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EL SALVADOR - La dollarisation, deux tremblements de terre, et maintenant la guerre contre le terrorisme

Roberto Cañas

mercredi 16 janvier 2002, mis en ligne par Dial

En Amérique centrale, il n’y a pas d’économie plus étroitement liée à celle des États-Unis que celle d’El Salvador. Le pays va devoir affronter avec la guerre antiterroriste menée par les États-Unis plus de problèmes encore que ceux qu’il a dû affronter au long d’une année qui a été tragique pour les pauvres. Article de Roberto Cañas, paru dans Envío, octobre 2001.


Le 11 septembre, un mardi comme les autres d’une semaine comme les autres, les Salvadoriens ont pris leur petit déjeuner en regardant les images de destruction que transmettait en direct la télévision nationale. L’impact émotionnel a été énorme. L’attaque armée qui a mis un terme à la sécurité et à la tranquillité des États-Unis a du même coup augmenté l’insécurité et les inquiétudes en El Salvador.

Avec une économie dollarisée, 20 vols quotidiens entre El Salvador et plusieurs villes des États-Unis, plus de 2 millions de Salvadoriens qui vivent aux États-Unis et soutiennent régulièrement le pays et sa population grâce aux transfert de fonds, avec une économie fondée sur ces transferts et un appareil de production orienté fondamentalement vers le marché des États-Unis, l’impact de la crise qui s’est ouverte aux États-Unis et dans le monde avec la guerre sera très profond dans notre pays.

Beaucoup de lamentations, peu de réflexion

Les journaux nationaux, qui consacrent les dix premières pages de leur édition, comme dans n’importe quel pays du monde, à l’information nationale et à son analyse, ont pendant plusieurs jours utilisé les vingt premières pages pour couvrir les événements des États-Unis, dans le cadre d’une nouvelle rubrique - “Guerre au terrorisme” - qui primait sur tout le reste. Beaucoup de photos, peu de texte, et aucune réflexion sur les causes profondes, historiques, pouvant expliquer le pourquoi de ces attaques.

Tous, des partis politiques aux collectivités, en passant par les groupements patronaux et les syndicats, ont présenté leurs condoléances à l’ambassadrice des États-Unis en El Salvador, Rose Likins. Les informations diffusées ont fait la part belle aux condamnations et condoléances mais n’apportèrent que peu de réflexions sur le sens d’événements aussi regrettables et sur les possibilités de les éviter à l’avenir.

Rares ont été les prises de position qui abandonnèrent les lamentations pour s’orienter vers une réflexion sérieuse et objective de ce qui s’était passé aux États-Unis et de ce qui se passait dans le monde. La Procuraduria pour la défense des droits humains fut l’une des quelques institutions salvadoriennes à s’être risquée à indiquer sa “préoccupation pour les dangers d’une guerre qui produira des milliers de migrants” et à rappeler “la nécessité, pour les pays les plus puissants, non seulement de traquer le terrorisme, mais aussi et d’abord de s’engager dans une politique de progrès, de paix et de démocratie à l’égard des autres nations, plus pauvres et moins privilégiées.”

La manifestation du 15 septembre

Le gouvernement salvadorien a proclamé trois jours de deuil national et il est allé jusqu’à suspendre les célébrations traditionnelles à l’occasion des fêtes nationales des 14 et 15 septembre. Le Front Farabundo Marti pour la libération nationale (FMLN) [1] avait prévu comme chaque année une manifestation pour célébrer l’indépendance. D’habitude, pendant cette manifestation du FMLN, on crie des consignes et l’on remplit les murs de la ville de graffitis dont les messages sont en général difficilement compréhensibles par la société dans son ensemble.
Cette année un millier de personnes à peine prit part à la manifestation du FMLN.

Parmi elles, il y avait de supposés étudiants qui, entre diverses inscriptions qu’ils apposèrent sur les murs, écrivirent des “Vive Ben Laden”, des “Oussama Ben Laden nous sommes avec toi”, et ils brûlèrent les drapeaux des États-Unis et d’Israël. Ces faits et la participation à la marche du chef de la branche législative du FMLN, Salvador Sanchez Cerén, ainsi que de quatre députés et trois conseillers de la capitale d’appartenance FMLN, ont permis à des politiques et à la presse à scandale d’accuser à grands cris les dirigeants du FMLN, tout le FMLN et toute la gauche salvadorienne de sympathiser avec le terrorisme international.

“Nous condamnons toute forme de terrorisme”

Quelques jours plus tard, on apprit que l’ambassadrice des États-Unis à San Salvador avait adressé une lettre de protestation à Sanchez Cerén à propos du communiqué rendu public par le FMLN ce même 11 septembre. La friction était due à des expressions du communiqué signé par Sanchez Cerén au nom du groupe parlementaire du FMLN. Dans ce texte, par-delà la condamnation des actes terroristes perpétrés aux États-Unis, le FMLN “condamne aussi toute forme de terrorisme, celui qui s’attaque aux populations civiles et favorise des politiques économiques qui frappent l’humanité et la soumettent à la famine.”

Le communiqué disait aussi que “le FMLN, une fois encore, exhorte les États, particulièrement le gouvernement des États-Unis d’Amérique, à résoudre les conflits par la voie politique grâce au dialogue et à la négociation, dans le respect de la souveraineté et de l’indépendance des autres nations, en signe d’une volonté politique qui assure la tranquillité et la stabilité sociale, politique et économique des peuples.”

“Offensif sur le fond et sur la forme”

Ces deux paragraphes furent à l’origine du conflit. L’ambassadrice des États-Unis répondit : “Nous avons tout particulièrement déploré de recevoir un communiqué offensif sur le fond et sur la forme alors même qu’il n’avait pas encore été possible de décompter toutes les victimes de ce crime”. Elle indiquait aussi qu’“il était surprenant et offensant que le groupe ait choisi de comparer ces assassinats de masse à des “politiques économiques” à la nature non précisée. Je regrette également que l’on ait “exhorté” mon pays à négocier et à respecter la souveraineté et l’indépendance d’autres pays, en réponse à ces actes criminels.”

La manifestation du 15, les désordres superflus survenus au cours de la marche, la lettre, la réponse à la lettre, les accusations et les contre-accusations qui s’en suivirent sous l’effet de la véhémence, de l’opportunisme et de la manipulation politique, contribuèrent à la confusion et creusèrent des tensions au sein d’un FMLN déjà sous tension du fait de luttes interminables entre orthodoxes et conservateurs.

“Nous ne pouvons pas admettre qu’ils en viennent à nous gouverner”

Quelques jours plus tard, le discours de Roberto Murray, lors de son élection à la présidence du parti ARENA fut catégorique : “Nous ne pouvons pas admettre que ceux qui brûlent les gerbes de fleurs et brûlent les drapeaux des pays amis en viennent à nous gouverner. Nous ne pouvons pas abandonner le pays entre les mains de ceux qui pensent que le terrorisme est une méthode qu’il faut louer et justifier.”

De toute évidence c’est au FMLN qu’il faisait référence. Comme au Nicaragua, on a fait de l’attaque terroriste contre les États-Unis un instrument électoral.

Les situations grotesques et surréalistes n’ont pas manqué, comme par exemple lorsque, à l’Assemblée législative, les députés du parti gouvernemental, l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA) [2] se sont mis à traiter les députés membres du FMLN de “députés talibans”. Ou encore lorsqu’à Tecoluca, San Vicente, une enseignante de la province a eu l’idée de déguiser un de ses élèves en Oussama Ben Laden et un autre en George Bush à l’occasion d’un défilé civique scolaire.

L’enseignante a eu beau expliquer que le propos était “de juger publiquement Ben Laden en signe de condamnation”, on a considéré, comme l’enseignante était “de gauche”, qu’elle cherchait à exalter Ben Laden. Cette nouvelle “chasse aux terroristes” dans un pays qui n’a pas surmonté les préventions, suspicions et craintes que toute guerre laisse derrière elle, sera un danger latent. Pendant combien de temps ?

Il existe d’autres conséquences préoccupantes. Les aéroports et ports du pays ont été militarisés. Diverses agences nord-américaines circulent librement à travers le pays, parmi lesquelles le FBI et l’Administration fédérale de l’aviation (FAA), qui se charge de superviser directement la sécurité de l’aéroport international de Comalapa. Même la réunion des chefs de la police centraméricaine (San Salvador 23 septembre) s’est déroulée en présence de représentants de l’ambassade des États-Unis.

“Maintenant le serpent mord”

Le tableau s’est encore assombri lorsqu’on a appris qu’un nombre non négligeable de Salvadoriens étaient morts à New York suite à l’attaque terroriste. Alfredo Pocasangre, père d’une salvadorienne qui voyageait dans l’un des avions qui s’écrasèrent contre les Tours a interprété les faits de la manière suivante : “Ma fille voyageait deux ou trois fois par semaine aux États [3], , elle emmenait et ramenait des marchandises. Pourquoi s’est-elle engagée dans ce travail ? Parce qu’ici, en El Salvador, il n’y a pas de futur. Et maintenant ma fille Gloria a été victime des problèmes politiques entre les États-Unis et d’autres pays. Il faut savoir que le serpent mord qui le touche, qui le provoque, et ces problèmes de terrorisme sont la conséquence de provocations. Je considère que le gouvernement des États-Unis a beaucoup provoqué ces pays du Moyen Orient et maintenant le serpent mord, maintenant nous en avons les résultats.”

Le panorama s’est encore assombri lorsque le 27 septembre on a annoncé que le FBI avait arrêté un Salvadorien directement lié aux attentats de Washington. Luis Martinez Flores est accusé d’avoir aidé ceux qui ont contribué à faire exploser l’avion contre le Pentagone à obtenir des papiers d’identité. On sait très peu de choses sur la situation de ce Salvadorien, on ignore la façon dont il a été traité lors de son arrestation et à quel type de jugement il devra faire face. Bien que les autorités salvadoriennes aient déclaré que la Chancellerie lui garantira le respect de la protection légale à laquelle il a droit, le gouvernement d’El Salvador n’est pas intervenu davantage sur son cas et il ne pourra sûrement pas plus le faire dans son procès.

Envois d’argent, usines de montage, tourisme

Le gouvernement a reconnu que le flux des transferts de fonds aux familles va subir une diminution. En effet, il faut prendre en compte le fait que les Salvadoriens et les Salvadoriennes qui travaillent aux États-Unis comme personnel de service dans les hôtels et restaurants sont nombreux et que le secteur du tourisme s’avère être dans le Nord l’un des plus affectés par l’attaque terroriste. La diminution de ces envois survient à un moment où ils venaient de réaliser une augmentation. Pour l’année 2000 ils s’élevaient à 1 750 millions de dollars (13,2 % du PIB) et entre janvier-juin 2001 ils ont atteint 921 millions de dollars soit une augmentation de 12,7 % par rapport à la même période en 2000, ce qui s’explique par la solidarité des Salvadoriens qui vivent aux États-Unis avec leurs familles d’El Salvador suite aux tremblements de terre de janvier et février.

On peut supposer que les exportations d’El Salvador vont subir elles aussi un recul. Les États-Unis sont le principal partenaire commercial d’El Salvador et c’est vers le Nord que sont envoyées 60% des exportations nationales. La crispation qui se faisait sentir déjà dans l’économie des États-Unis avant le 11 septembre commençait à se répercuter sur l’économie d’El Salvador : les commandes des États-Unis aux usines de montage d’El Salvador avaient diminué et ces usines avaient dû licencier plus de deux mille ouvrières pendant les derniers mois.

Les recettes issues du tourisme chuteront aussi d’environ 20 % (54 millions de dollars) selon les calculs de la Corporation salvadorienne du tourisme. Au cours de l’année 2000, El Salvador a reçu quelque 800 000 visiteurs qui ont laissé dans le pays 270 millions de dollars.

Victimes de la dollarisation et des tremblements de terre

Toutes ces crises ne tombent pas en terrain neutre. L’année 2001 n’a pas été, pour El Salvador, une année quelconque. Deux tremblements de terre, l’un économique - la dollarisation de la monnaie - l’autre géologique et social, ont épuisé notre pays. La dollarisation a été vendue au peuple comme la solution quasi magique qui allait tirer l’économie de sa torpeur. En réalité elle a contribué à diminuer la capacité du gouvernement à mener une politique économique ; celle-ci s’est vue confinée au domaine fiscal et à une promesse de réduction des intérêts bancaires. Ainsi l’amélioration économique que la dollarisation aurait dû produire s’est trouvée réduite à des discours usés émaillés de belles paroles.

Alors même que El Salvador se dollarisait les tremblements de terre du 13 janvier et du 13 février ont secoué le territoire et la vie du pays tout entier. Les dégâts qu’ils ont laissé derrière eux sont impressionnants. Les chiffres officiels firent état de 1 159 morts et 8 122 blessés. Plus d’un million et demi de personnes - soit 25 % de la population - ont subi des dommages, perdant presque tous leurs biens.

Crise sur crise

La conséquence des deux tremblements de terre fut une altération sensible de la carte socioéconomique et géographique d’El Salvador. Il y a aujourd’hui plus de 225 000 nouveaux pauvres, près de 164 000 habitations détruites, 41 400 micro-entreprises et petites entreprises ont disparu et plus de mille établissements d’éducation et de santé ont été détruits ou sévèrement endommagés. On a estimé à plus de 1 600 millions de dollars les pertes économiques. Les deux tremblements de terre dévastateurs ont provoqué des pertes équivalentes à la croissance des quatre dernières années cumulées en El Salvador.

Le scénario s’aggrave encore si l’on prend en compte, outre toutes ces destructions, le fait que les prix internationaux du café ont chuté - ils sont au plus bas niveau des 26 dernières années : 46,75 dollars au quintal -, ce qui a notablement augmenté le chômage dans les campagnes. Des journaliers ont été congédiés en grand nombre par les propriétaires des haciendas ; les revenus des familles de paysans ont ainsi sévèrement diminué et la pauvreté rurale, déjà grave, a augmenté.

Les dommages provoqués par les tremblements de terre, la chute de la demande sur le marché intérieur et la diminution des exportations seraient à l’origine, au cours du deuxième trimestre de l’année, avant le 11 septembre, d’un taux de croissance économique de seulement 1,5 % - pourcentage le plus bas des trois dernières années - en El Salvador.

En réalité le taux annuel moyen de croissance de l’économie salvadorienne a été inférieur à 3 % pendant les cinq dernières années (2 % en 2000) et si on le compare au taux de croissance démographique, qui est de 2,1 % pour la même période, il est facile d’en déduire que les possibilités de faire face à la pauvreté et d’avancer vers un meilleur niveau de développement humain sont très limitées.

Les autres problèmes sont enterrés

L’amplitude de ce qui s’est produit le 11 septembre a conduit à enterrer ou écarter temporairement du programme national et régional ces problèmes ainsi que d’autres tout aussi importants, et ce n’est pas sans danger. Au moment de l’attaque quelque 400 000 personnes souffraient de la faim en Amérique centrale par suite d’une sécheresse qui leur a fait perdre la moitié ou la totalité de leurs aliments de base, le maïs et les haricots. La communauté internationale s’en préoccupait. Qui s’en souvient aujourd’hui ?

Le problème fondamental qu’est la terrible inégalité dans la distribution de la richesse gît oublié sous les décombres des tours - comme sous d’autres désastres. El Salvador est un des pays du monde où règne la plus grande injustice. Nous savons, nous devrions savoir, que l’injustice est le bouillon de culture où se développent toutes les formes de violence. Y compris la violence terroriste.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2526.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) :Envío, octobre 2001.

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[1Le FMLN est l’ancien mouvement de guérilla qui s’est reconverti en mouvement politique en 1982. Il contrôle le Parlement depuis les élections de 13 mars 2000 (NdT).

[2Parti (droite) de l’actuel président Francisco Flores (NdT).

[3Unis.

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