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DIAL 2302

CUBA - Quand l’église regarde Cuba

mercredi 16 juin 1999, mis en ligne par Dial

Le présent dossier contient trois documents sur Cuba tel qu’il est vu par certains membres de l’Église catholique, notamment plusieurs évêques. Le premier rappelle, de façon synthétique, quelques données historiques de base. Le second exprime le point de vue d’évêques latino-américains réunis à Cuba en février 1999 lors d’une réunion du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM). Le troisième, d’un style entièrement différent, est l’œuvre de Pedro Casaldáliga, à la fois poète et évêque de São Felix de Araguaia (Brésil). Alors que, de ce côté-ci de l’Océan, la presse ne parle plus guère de Cuba que pour dénoncer, à juste titre, certains durcissements du régime en place en matière de liberté, le prestige de Fidel Castro reste considérable en Amérique latine, y compris chez beaucoup de gens qui restent très critiques vis-à-vis de son régime. C’est que Fidel symbolise envers et contre tout la résistance infatigable au grand voisin du Nord qui a toujours considéré l’Amérique latine comme une chasse gardée où rien ne doit se produire qui puisse porter de l’ombre à ses intérêts. Que le plus petit reste pratiquement le seul à s’opposer au plus grand, voilà qui suscite l’admiration. De plus, dans un continent soumis à une vague néolibérale implacable, Cuba continue de symboliser, sinon une alternative, du moins la tentative de maintenir une brèche, alors même que l’aventure est jugée fort imparfaite, voire même désespérée. Enfin, par ses réussites en matière de santé et d’éducation, Cuba reste aujourd’hui en tête des pays pauvres pour son bon indice en matière de « développement humain », selon le classement effectué par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Seule la prise en compte de la totalité de ces éléments - positifs et négatifs - peut expliquer que le langage de tant de Latino-Américains - et parmi eux celui de nombreux évêques - ne se limite pas à un point de vue négatif comme c’est souvent le cas de côté-ci de l’Océan. Les documents ci-dessous ont été publiés par Cencos-Iglesias, avril 1999 (Mexique).


L’Église et la Révolution à Cuba : de 1959 à 1995

Depuis 1959, le gouvernement des États-Unis considère Cuba comme une menace, et depuis lors il a essayé par tous les moyens de renverser le gouvernement de Fidel Castro Ruz.

La dernière offensive a été l’approbation de la loi Helms-Burton, dans le but de renforcer le siège économique imposé depuis plus de trois décennies : des sanctions sont prévues contre les pays tiers faisant du commerce avec l’île, les bateaux accostant dans ses ports et les entreprises de tous pays implantant des succursales, ce qui bafoue la liberté du commerce.

À cela s’ajoute le harcèlement politique, puisque le gouvernement des États-Unis s’engage à aider les individus et les organisations non gouvernementales qui veulent un changement démocratique non violent dans l’île.

Malgré tout, la Révolution résiste, et bien que Fidel Castro occupe le centre d’un système bureaucratique qui impose l’obéissance, - un système qui est apparu quand la Révolution n’eut pas d’autre solution que de se fermer pour se défendre contre l’agression des États-Unis -, il est considéré comme un symbole de dignité nationale et même de dignité latino-américaine. Le peuple fait confiance à sa probité et à son courage moral pour assumer les erreurs qu’il commet.

Au milieu de ces événements, le rôle joué par l’Église catholique ne manque pas d’être méritoire : pendant 36 ans, elle a essayé de se rénover sans perdre son identité et elle est restée proche du peuple, dans une attitude de service et de disponibilité. Elle a donné des réponses pastorales sages, prudentes, honnêtes, critiques, sereines, clairvoyantes, politiques, etc., en prenant en compte le contexte social, politique et économique du pays. Des réponses qui en leur temps produisirent des conséquences et, simultanément, de nouveaux défis dans la façon de s’exprimer et de vivre la foi.

À partir de la chute du bloc des pays socialistes (1989), la Révolution traverse une de ses pires crises internes, à cause des mesures économiques prises pour remédier à la situation et de quelques secteurs révolutionnaires qui veulent des changements dans les structures de pouvoir existantes. Cependant, ces secteurs ne veulent pas un modèle imposé de l’extérieur, préfabriqué, attaché au néolibéralisme, mais un modèle qui naisse des buts atteints par la Révolution.

Ces dernières années, l’Église a repris de la vitalité, on constate une augmentation des religieuses et - à moindre échelle - des prêtres qui sont venus dans le pays, un accroissement des vocations masculines et féminines, la promotion du diaconat permanent, etc. Ce qui est frappant aussi, c’est l’augmentation des baptêmes d’enfants, de jeunes et de couples adultes, ainsi que les relations de fraternité que l’on observe entre évêques, prêtres et laïcs.

Quant au travail des évêques, il a été très riche, surtout parce qu’ils ont appris à connaître leurs brebis et ont essayé de répondre aux besoins et aux urgences du moment. Un autre mérite particulier de la hiérarchie [catholique] cubaine est qu’elle a rendu visible l’unité de l’Église et a réussi à se caractériser par sa proximité avec les fidèles, l’accueil fraternel, la simplicité, la délicatesse, l’intelligence et le don de plaire.

En 36 ans de gouvernement socialiste, on peut distinguer six événements qui ont produit des changements importants dans l’activité de l’Église catholique cubaine, trois de type politique et trois de type religieux.

A. Les événements de type politique

1. Le début d’une utopie (1959)

Pour la majorité du peuple cubain, la Révolution a marqué un changement socio-politique positif de grande ampleur et la possibilité de participer directement à la transformation de son histoire. L’étape révolutionnaire commence le 1er janvier 1959, vue d’un bon œil par la hiérarchie même si elle n’était pas préparée ni en condition pour assumer ce processus social. Cependant, pendant la lutte révolutionnaire, l’influence de l’Église catholique a été décisive dans la formation de la conscience de nombreux jeunes, hommes et femmes qui se sont dressés contre la tyrannie de Fulgencio Batista.

Des évêques, celui de Santiago de Cuba - Mgr Enrique Pérez Serantes -, celui de Matanzas - Mgr Evelio Díaz - ont appuyé publiquement les premières réformes socio-économiques mises en place par la Révolution, parmi lesquelles on peut mentionner : l’amélioration du niveau de vie de la majorité de la population, l’uniformité des prix et la réduction du coût des loyers, la baisse des tarifs de l’électricité, du téléphone et des médicaments, des hausses de salaires dans diverses branches, la baisse des intérêts des hypothèques, la création de nouvelles sources d’emplois, la promotion de l’industrie, l’alphabétisation de plus du quart de la population adulte et la réforme agraire.

Il existait une autre tendance contraire et craintive, dans laquelle on trouve l’évêque de Camagüey - Carlos Riu Anglés -, et l’évêque de Cienfuegos - Eduardo Martínez Dalmau - qui abandonna l’île quelques semaines après le triomphe de la Révolution. Dans ce groupe, on trouve une grande partie de la population catholique, beaucoup de prêtres en majorité espagnols et des membres de congrégations féminines.

2. La proclamation de la Constitu-tion de la République (1976)

La Constitution garantit la liberté de culte. Cette législation donne à l’Église une certaine garantie pour pouvoir exister et exprimer librement sa foi. Bien que la propagande et les pressions se maintiennent, l’Église se manifeste face à des événements déterminés, une attitude qui l’a maintenue proche du peuple et a rendu possible à l’intérieur de l’Église une réflexion sur la pastorale développée pendant cette période.

3. La chute du bloc socialiste (1989)

Elle a eu un effet immédiat sur le système socio-économique de Cuba, en créant une profonde crise économique qui s’est répercutée dans l’expression et la pratique de la foi des chrétiens. Cette situation fait que les agents de la pastorale adoptent des modèles pastoraux qui répondent à la demande religieuse des Cubains. Cependant, devant l’afflux de fidèles, ils restent dans le rituel et donnent les sacrements sans évangéliser suffisamment.

B. Les événements de type religieux

1. Le concile Vatican II (1962-1965)

Il s’agit d’une date symbolique, car le Concile Vatican II est arrivé tard à Cuba. Cependant, le plus significatif de cette étape est le rôle réconciliateur joué par le nonce apostolique Cesare Zachi et les changements réalisés par Mgr Carlos Manuel de Céspedes Garcías Menocal, au grand séminaire de La Havane.

2. Conférence de Medellín (1968)

La préparation, puis la réalisation de Medellín a donné à l’Église cubaine l’occasion d’approfondir son travail pastoral et de découvrir les défis qu’elle devait affronter, notamment la nécessité d’entrer en dialogue avec le monde, surtout avec l’Amérique latine. L’Église redécouvre les acquis de la Révolution et commence à dialoguer occasionnellement avec les autorités gouvernementales. Cette attitude des évêques irrite les catholiques les plus réticents à la Révolution dans le pays et à l’extérieur, qui préféreraient une Église rigide et à l’écart de toute activité « politique ».

3. La rencontre nationale ecclésiale cubaine (ENEC), 17-23 février 1986

L’ENEC a constitué pour l’Église une authentique Pentecôte, un temps privilégié pour s’évaluer, s’autocritiquer pour dépasser le capitalisme et se projeter dans l’avenir. On rêve d’une Église pluraliste, pauvre, au service du peuple, incarnée et ouverte au dialogue.

Conclusion

Devant l’accroissement des fidèles et depuis la visite historique de Jean-Paul II, l’Église catholique se trouve dans une conjoncture privilégiée à laquelle elle doit répondre avec sagesse pour illuminer la vie des fidèles et les engager dans son histoire. Il ne s’agit pas seulement de donner sens à la vie en ces moments de résistance mais de l’ordonner selon la volonté de Dieu.

L’Église cubaine, aujourd’hui, a l’occasion de revenir à ses origines, de se laisser transformer et diriger par l’Esprit du Ressuscité, de s’ouvrir au monde et de dépasser les dogmatismes, les incompatibilités, les particularismes, les fanatismes, l’étroitesse d’esprit et les peurs et de répondre avec audace, prophétisme et fidélité aux signes des temps.

C’est une conjoncture privilégiée parce que, face au manque d’utopie, de tolérance et de pluralisme, l’Église catholique peut démontrer au monde que l’unité entre chrétiens et athées peut être possible si un dialogue sincère et prudent est entamé, si on évite le fanatisme et l’intolérance. Ce que seule une foi adulte et responsable peut apporter.


XXVIIème Réunion interaméricaine des évêques à Cuba (14-17 février 1999)

La réunion interaméricaine des évêques, qui a rassemblé 5 cardinaux et 25 évêques de la région, s’est ouverte le 14 février avec une célébration eucharistique, présidée par le cardinal Jaime Ortega y Alamino, archevêque de La Havane. La rencontre eut pour objectif de faire une évaluation pastorale de la première année depuis la visite du pape Jean-Paul II à Cuba et de l’application de l’Église en Amérique1 à la réalité continentale. La séance de clôture de la rencontre épiscopale a eu lieu dans la paroisse de Corpus Christi avec une autre célébration eucharistique présidée par l’archevêque de La Havane. La veille, les évêques participants avaient visité 19 paroisses de la capitale où ils célébrèrent chacun une messe et entrèrent en contact avec les membres de la communauté ecclésiale.

Pour conclure la réunion interaméricaine, le président de la Conférence des évêques catholiques cubains (COCC), Mgr Adolfo Rodríguez, a déclaré que l’Église vit dans une atmosphère de grand optimisme « parce que, après la visite du pape, il est remarquable qu’une grande sensibilité se soit éveillée parmi les Cubains pour redécouvrir le sentiment de foi qui existe toujours dans le peuple. »

De son côté, le président du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM), Mgr Oscar Rodríguez Maradiaga, a noté que « nous avons pu écouter ces pas positifs dans la vie de l’Église à Cuba et on nous a exposé les besoins actuels. » L’archevêque de Boston, le cardinal Bernard Law, a signalé pour sa part que, après la visite du pape à Cuba, « il y a des changements positifs dans la vie de l’Église, dans la société et aussi dans les relations entre les autorités du gouvernement cubain et l’Église locale. »

Il a fait remarquer que les évêques américains ont essayé de vivre une communion « plus forte, plus vive et au service de la solidarité humaine » et a affirmé qu’à Cuba il y a toujours des occasions pour un dialogue plus important et pour améliorer les choses. « J’ai une grande espérance dans l’avenir du peuple et de l’Église à Cuba », a-t-il ajouté.

Le cardinal Law a également rappelé l’opposition des évêques nord-américains au blocus économique imposé à Cuba par son pays. « Nous sommes convaincus que l’embargo est immoral et que nous devons changer cette situation, comme nous l’avons dit aujourd’hui, dans cette réunion, et il en sortira un appui plus fort pour changer cette politique entre des pays qui sont voisins, non ennemis ; nous devons nous unir dans la solidarité pour construire un avenir meilleur pour tous sur le continent. »

Mgr Oscar Rodríguez, de son côté, a mis l’accent sur les besoins de l’Église à Cuba comme « le manque de locaux pour célébrer les messes, pratiquer la catéchèse et favoriser des œuvres d’assistance humanitaire », et il a souligné que les Conférences des évêques des États-Unis, du Canada et d’autres pays d’Amérique latine sont prêtes à aider économiquement pour l’édification de nouvelles églises, chaque fois que le gouvernement de l’île donnera son autorisation.

Le cardinal Lucas Moreira Neves, préfet de la Congrégation pour les évêques et président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine, a fait savoir qu’on cherchera à envoyer des missionnaires et des prêtres latino-américains dans l’île pour aider à poursuivre l’œuvre d’évangélisation.

« Cuba a besoin de missionnaires et de prêtres venus d’autres pays pour appuyer l’Église cubaine, dont la mission prioritaire est de prêcher l’Évangile », a affirmé le cardinal Moreira Neves pendant sa participation à la dernière journée.

Église-État

Au sujet des relations avec l’État à Cuba, Mgr Rodríguez Maradiaga a expliqué que « même si les relations entre le gouvernement et l’Église de Cuba ont considérablement avancé à la suite de la visite du pape Jean-Paul II il y a un an, il est nécessaire de continuer le dialogue pour régulariser totalement la fonction ecclésiale dans ce pays. »

L’archevêque a indiqué que si le gouvernement a bien donné son autorisation pour que des prêtres et religieuses d’autres pays puissent travailler à Cuba pour l’évangélisation, parmi les thèmes en suspens dans le programme Église-État, il y a la restauration, la restructuration et la construction d’églises catholiques. Beaucoup d’églises devinrent des administrations publiques, des magasins ou autres choses.


Déclaration d’amour à la Révolution totale de Cuba

Pedro Casaldáliga

Moi, évêque de gauche, poète d’occasion, venu d’ailleurs, mais greffé sur la Grande Patrie, greffon jailli de cultures et d’aspirations métissées, missionnaire dont la vocation m’incline à évangéliser les « Macédoniens », clarétien de celui qui fut archevêque de Santiago de Cuba, je fais cette déclaration en ce vingt et quelques de février 1999, avec l’espoir que ce millénaire, « éblouissant et cruel » s’achève à moindre mal, tandis que la postmodernité vogue à la dérive et que l’on veut proclamer l’utopie « épuisée ».

Je viens du Brésil, qui est aussi latino-américain, du fleuve Araguaia, frontière baignée de lune et d’oiseaux mais aussi des luttes de la grande Amazonie. Je viens du Sanctuaire des martyrs de la Caminhada, où se conserve vivante la « dangereuse mémoire » de tout le sang versé pour la grande cause de la libération et où, sans doute aucun, sont présents dans une fraternité œcuménique les jeunes cubains Frank Pais et Antonio Echeberría.

J’ai dit « Déclaration d’amour », non pas de haine, ni de mépris, ni d’indifférence, parce qu’il s’agit d’une révolution qui nous appartient pour aimer, échanger, transformer, il s’agit de cette Grande Patrie qu’est notre Amérique.

C’est une déclaration à cœur ouvert et à voix haute pour qu’en soient informées les vagues qui vont et viennent à travers la mer des Caraïbes, le silence attentif des Andes et les vitrages glacés de Wall Street. Mais sous forme de parabole pour qu’on n’aille pas y mettre plus qu’elle ne dit et pour qu’elle touche dans leur cœur et dans leur espérance ceux qui fraternellement voudront la comprendre.

Acculée et accusée, la révolution doit se poursuivre, mais sous une forme totale. Elle doit savoir qu’un échec peut être momentané, un moment du grand échec pascal qui se termine dans le triomphe de la Vie.

Les adjectifs, parfois, sont substantivement qualificatifs, c’est pourquoi j’ai dit révolution « totale ». Les révolutions, c’est bien connu, peuvent être partielles, partiales, voire momentanées. En langage chrétien nous disons - et nous croyons - que le Royaume de Dieu, qui est la Révolution selon Dieu lui même, » est « déjà là, mais pas encore accompli ». C’est totale qu’elle doit être, en outre, parce que la bonne révolution dont nous rêvons et que l’on veut pour notre Cuba aimée et pour notre Amérique et pour le monde, c’est la révolution des âmes, la révolution dans les relations, la révolution dans les structures. Mais ce qui s’appelle une révolution, parce que des réformes dans le style de celles des démocraties formelles, nous en sommes plus que lassés. Ce que nous voulons c’est « la dignité pleine et entière de l’homme (et de la femme) » selon la parole de « l’apôtre » Martí ; cette « expérience intégrale » qu’il souhaitait pour sa patrie et « sans que son triomphe ne mette en danger la liberté », selon son avertissement et que, lui - vivant dans le marbre de l’histoire et dans une gloire méritée - souhaite maintenant pour « cette patrie qu’est l’humanité » et pour toute cette « Amérique dont nous sommes les fils et les filles ».

Tout le discours sur la société que peut clamer et vivre cette terre humaine de la famille de Dieu se réduit à conjuguer dialectiquement ces deux aspirations majeures de nos vies et de nos peuples : la Liberté et la Justice, - rien ou presque ! - Conjuguer conjointement, comme le chantait le poète péruvien, « la justice et les roses » ; ajoutons-y le vent, le Vent...

Selon la foi de ceux qui, hommes et femmes, suivent la voie de Jésus, toute réalisation personnelle et toute construction de l’histoire consiste à savoir conjuguer, dans la dialectique de l’Évangile, le monde, le Royaume, l’Église. (Cette Église qui est mystère et mission mais aussi une histoire de saintetés, d’infidélités, de pouvoirs et d’aveuglements.) Le Royaume - on le sait - et combien mieux encore, ne devrait-on pas le savoir ! - c’est le rêve de Dieu, la passion de Jésus (selon l’Évangile), « le destin de l’humanité » (selon le théologien d’Afrique du Sud) et « l’absolu appartient au seul Royaume, tout le reste est relatif » (selon le pape Paul VI). Et le cours de la vie, de chaque vie, et le cours de l’histoire, avec tous ses méandres, sont la matière première du Royaume, traversée par l’action amoureuse de l’Esprit de Dieu.

Le capitalisme est un péché capital. Le socialisme peut être une vertu cardinale : nous sommes égaux, nous sommes frères et sœurs, la terre est à tous, et comme le répétait Jésus de Nazareth, on ne peut pas servir deux maîtres ; l’autre maître, précisément, c’est le capital. Lorsque le capital est néolibéral, avec son cortège de profit par n’importe quel moyen, de marché total, d’exclusion de l’immense majorité, alors le péché capital devient franchement mortel.

Socialiser, distribuer comme au sein d’une famille, au sein de l’humaine famille de Dieu, unique, endurante et belle. Il n’y aura pas de paix sur la terre, il n’y aura pas de démocratie digne de retrouver ce nom profané s’il n’y a pas une socialisation de la terre des campagnes et du sol des villes, de la santé et de l’éducation, de la communication et de la science. Tu ne peux posséder que si l’autre, aussi, peut posséder ; mais tu ne peux pas thésauriser et laisser ton frère nu. La propriété privée est intrinsèquement inique lorsqu’elle est privative et exclusive. Vous souvenez-vous du geste fameux de la multiplication des pains et des poissons ? Ce ne fut pas un jeu magique mais un acte de partage. Il y a du pain pour le monde, pour l’humanité entière et dans la mer d’innombrables poissons. À l’évidence partager ira à l’encontre du programme du FMI et de la Banque mondiale, et des transnationales et des multimillionnaires, et - qui sait - souvent, peut-être - à l’encontre de notre propre cœur à l’égoïsme postmoderne.

Cuba traverse dans l’angoisse une « période spéciale ». Le monde entier traverse une période très spéciale. Toutes les banques, tous les gouvernements, à grands coups d’ordinateurs, proclament le néolibéralisme. Cuba est une île, entourée par la mer de tous côtés, entourée par la mer du néolibéralisme aussi. Ah Nicaragua, cher Nicaragua ! Mais allons de l’avant, Zapata ! Frères et sœurs de la Grande Patrie : que les flûtes de votre terre mère ne se lassent jamais de faire se lever le vent de l’utopie, que les tambours de la noire révolte ne se lassent jamais de résonner. Pères et Mères de la Grande Patrie : vous, les Juan Diego, Lempira, Las Casas, Tupac Amaru, Zumbi, Marti, Camilo Torres, Che Guevara, Dona Tingó, Romero, Margarida Maria Alves [1]... et comme vous ceux et celles d’avant et après la conquête, en cette toujours féconde Abya Yala [2], vous ne cessez pas de faire don de votre sagesse et de votre chant, de votre lutte et de votre sang, de votre résistance et de votre espérance !

Cuba est une île, et une île est un lieu qui peut tout aussi bien n’avoir aucun contact avec le reste du monde qu’entrer en contact avec le monde entier. « Que le monde s’ouvre à Cuba » réclamait le pape ; « et que Cuba s’ouvre au monde » ; que Cuba s’ouvre à Cuba, que l’Église s’ouvre au peuple, que l’État s’ouvre au peuple, que le peuple s’ouvre au peuple ; que tout s’ouvre au Royaume, expression de la politique libératrice de Dieu...

Il n’est pas question de donner la « perle des Caraïbes » à un puissant, nous n’allons pas non plus l’enfermer dans une coquille. Cubains, Cubaines, frères du monde entier, qui avez si généreusement donné de vous-mêmes pour la santé, l’éducation, la libération, bien au-delà des frontières de la patrie cubaine : continuons à « internationaliser l’amour » - comme le voulait le compagnon nicaraguayen de Santa Clara -, à globaliser la solidarité, à mondialiser l’utopie.

Que faisons-nous, Seigneur, en ce monde néolibéral ? Toi, que fais-tu ? Que l’on voit que tu es toujours le Dieu des pauvres ! Que nous te donnions à voir ainsi ! Que l’Église, les Églises, l’Église de Jésus, témoin œcuménique du Crucifié Ressuscité, soit libre, oui, mais de servir, toujours en cohérence avec le choix de Jésus, et avec la force de sa Pâque. Ni pleureuses ni croisés. Pas de raideur militante, ni d’un côté ni de l’autre. C’est de tout un peuple qu’il s’agit, il devrait s’agir de la même action et de la même espérance. Il ne faut pas faire de la laïcité de l’État le synonyme de l’irréligiosité du peuple, ni confondre l’espace de l’Église avec le pouvoir. Que l’Église de Jésus soit lumière, sel, ferment, comme Lui-même le rêvait, diaconie humble du Royaume, prophétie qui console le peuple et l’accompagne, qui annonce la Bonne nouvelle, qui dénonce la mauvaise nouvelle qu’est toute mort, qui ne souffle pas la mèche, encore fumante, des réussites et des rêves, et qui jamais n’entre dans le jeu du pire ennemi.

Dieu n’« est pas entré dans La Havane » monsieur le journaliste Manolo, parce qu’il n’est jamais sorti de La Havane, comme il n’est jamais sorti de ton cœur qui se déclare athée ni d’autres cœurs plus ou moins athées. Dieu avant, pendant, après. À l’intérieur. Lui, toujours Autre, toujours plus grand. Que personne ne se serve seulement du manuel et que personne ne se serve seulement du catéchisme.

Que tous les Lazares de tous horizons ressentent comment saint Lazare évêque et saint Lazare peuple ne font qu’un. Que l’Église et la société accueillent la santería noire avec le respect dû à une présence autochtone de Dieu, de Dieu sous tous ses noms, par-delà toute prévention ou quelque manipulation folkloriste que ce soit. Que les leaders ne cessent jamais d’être des compagnons (« nous appartenons tous » au Royaume et à la Révolution).

Que l’on ne fasse pas « sans » ce qui peut être fait « avec », parce que l’Église ne doit pas se substituer à la société, telle une prétendue société parfaite parallèle. En outre, cette substitution, lorsqu’elle est nécessaire, doit être opportune, provisoire, autocritique. Et que la société civile ne fasse pas le jeu de l’apatride marché total au mépris de la mission de l’État, car là où il n’y a pas d’État souverain et participatif il finit par ne pas y avoir non plus de société. Du « fondamentalisme de l’État nous sommes passés au fondamentalisme du marché » a reconnu le boy en chef lui-même du FMI, lui qui après avoir contribué à mettre en pièces l’État au nom de ce nouveau fondamentalisme, proclame maintenant qu’il « faut réinventer l’État ».

La Vierge de la Charité de El Cobre est la Vierge Mambisa, alliée des Noirs en fuite, petite mais grande libératrice, dans cette Sierra Maestra des multiples luttes de libération que Cuba a soutenues et que nous avons tous à soutenir. Compagnons et compagnes de route, notre programme est un programme de libération totale. Que l’homme et la femme soient totalement nouveaux, cher et regretté Che, dans la mesure du possible pour notre argile encore fragile et « sans jamais perdre la tendresse », mon frère. Que nous soyons en harmonie avec les droits de l’homme et qu’il n’y ait ni peine de vie ni peine de mort. Que Cuba tout entière ne soit qu’une jetée ouverte sur la mer et sur le ciel, sans forteresses dressées par la peur ni gros hôtels au luxe insultant (avec, oui, des miradors populaires, des restaurants populaires, et aussi les mouettes du rêve et les enfants du peuple). Que le dollar ne soit ni divin ni indispensable, que ce soit simplement la monnaie d’un pays semblable à tous les autres pays de cette terre humaine. Que Miami soit Miami, rien de plus, ni piste d’envol ni paradis illusoire. Que les balseros [3] naviguent seulement sur les eaux qui vont au coeur de la patrie, de la liberté, de la solidarité. Que le dialogue s’établisse - mais en toute cubanité toujours - entre Granma et Vitral. Que Cuba ne cesse pas d’être ce pays d’une culture historique, point d’ancrage d’un faisceau d’îles, plein de Cubains et de Cubaines (avec des touristes aussi, pourquoi pas ? mais pas des touristes du sexe ni des touristes privilégiés). Que la jeunesse ne se prostitue pas, profanant ainsi sa beauté en fleur et la vigueur de notre futur. Que Cuba ne soit plus jamais un casino made in. Que Cuba en sa maturité sauve son identité guajira [4] latino-américaine et caraïbe.

Nous sommes anti-impérialistes par la volonté de Dieu qui a fait tous les peuples dignes, libres et uniques - collectivement à son image comme chaque être est individuellement à son image. C’est pourquoi nous exigeons, devant Dieu et devant l’histoire, que prenne fin le blocus, crime de lèse-Cuba et de lèse-humanité. Nous sommes anti-impérialistes, et c’est pourquoi nous nous refusons, avec Cuba, de payer la dette extérieure, dont ils sont redevables « eux » et non pas nous qui avons déjà payé plus que notre dû, cette dette qui ne permet pas à nos peuples de faire face aux dettes sociales de la vie et de la dignité.

Alors que je venais à Cuba sur un vol de la Cubana, on nous a distribué, Fidel, la revue de la compagnie « Soleil et son ». J’y lisais un article sur Hemingway avec l’inévitable référence au Vieil homme et la mer. Et, je ne sais par quel mouvement de sympathie ou d’inspiration, je te percevais et je te perçois, Fidel, un peu comme cela, comme le vieil homme et la mer, toi qui portes sur tes épaules les années et les luttes, sur cette mer que sont nos vies, la vie de Cuba à travers le temps, futur du monde. Alors que je venais à Cuba et que je sentais par avance « Soleil et son », quelque chose me revenait en mémoire de ce que je te disais dans cette carte d’anniversaire du 10 décembre 1996 :

« Fidel, parvenus à ce moment de ta vie et de la mienne, et de l’avancée de nos peuples et des Églises les plus engagées dans l’Évangile fait vie et fait histoire, nous pouvons fort bien, toi et moi, être en même temps croyants et athées. Athées du dieu du colonialisme et de l’impérialisme, du capital égolâtre et de l’exclusion et de la faim et de la mort pour l’immense majorité, dans un monde mortellement divisé en deux (où sont l’Est et l’Ouest face à ce Nord et ce Sud ?). Et croyants par ailleurs au Dieu de la vie et de la fraternité universelle, dans un monde humain unique, où la dignité de toutes les personnes et de tous les peuples soit également respectée... C’est avec cette foi - je te le disais et je te le dis - que je serre dans mes bras le peuple de Martí tout entier, avec l’espérance de sa victoire sur ce blocus inique, pour la défense de ses conquêtes sociales et pour la consolidation d’une démocratie sans privilégiés ni exclus, pétrie de pain et d’Esprit, de justice et de liberté ; cette foi en la belle patrie de l’île et en la Grande Patrie de notre Amérique toute entière. »

Et je disais, et j’éprouve le besoin de répéter, à travers cette singulière Déclaration, que j’espérais, avec toute la bonne humeur qu’il se doit, « ne pas trop scandaliser, ni à droite ni à gauche ».

Une Déclaration d’amour à la Révolution totale ne peut s’achever que par une prière... Je prie donc, avec tous les Cubains et toutes les Cubaines la Vierge de la Charité de El Cobre :

Vierge de la Charité,
mine d’amour à El Cobre,
mère de tous les orphelins,
sœur du Peuple des pauvres,
Cuba est à toi et tu es à nous
depuis la Sierra Maestra
et jusqu’aux confins de la mer...
Par ta grâce, Notre-Dame,
Cuba saura être désormais
Patrie, Justice, Autel.

Amen et alléluia, même si c’est encore carême selon la liturgie et dans le monde, car, de toutes façons, c’est vers Pâques que nous allons.


Fidel Castro, commentateur de Jean-Paul II

La Havane, 21 janvier 1999 (Notimex).

Fidel Castro a médité la phrase de Jean-Paul II « globalisons la solidarité » et l’a comparée à « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Karl Marx. Le président cubain a ajouté qu’il pourrait mettre une statue du pape à côté de celle de Marx.

La Havane, 7 février 1999 (El Universal).

Le président de Cuba, Fidel Castro, a fait l’éloge de l’appel lancé par Jean-Paul II à l’Église d’Amérique pour qu’elle opte de façon préférentielle pour les pauvres, dans un document remis lors de sa visite récente à Mexico. Le texte Église en Amérique, qui rassemble les conclusions du Synode des évêques, « fournit des éléments qui aident à former la conscience », a déclaré le président âgé de 72 ans, lors de la conclusion d’un congrès de quelque 5 000 éducateurs de 25 pays.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2302.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) :  CENCOS-IGLESIAS, avril 1999.
 
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[1Juan Diego : jeune Indien auquel la Vierge de la Guadalupe est apparue.
Lempira : ancien chef amérindien qui s’est battu contre les Espagnols.
Tupac Amaru : dernier chef inca à se soulever contre les Espagnols en 1780.
Zumbi : leader de la communauté des esclaves fugitifs (république de Palmares ou quilombo de Palmares).
José Martí : (1853-1895) héros de la guerre d’indépendance de Cuba.
Camilo Torres : prêtre d’origine espagnole qui rejoint la guérilla colombienne et meurt au combat en 1966.
Margarida Maria Alves : une des victimes du massacre de Corumbiara au Brésil (1995) (cf. DIAL D 2006, D 2036, D 2037) (NdT).

[2Mot d’origine Kuna (nord-est du Panama), utilisé pour désigner le continent américain (NdT).

[3Balseros : nom donné aux milliers de Cubains qui ont fui l’île en 1990 sur des embarcations de fortune (NdT).

[4Guajira : chanson paysanne sentimentale au rythme lent qui symbolise un certain trait du caractère cubain (NdT).

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