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DIAL 2899 - Dossier : Situation des Mapuche
CHILI - « Je doute que le mouvement social mapuche cesse d’être criminalisé », Entretien avec l’avocat Jaime Madariaga de la Barra
Hernán Scandizzo
vendredi 1er décembre 2006, mis en ligne par
Au milieu des années 90, des communautés mapuche [1] originaires du sud du Chili ont entamé un processus de revendication territoriale passant par l’occupation de fundos [2] – principalement aux mains d’entreprises forestières – en vue de leur exploitation agricole. Le gouvernement a sévèrement réprimé cette action en appliquant la Loi antiterroriste de 1984 [3]. Entre 2001 et 2005, Jaime Madariaga de la Barra, avocat pénaliste, a participé à la défense de membres et ex-membres de l’organisation mapuche Coordinadora Arauco Malleco, jugés pour association illicite terroriste, menace terroriste et incendie terroriste. Il a dénoncé la violation de leur droit à un procès équitable devant la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme. Hernán Scandizzo, correspondant de Noticias Aliadas, s’est entretenu avec Madariaga de la Barra dans la ville de Temuco, située au sud du Chili, sur le mouvement social mapuche, la loi et son application. L’entretien a été publié par Noticias Aliadas, le 28 septembre 2006. Il constitue le deuxième pan du diptyque consacrée à la situation des Mapuche.
A l’heure actuelle, dix dirigeants mapuche sont incarcérés, plusieurs autres ont précédemment été jugés. Comment cela s’explique t-il ?
Nous sommes face à la criminalisation d’un conflit social, non seulement par le pouvoir judiciaire qui poursuit les Mapuche, mais également par le gouvernement qui intervient par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur. Autrement dit, la présidence de la République est en conflit avec les membres de la communauté mapuche, qui sont confrontés aux principaux pouvoirs existants dans le pays : le pouvoir politique (ministère de l’intérieur), le pouvoir judiciaire et le pouvoir économique le plus important : celui des entreprises forestières aux mains des hommes les plus riches du Chili.
Comment l’État justifie t-il le recours à la Loi antiterroriste, législation utilisée par la dictature militaire pour poursuivre les dissidents politiques et qui, ces dix dernières années, n’a été appliquée qu’aux dirigeants mapuche ?
Les accusations sont exagérées, c’est évident. Dans ce conflit, aucun décès n’est imputable aux Mapuche, et il n’y a pas eu non plus d’atteintes graves à l’intégrité corporelle ou à la liberté de qui que ce soit. Le concept de terrorisme implique un mépris de la vie humaine et de la liberté des personnes. Il est généralement lié à des crimes dans lesquels la victime n’est pas connue ou lorsque la considération du nombre des victimes n’entre pas en ligne de compte.
Vous avez dénoncé l’application de cette loi qui, selon vous, viole le droit à un procès équitable.
L’application de la Loi antiterroriste implique une violation du droit à un procès équitable essentiellement parce qu’elle permet, d’une part, que le secret de l’instruction soit maintenu pour une durée pouvant aller jusqu’à six mois et qu’elle autorise, d’autre part, des détentions préventives beaucoup plus longues que la normale. En outre, seul le vote à l’unanimité des juges de la Cour d’appel permet de mettre un terme à ces détentions préventives. Le recours aux témoins masqués est sans doute le point le plus grave. 42 témoins anonymes sont intervenus lors du procès pour « association illicite terroriste » contre la Coordinadora Arauco Malleco (octobre 2004). Leur anonymat ne se limite pas au cadre de l’enquête, il est définitif, ce qui leur permet de mentir impunément au cours des débats sans craindre d’être poursuivis pour faux témoignage.
Vous avez également soutenu que les membres des communautés mapuche sont jugés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ont fait.
Les personnes poursuivies sont non seulement discriminées à cause de leur origine mais également en fonction de leur importance au sein de la société mapuche. Les Lonkos [4] sont l’objet d’une persécution particulière en raison de leur rôle de chefs traditionnels dans leurs communautés. Leurs familles en sont également victimes, c’est notamment le cas des fils du Lonko Pascual Pichun Paillaleo : Pascual, qui a demandé l’asile politique en Argentine en décembre 2005, et Rafael, emprisonné pour l’incendie d’un camion forestier.
Au moindre délit, les organes de l’État s’en prennent directement à ces familles sans même mener d’enquête sérieuse au préalable. Cela prouve que ces personnes sont soumises à un droit pénal d’auteur – l’individu est jugé pour ce qu’il est et non pour ses actes –, et que la Doctrine de sécurité nationale et de contrôle social au Chili, héritage de la dictature, est toujours d’actualité.
Je crois qu’une doctrine du droit pénal de l’ennemi a été imposée. Le peuple mapuche qui revendique le respect de ses droits est considéré comme un ennemi de l’ordre social chilien et, pour être considéré tel, ses droits fondamentaux ne sont pas respectés.
Au départ, les mobilisations mapuche ont été considérées comme des délits de droit commun, leurs actions ont ensuite été jugées dans le cadre de la Loi chilienne de sécurité de l’État puis soumises à la Loi antiterroriste. Quelle différence y a t-il entre ces deux lois ?
La Loi antiterroriste entraîne l’application de peines beaucoup plus lourdes : un délit, quel qu’il soit, peut conduire à la prison à perpétuité et l’aspect politique des faits n’est pas pris en compte (ils sont considérés comme de simples délits). La Loi de sécurité de l’État revêt, elle, un aspect plus politique, les peines sont plus courtes et elle ne prévoit pas l’existence de témoins masqués.
La présidente Michelle Bachelet avait promis de ne pas soumettre les membres des communautés mapuche à la Loi antiterroriste. Elle n’a pas tenu parole : peu après son investiture à la présidence en avril 2005 s’ouvrait un procès contre des Mapuche pour incendie terroriste, le ministère de l’intérieur requérant l’application de ladite loi. Peut-être à l’avenir respectera-t-elle son engagement, cependant, je doute fort que le mouvement social mapuche cesse d’être criminalisé [5].
A l’heure actuelle, le parlement chilien étudie deux projets de modification de la Loi antiterroriste. Quelles sont les possibilités pour que cette loi soit annulée ou modifiée ?
Il n’y a aucune chance qu’elle soit annulée et très peu qu’elle soit modifiée. Il n’existe pas de réel intérêt de la droite et sans doute de la majorité de la coalition gouvernementale, la Concertation démocratique, à ce que les Mapuche soient libérés. D’un point de vue purement administratif, les Lonkos Pichun et Aniceto Norin, détenus depuis 2003, pourraient d’ores-et-déjà jouir de leur liberté : la législation chilienne le permet et n’a besoin d’aucune modification, mais s’agissant de prisonniers politiques, ce droit leur a été refusé.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2899.
– Traduction : Gabrielle Luce-Véronique pour Dial.
– Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 28 septembre 2006.
En cas de reproduction, mentionner l’auteur, la traductrice, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Les Mapuche rejettent l’usage pluriel du mot mapuche, qu’ils considèrent comme un substantif collectif.
[2] Grandes propriétés.
[3] La loi a été adoptée pendant la dictature militaire (1973-1990).
[4] Autorités politiques des communautés.
[5] Le 5 septembre le sénat a rejeté un projet de loi visant à libérer les Mapuche condamnés pour des délits qualifiés de terroristes [note de la rédaction de Noticias Aliadas].