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DIAL 2304

BRÉSIL - Peut-on encore parler de « réforme agraire » ?

Xavier Plassat, Irene León

jeudi 1er juillet 1999, par Dial

Le gouvernement brésilien prend des mesures qui constituent un véritable abandon de toutes perspectives de réforme agraire. Il s’agit de désengager l’État de ses responsabilités en la matière et de valoriser l’initiative privée sans que rien n’indique que les premiers bénéficiaires puissent en être les sans-terre. L’affaiblissement du Mouvement des sans-terre est aussi, sans aucun doute, l’un des objectifs poursuivis. On pourra lire ci-dessous une lettre de Xavier Plassat, permanent de la Commission pastorale de la terre (CPT), un texte de la CPT à propos de la Banque mondiale et l’extrait d’un article d’ALAI.


« Une réforme agraire de marché »

Le Brésil a recommencé à faire la une de vos journaux une fois ou l’autre depuis janvier, quand la tourmente monétaire a fini par emporter l’artificielle monnaie forte que le président Fernando Henrique Cardoso avait si bien su vendre à l’opinion publique, au point d’être, trois mois plus tôt, réélu sans problème pour un nouveau mandat de quatre ans. Le chômage atteint aujourd’hui des sommets historiques (près de 20 % dans le principal État, celui de São Paulo) et, « grâce » à la dépression provoquée par cette crise, les près de 40 % de dévaluation n’ont eu jusqu’à présent qu’un effet réduit sur l’inflation. Résumé autosatisfait des autorités : tout va bien, on vous l’avait dit. C’est dans ce contexte déjà de nouveau euphorique que le gouvernement, aidé par la Banque mondiale et le FMI, est en train de pousser à la trappe la politique de réforme agraire dont il avait pourtant fait, au cours de ces trois dernières années et par la force de la pression sociale, un des points forts de son action et de sa propagande. L’heure est au « Nouveau monde rural » : à partir d’actions attrayantes sur l’agriculture familiale, le développement rural participatif, la décentralisation et la nécessaire responsabilisation des bénéficiaires, l’idée-force est l’abandon de la procédure d’expropriation prévue par la Constitution (outil essentiel pour en finir avec la concentration foncière, le latifundia) au profit d’un système de prêts fonciers pour l’acquisition de terres par les sans-terre, promus en un rien de temps et sans appui particulier au rang enviable d’agriculteurs familiaux émancipés, sous l’œil supposé bienveillant des pouvoirs municipaux et régionaux. L’État fédéral, quant à lui, se bornera à un rôle de supervision. « Réforme agraire de marché » dit-on entre nous, pour résumer. Il s’agit de légitimer le recul des ressources affectées à la réforme agraire. Il s’agit surtout de casser les reins au mouvement social très actif des sans-terre : alors que jusqu’ici, la réforme agraire a constamment été imposée par l’occupation de terres à l’initiative des sans-terre, elle deviendrait désormais, selon le gouvernement, un instrument tranquille du développement local, négocié entre fazendeiros, pouvoirs locaux (c’est-à-dire les mêmes fazendeiros) et sans-terre du coin. On rêve... La situation est extrêmement préoccupante ; elle a déjà et va encore justifier de grandes mobilisations : 20 000 paysans ont campé durant 15 jours devant l’INCRA (organe responsable de la réforme agraire) de Marabá (Pará), début mai. Nous avons eu ici [à Araguaína] deux campements de sans-terre en pleine ville et plusieurs défilés.

Notre Commission pastorale de la terre (CPT) continue à prendre sa part dans tout cela. (...) Nous sommes maintenant établis dans la ville d’Araguaína (seconde ville de l’État du Tocantins après la capitale, créée voici seulement 10 ans). Par l’abondance de fazendas peu exploitées, la qualité des terres, et la situation de misère de la population, cette région est devenue centrale dans la lutte pour la terre. Elle est également zone de transit important entre Nordeste et Amazonie, et fournisseur de main-d’œuvre « esclave » exploitée généralement dans le Pará voisin. Pas toujours cependant : nous venons de réussir un beau petit coup de filet dans une fazenda distante seulement de 80 km où 13 ouvriers agricoles ont été trouvés en situation d’esclavage moderne : non seulement par les conditions pitoyables de travail mais encore par l’interdiction de sortir de la fazenda sous peine de mort, et l’imposition d’un fardeau de dettes impayables, venant en déduction, sans cesse croissante, de la rémunération due, dettes alimentées par un système grossier de surfacturation des quelques marchandises acquises au magasin (unique) de la fazenda. Petit résultat de la campagne que nous menons depuis deux ans avec nos collègues du Pará et du Maranhão. Deux cas ont été également découverts dans le (voisin) sud Pará au cours des 15 derniers mois, avec respectivement 220 et 175 peões tirés d’affaire.

Toujours confrontés à une Église locale molle, tiède, réticente à l’engagement social ou politique, nous continuons à faire la brebis noire qui incommode et casse le tranquille ronron. Nous sortons d’une Semaine sociale Padre Josimo (du nom du jeune prêtre noir assassiné en 1986, dans le Bico ; il était le coordinateur de la CPT) dont le thème (inspiré de la Campagne nationale promue par la Conférence épiscopale durant le Carême 1999) était : Sans terre, sans travail, sans vie... pourquoi ? Semaine de mobilisation, étude, célébrations, romaria (pélerinage populaire centré sur la figure des martyrs de la lutte pour la terre et l’actualité de cette lutte). L’an passé, nous avions fait une autre romaria sur un thème également bienvenu dans le contexte local : Deus nos que felizes ! Dieu veut notre bonheur ! Sous-titre : Terre libérée, éducation, citoyenneté. Ce sont d’importants moments où les communautés, par la force du nombre et par l’action vive de la mémoire, reprennent force et énergie pour continuer à lutter.

Le contexte national est bien difficile. Alors que la violence est chronique dans le Pará voisin, on signale dans le sud du Brésil une sidérante montée de la violence contre les paysans sans-terre. Particulièrement dans le Paraná (capitale : Curitiba), État-vitrine de la modernité brésilienne où Renault vient d’implanter tout récemment une usine ultra-moderne. Le Paraná vit depuis deux mois dans un climat d’état de siège avec un arsenal policier et militaire jamais vu au temps de la dictature, mobilisé au service des fazendeiros dans le but de terroriser les occupants de terres : sont ainsi programmées une quarantaine d’expulsions collectives de paysans, avec incendie des baraques et des cultures, torture des leaders, emprisonnement des rebelles (42 à ce jour).

(...)

Xavier Plassat
30 mai 1999, Araguaína


Réforme agraire, Banque de la terre, Banque mondiale

Le gouvernement brésilien, par l’intermédiaire du ministère extraordinaire de la politique foncière, a signé un accord de partenariat avec la Banque mondiale visant l’acquisition au comptant de terres pour la réforme agraire. Par cette convention, déjà mise en œuvre de manière expérimentale sous le nom de « Billet de la terre », la Banque mondiale s’engage à prêter un milliard de dollars au Brésil dans les quatre années à venir et le gouvernement brésilien s’engage, pour sa part, à apporter une somme équivalente en réals. Cet argent sera distribué aux différents États à travers une ligne de crédit de la Banque nationale pour le développement économique et social qui portera le nom de « Banque de la terre ». Il s’agirait ensuite de « stimuler », dans chaque État, la formation d’associations d’agriculteurs sans-terre qui achèteraient des terres aux grands propriétaires terriens, les agriculteurs s’engageant par la suite à rembourser à la banque les sommes correspondantes. Or toutes les études réalisées indiquent que les agriculteurs ne seront pas en mesure de s’acquitter de ces dettes compte tenu des coûts du programme. Mais à notre avis il y a plus grave : l’achat de terres par l’intermédiaire des programmes « Billet de la terre » et « Banque de la terre » transfère aux grands propriétaires terriens le choix des terres disponibles pour la réforme agraire ainsi que l’établissement de leur valeur. Cette démarche exempte le gouvernement et l’État d’accomplir leur rôle constitutionnel et permet des tractations douteuses de tout genre. Elle devient en effet une prime au système des latifundia, système historiquement mis en place par le moyen de crédits d’impôt ou de faux certificats de propriété et qui n’a cessé d’utiliser la propriété de la terre pour des spéculations financières. Elle permet encore aux grands propriétaires terriens d’utiliser cet argent pour l’achat de nouvelles terres ou pour des investissements en ville, ce qui, en fin de compte, augmente dans tous les cas la concentration des ressources et des richesses au lieu de servir d’instrument pour une meilleure distribution des ressources. (...)

Lettre pétition adressée au Panel d’Inspection de la Banque mondiale
Commission pastorale de la terre (CPT)


Guerre économique

Tandis que le Mouvement des sans-terre a été reconnu par des récompenses internationales significatives pour son projet collectif de développement durable et ses actions réelles de lutte contre la pauvreté, le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso s’est efforcé de le démanteler à travers la mise en œuvre des mécanismes économiques dont le but est de donner des solutions individuelles à certaines situations.

L’application de ces mécanismes correspond à une stratégie comprenant quatre points principaux : substituer à l’expropriation des latifundia la vente de terres facilitée par des prêts peu élevés octroyés par la Banque de la terre, programme conjoint du gouvernement brésilien et de la Banque mondiale ; démanteler l’Institut national de la réforme agraire (INCRA) et transférer la responsabilité aux gouvernements des États ; en finir avec les crédits et les aides de l’État destinés aux pauvres ; initier une nouvelle politique de développement pour les assentiamientos, grâce à laquelle, pour un subside de 1 800 dollars par famille, ces familles sont individuellement responsables des contrats conclus avec les entreprises de topographie, de construction de routes et de maisons.

Bref, le gouvernement désengage l’État de sa responsabilité en matière de réforme agraire et transfère au marché l’avenir des millions de sans-terre du pays.

La possibilité individuelle d’accéder aux crédits de la Banque de la terre est vue comme une stratégie pour diminuer la possibilité d’actions collectives, d’autonomie et de projets communs envisagés par le Mouvement des sans-terre (MST)

Irene León
ALAI, 26 mai 1999


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2304.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : CPT et ALAI, juillet 1999.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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