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DIAL 3212
VENEZUELA - Rencontre internationale sur la spiritualité de la libération à la lumière de la théologie de la libération, Caracas, 17-19 août 2012
Yves Carrier
vendredi 5 octobre 2012, mis en ligne par
Yves Carrier, dont nous avions signalé la publication des deux derniers livres [1] s’est rendu à la rencontre internationale sur la spiritualité de la libération qui a eu lieu du 17 au 19 août à Caracas dans le contexte de la campagne électorale en cours. Le texte qui suit, dont il a bien voulu nous confier la publication, se fait l’écho des échanges qui ont eu lieu à cette occasion.
Le processus révolutionnaire en cours au Venezuela est confronté à de fortes résistances, y compris de la part des Églises officielles et des grandes universités, qui utilisent tous les discours pour discréditer le gouvernement Chávez et surtout, la révolution bolivarienne. Les Églises conservatrices utilisent et récupèrent le discours religieux pour affirmer que le gouvernement du Venezuela brime les libertés du peuple. Une telle instrumentalisation du discours religieux a donné l’idée à certains pasteurs et prêtres catholiques qui ont choisi de s’identifier au processus révolutionnaire, d’implanter la théologie de la libération au Venezuela et de convoquer une rencontre internationale sur la spiritualité de la libération parce que la théologie de la libération réalise une autocritique de la religion. Voici quelques fragments des conférences qui y ont été tenues.
Cette rencontre signifie un effort qui n’a jamais été réalisé au Venezuela. Nous reprenons le dialogue entre les différentes spiritualités présentes sur notre continent, amérindiennes, afro-américaines et européennes, pour construire un véritable macro-œcuménisme qui inclut la Terre mère, la Pacha mama, en qui nous nous reconnaissons dans notre diversité culturelle et qui est une force libératrice et une aspiration à une vie digne pour tous. C’est l’heure de lutter pour la survie de l’humanité. La spiritualité de la libération, c’est aussi l’engagement coresponsable de construire un nouveau mode de vie axé sur le Buen vivir. Cette spiritualité s’enracine dans l’option pour les pauvres. Les objectifs de notre lutte sont définis par nos peuples, à partir de la base. Le Buen vivir représente une sortie du capitalisme. La spiritualité de la libération constitue une réconciliation entre l’être et le paraître. Nous, latino-américains, devons nous identifier avec notre diversité, afin qu’elle soit pour nous une source de fierté et non de division. Les gouvernements, les systèmes économiques, les Églises, sont tous confrontés à ce choix : dans quel type de civilisation voulons-nous vivre ?
Révolution bolivarienne et théologie de la libération
Le bolivarianisme est un nouveau type de socialisme qui naît pour le monde entier, à partir du rêve de Simón Bolívar, à l’heure de la crise structurelle du capitalisme. En Amérique latine où se vit depuis une vingtaine d’années une renaissance des identités autochtones et des gouvernements désirant assumer un développement qui prend en main le développement social de ses populations, le socialisme renaît sous une forme différente. La théologie de la libération, héritage de nos luttes d’émancipation des quarante dernières années, est loin d’être morte et elle constitue une source importante d’inspiration pour le bolivarianisme.
À l’inverse, ce nouveau socialisme qui tient compte des identités culturelles respectives de chaque nation, de cette diversité et de cette richesse de traditions, adresse ses propres questions aux différentes Églises et à la théologie de la libération elle-même. À travers l’histoire, les Églises instituées, davantage gardiennes du statu quo que sources de progrès social, furent toutes opposées aux révolutions. Au contraire, la théologie de la libération est une pratique d’hommes et de femmes engagés avec les plus pauvres et elle se construit en lien avec la pratique de libération. La théologie de la libération rompt le schéma du pouvoir de la hiérarchie catholique en construisant l’Église à partie de la base.
À 22 ans, le jeune Simón Bolívar, accompagné de son professeur particulier, Simón Rodríguez, voyagea à Rome où il fit la promesse de demeurer fidèle aux plus pauvres, à l’indépendance de l’Amérique latine et au Dieu de son père. Pour demeurer fidèle à la promesse de libérer son peuple, Bolívar renonça à sa fortune personnelle et à une carrière paisible à laquelle son rang social lui donnait droit. Le rêve de Simón Bolívar se perpétue à travers notre engagement. Cet homme fut un grand rêveur et un grand penseur, dédié à défendre les droits et la liberté. Il entame un processus de rénovation universelle pour les peuples soumis au colonialisme. Né dans une famille de grands propriétaires, il affranchit ses esclaves et il est presque assassiné pour avoir voulu abolir l’esclavage. Le rêve de Bolívar, c’est aussi une transformation interne des sujets qui font cette révolution.
Avoir une vision claire de l’idéal que l’on poursuit, et de la foi qui nous nourrit, est une aide précieuse à la pratique révolutionnaire du peuple. C’est pourquoi cette foi devra s’être libérée des préjugés racistes et d’un esprit de domination de l’homme sur la femme, ou des lettrés sur la masse, pour être vraiment porteuse d’un germe de libération. L’esprit révolutionnaire exige un grand amour à la patrie, aux hommes et aux femmes qui la construisent. Le travail écologique, la formation des hommes et des femmes, un travail ponctuel mais permanent, voici des exemples qui construisent le bien commun dans un esprit de concorde.
Simón Bolívar était un visionnaire en avance sur son temps. Il décède à 47 ans, désillusionné de n’avoir pas mené à terme son projet de Grande patrie latino-américaine. Il dit de lui-même : « J’ai labouré la mer et j’ai ensemencé les nuages. » Signifiant par là que ses idées politiques et humanistes n’ont pas été comprises et acceptées par les différents peuples qu’il est parvenu à libérer de l’emprise espagnole. Aujourd’hui, notre interprétation de l’idéal de Simón Bolívar mène à la praxis politique. Bolívar ouvre la théologie de la libération au monde concret où elle doit apprendre à s’incarner davantage sous une pluralité de formes correspondantes à chaque contexte. C’est le thème de la transformation de l’histoire. Comment récupérer maintenant la mémoire de Simón Bolívar pour nous aider à transformer l’histoire ? Nous devons apprendre à être efficaces à l’intérieur de ce processus qui consiste à construire une société nouvelle.
Le bolivarianisme appuie une théologie qui libère. La source des mouvements de libération est en Jésus-Christ, dans son interprétation historique et libératrice parce que sa spiritualité, bien comprise, nous humanise. Elle ne représente pas une aliénation et une fuite de nos responsabilités historiques. Au contraire, elle est une exigence éthique de rénovation intérieure et de construction d’un monde nouveau. Trois images sont ici présentes, Chávez, Bolívar et le Christ. Chávez représente le bâtisseur de la société nouvelle. Il s’appuie sur le Libérateur, Simón Bolívar, penseur et guerrier, qui est le gardien moral de l’indépendance, qui donne une vision politique de l’Amérique latine libérée des chaînes des grands empires et s’il faut se battre pour défendre la souveraineté nationale du Venezuela, nous le ferons. Bolívar permet à Chávez de s’inscrire dans l’histoire de l’Amérique latine à la suite des plus grands. Il relativise aussi le danger de personnification de la révolution comme étant le projet d’un seul homme qui ne lui survivra pas.
Le Christ vient transfigurer les deux personnages précédents, permettant de relativiser l’importance de chacun au regard de l’éternité et apportant un support moral à cette révolution. Chávez et Bolívar croient en Jésus-Christ mais pas en une Église impériale, étrangère à l’histoire de l’humanité. Le Christ étant le modèle parfait de l’être humain réalisé, il indique un chemin toujours perfectible pour les individus et les sociétés. Il atténue les rivalités internes, empêche le projet de se satisfaire en lui-même et de se croire réalisé. Il projette la révolution vers l’avant en y investissant les convictions les plus profondes, le meilleur de chacun, plus qu’aucune loi ou système ne pourrait le faire par la contrainte. Le Christ représente l’amour et le don de soi nécessaires à la réalisation de cette révolution. C’est pourquoi, il faut construire le socialisme à partir de la lumière du Christ. (Ce qui fournit une mystique au projet révolutionnaire.)
Les histoires dans la Bible possèdent un contenu hautement subversif pouvant inspirer les processus de changement. Le socialisme et le christianisme ont lutté pour défendre la vie. Il faut transcender les barrières économiques qui empêchent l’émancipation des peuples. Comment apporter des justifications théologiques à ma praxis politique ? Il faut avoir une posture économique qui soit cohérente avec le reste, notre vision politique et éthique de la réalité. Pour la théologie, tout est une question d’interprétation des différents textes bibliques. Sous une forme allégorique, nous sont présentés des récits de domination, de révolte et de libération, en lien avec un Esprit qui accompagne les humbles à travers l’histoire pour les redresser et leur redonner courage aux heures d’affliction. La théologie de la libération, avec toutes ses déclinaisons féministes, amérindiennes, afro-américaines, écologistes, etc., donne un souffle nouveau au socialisme en le redynamisant. Et la critique de l’athéisme envers la religion est aussi bénéfique pour la théologie de la libération qui demeure consciente des éventuelles aliénations religieuses. C’est pourquoi, elle est à même de les démasquer jusque dans les idolâtries du marché qui font de l’économie capitaliste un nouveau dieu en sacralisant ce qui ne devrait jamais l’être.
Comment devons-nous lire les événements sociopolitiques, les signes des temps, de façon théologique ? Nous sommes un peuple, c’est aussi cela que la Bible nous enseigne. Nous devons donc avoir une perspective collective de l’histoire et non simplement individuelle. La dernière parole n’a pas encore été dite. La lutte des classes ne fut pas créée par Karl Marx et il n’existe aucune institution qui soit entièrement neutre au regard de celle-ci. Il n’existe pas d’Églises neutres parce que la lutte des classes les traverse de part en part. Mais le besoin de croire est un besoin vital anthropologique qui affecte l’existence de chacun. L’être humain a besoin de croire en quelque chose. C’est de là que l’Église tire sa force, mais elle détourne le projet libérateur du Christ lorsqu’elle l’utilise pour maintenir sa puissance au prix d’alliances inavouables. La division passe à l’intérieur des Églises, entre celles et ceux qui veulent changer le monde et celles et ceux qui mettent leur croyance dans le service du temple.
Dimension politique de la foi
La tentation des chrétiens, c’est de ne pas se mêler de politique et de mener une vie tranquille. Il existe cependant des limites à ne pas franchir pour ne pas réduire le Christ à la politique ou de se conformer dans la vie actuelle en attendant la vie éternelle. Les athées sont souvent plus actifs auprès des pauvres que la plupart des chrétiens. D’autres encore adorent Dieu mais refusent l’engagement social et politique. La politique doit être comprise comme recherche du bien commun. Je pense qu’il faut évangéliser la politique. Aujourd’hui, la mission urgente d’un laïc catholique est d’évangéliser. De l’autre côté, il faut politiser l’Évangile. Bien sûr, nous ne devons pas réduire le Christ à une figure de revendication, mais comment évangéliser le peuple avec un Évangile qui est un opium du peuple ? Nous devons chercher la construction de la civilisation de l’amour. L’amour doit être tangible et concret comme l’est l’amour d’une mère pour son enfant. L’amour de Dieu est toujours concret et pour cela, politique. Aimer son frère de manière concrète est une décision politique. Si politique que des martyrs sont morts par amour pour leurs frères. Dans les Actes des apôtres, dans la première communauté, les gens vendaient tout et mettaient leurs biens en commun. Il serait naturel que la politique s’inspire de la foi. La périchorèse, vient du verbe aimer. Cela signifie faire de la place pour que l’autre existe. C’est aussi pour cela qu’il faut accepter la différence. La politique a à voir avec la recherche de l’unité dans la diversité. Il faut apprendre à maintenir la communion dans la diversité.
La pauvreté suppose différentes formes de pauvreté, la présence d’un manque d’amour. L’éthique du système est excluant pour les moins compétitifs. Les pauvres sont le symptôme du disfonctionnement du système. Le Buen vivir, c’est de vivre bien pour le peuple. C’est la recherche de l’harmonie parfaite entre les êtres humains et l’environnement. Pour ce faire, chaque peuple doit être libre de déterminer son chemin et non pas se le voir imposer par les orientations stratégiques des multinationales et des empires commerciaux. La révolution réalisée comme acte d’amour est une bénédiction.
Éthique libératrice
Cette révolution a besoin d’un modèle de référence de valeurs éthiques correspondantes. Nous devons promouvoir l’accession à une conscience critique qui fait la promotion d’une éthique et d’une morale libératrice, ainsi que la défense des droits humains. Pour cela, nous devons avoir une éducation libératrice. L’Évangile représente une source d’éducation humaniste et libératrice. La valeur suprême c’est la vie, l’être au lieu de l’avoir. Il faut que notre politique exprime les valeurs du peuple et rompe le silence devant ce qui est contraire à l’éthique.
Jésus aimait faire la fête et partager son repas avec les gens. L’Église se trouve où sont les communautés ecclésiales de base. Avant, il y avait l’évangile de l’empire et du pouvoir qui n’est pas l’Évangile de Dieu. Jésus avait une mémoire historique et chaque peuple possède la mémoire qui correspond à son histoire. Sans la foi, rien n’est possible. J’ai besoin de croire qu’il est possible de vaincre l’impérialisme. C’est la seule façon d’avancer sur ce chemin. Le projet de Jésus est prophétique et radical. Ce n’est pas le projet sacerdotal ou monarchiste. Dieu ne veut pas des sacrifices, il veut la vie. Le capitalisme nous dit qu’il n’y a pas assez de biens pour tous. Pour le Christ, il y a assez de richesses pour satisfaire nos besoins fondamentaux. Le Christ redéfinit le pouvoir tel que le conçoivent les apôtres. Pour lui, le pouvoir c’est servir.
Moyens de communication au service du peuple
Pour réaliser cette révolution, nous avons besoin de diffuser un message libérateur face au message manipulateur y destructeur des moyens de communication de masse. Les radios religieuses sont pour la plupart de puissants moyens d’aliénation. Elles s’appuient sur la Bible en diffusant quatre types de théologies :
– 1.- Une théologie patriarcale et machiste
Avant d’être un père, Dieu est une mère et la foi est transmise et enseignée par les femmes en grande majorité. Yahvé est le Dieu des armées. C’est un Dieu guerrier.
– 2.- Une théologie sacrificielle
Jésus n’est pas un religieux, c’est un laïc. Il n’exerce pas son ministère dans le temple en faisant des offrandes à Dieu.
– 3.- Une théologie des miracles
« Dieu te donne des miracles en échange de tes prières. »
– 4.- Une théologie de la prospérité
« Jésus fut rejeté par Dieu puisqu’il n’avait même pas d’endroit où dormir. »
Un autre monde ne sera pas possible tant que nous ne transformerons pas l’image de ce Dieu. La parole de Dieu ne s’épuise pas, ni dans la Bible ni dans aucun livre au monde. Il demeure vivant. Jésus n’est pas impartial devant l’injustice. Il prend parti pour les pauvres et les opprimés. Il faut démasquer le mensonge du terrorisme médiatique. Le péché de manque d’honnêteté face à la réalité affecte la hiérarchie de nos Églises.
Propos rapportés par Yves Carrier, coordonnateur du Carrefour d’animation et de participation à un monde ouvert (CAPMO).
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3212.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Lettre du Brésil : l’évolution de la perspective missionnaire : relecture de l’expérience de Mgr Gérard Cambron, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant / ARCA, 2008 ; Mgr Oscar A. Romero : histoire d’un peuple, destinée d’un homme, Paris, Cerf, 2010.