiste quand je n’ai pas le temps de porter moi-même tous les bagages dans les chambres ».

La deuxième partie est publiée dans le numéro de mai.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3101.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Envío, n° 333, décembre 2009.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française ([Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Bluefields est la capitale de la Région autonome de l’Atlantique Sud, dans le sud-est du pays. Du fait de la présence historique des Anglais dans la région, 85% de ses habitants sont bilingues : ils parlent l’espagnol et l’anglais créole.

[2Daniel Ortega.

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